Bérulle et Malebranche.
- Introduction. Les ressemblances et les différences [3]
- Première partie. BÉRULLE. [9]
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- I. Le théocentrisme. [9]
II. L’incarnation. [11]
- III. L’adhérence. [14]
- IV. Les états. [17]
- V. La direction des âmes. [19]
- VI. La jointure de l’humain et du divin. [21]
- Deuxième partie. MALEBRANCHE. [24]
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- I. Le métaphysicien de l’oratoire. [24]
II. Intellectualisme et mysticisme. [26]
- III. L’union de l’âme et du corps. [29]
- IV. L’idée de Dieu et la présence de Dieu. [32]
- V. Vision en Dieu. [35]
- VI. La toute-puissance de dieu et les causes occasionnelles. [37]
- VII. Philosophie et théologie. [39]
- VIII. La spiritualité de Malebranche. [42]
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Les ressemblances et les différences
Malebranche est un père de l’Oratoire. Et l’Oratoire a été fondé par le cardinal de Bérulle. Le choix que Malebranche a fait de cette congrégation pour y vivre, l’atmosphère qu’il y a respirée, laissent supposer qu’il y avait une sorte d’accord entre la spiritualité bérullienne et ses exigences intérieures les plus profondes. Pourtant ce rapprochement n’est qu’une vraisemblance : il ne s’impose pas aussitôt à la pensée ; il pourrait s’agir d’une rencontre que les événements suffiraient à expliquer. Car Bérulle est un théologien et Malebranche un philosophe : leur langage est tout différent ; il ne semble pas que leur réflexion s’applique au même objet ; ils ne se servent pas des mêmes voies de démonstration ; ils ne cherchent pas à persuader par les mêmes moyens. L’œuvre de Malebranche est un bourgeon du cartésianisme, celle de Bérulle est une mise en pratique de la vie du Christ. Bérulle est un pur théologien, mais un théologien pour qui le dogme pénètre notre âme et la change, c’est-à-dire un spirituel au sens traditionnel que l’on donne à ce mot, tandis que Malebranche est un vrai philosophe et même un philosophe pour qui l’intelligence est adéquate au réel, c’est-à-dire qu’il appartient au type de l’intellectuel, pour qui c’est la philosophie elle-même qui se change en spiritualité.
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Toutefois, ces oppositions ne sont pas aussi radicales qu’il le semble. Car la spiritualité de Bérulle est une sorte de prise de possession de la signification de l’homme et du monde à travers l’histoire de leurs relations avec Dieu : or, une telle histoire assure à l’homme et au monde une intelligibilité qui l’emporte infiniment sur celle que nous pourrions lui donner si nous étions réduits aux seules forces de notre entendement. Et si Malebranche ne fait appel qu’à la raison cartésienne, cette raison elle-même, c’est le Verbe, qui nous parle au fond même de notre conscience où il nous enseigne la même vérité que la Révélation et que l’Ecriture. Enfin, on ne peut s’empêcher de noter que Malebranche est nourri de saint Augustin autant que de Descartes et que Bérulle à son tour est considéré par Baillet comme celui qui après Dieu a exercé la plus grande influence sur l’esprit de Descartes. (Baillet, Vie de Descartes, p. 163.)
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Mais Bérulle a peu de lecteurs, au moins parmi les philosophes. Ses œuvres sont d’un accès difficile. Il arrive qu’il nous rebute, tant par une sorte de hauteur extrême vers laquelle il nous pousse toujours et que nous pouvons désespérer d’atteindre que par une certaine éloquence laborieuse, et même rugueuse, qui cache les mouvements de l’âme les plus intimes et les plus secrets, mais souvent les arrête, au lieu de les produire. Son génie n’éclate pas toujours, mais quand il éclate, il dépasse tout, dit Brémond, qui l’admire plus que personne et voit en lui l’initiateur de cette Ecole Française de spiritualité dont les représentants les plus célèbres sont peut-être Bossuet et saint Vincent de Paul.
Bérulle, après avoir introduit en France, en 1604, les carmélites réformées de Sainte Thérèse, fonde en 1611 une congrégation de simples prêtres qu’il consacre à l’oraison. Et il y a sans doute une parenté entre la spiritualité de l’Oratoire et celle du Carmel. Mais dans l’Oratoire, l’intention de Bérulle est de rappeler le clergé à la perfection de l’état sacerdotal. La plus exquise partie de l’Eglise, c’est l’état religieux qui se régit tout entier par autorité divine : cependant s’il y a une vertu propre [5] aux différents ordres, comme la pauvreté aux Capucins, la solitude aux Chartreux, l’obéissance aux Jésuites, c’est la piété qui sera la vertu propre à l’Oratoire.
On peut dire que l’Oratoire a été fondé en vue de l’adoration des deux plus grands mystères de la religion chrétienne qui sont la Trinité ou la société que Dieu forme avec soi et l’Incarnation, qui est la société que Dieu forme avec l’homme. Mais cela ne suffit pas, il faut dire qu’il nous enseigne à aimer et à honorer singulièrement Jésus-Christ, à nous mettre entre les mains de Jésus-Christ comme les organes de son esprit et les instruments de sa grâce. C’est Jésus-Christ l’instituteur de l’Oratoire, comme il est l’instituteur de la prêtrise. Et l’Oratoire est la congrégation des prêtres de Jésus, qui font profession de vivre dans l’esprit et dans les devoirs de la prêtrise.
Or la fonction essentielle du sacerdoce, c’est de disposer de l’Eucharistie qui est indivisiblement un don de Dieu à l’homme et un don de l’homme à Dieu. C’est ce double rapport de l’homme avec Dieu qui est l’objet unique de la méditation de Bérulle : et l’on peut dire à la fois que toutes ses pensées s’y ramènent et que nulle préoccupation n’est capable de l’en distraire. C’était, selon Brémond, un homme doux et volontaire, mais dont le regard était toujours tourné vers le point d’attache de l’âme avec Dieu. Il ne vivait que de la présence de l’âme à Dieu, qui est la présence de l’âme à elle-même. Mais elle ne se réalisait que par le moyen de l’Incarnation.
Or la même inspiration se retrouve dans le cartésianisme de Malebranche. Déjà la création continuée chez Descartes suggérait un contact impossible à rompre entre l’essence même de l’âme et l’acte par lequel Dieu l’appelait à être. Et l’on n’oubliera pas le texte si chargé de sens que l’on rencontre dans ses notes de jeunesse : Tria mirabilia fecit Dominus, res ex nihilo, liberum arbitrium et hominem Deum. Enfin la plus grande originalité de Malebranche, c’est d’avoir réalisé l’identification de la raison cartésienne et du Verbe de Dieu. L’âme a été créée particeps rationis. Mais le propre de la raison, c’est de m’apprendre que le monde de la nature est subordonné au monde de la grâce et l’économie de la création à l’économie de la rédemption, c’est de gouverner à la fois les deux ordres, qui sont l’ordre des grandeurs et [6] l’ordre des perfections ; c’est de dicter indivisiblement sa loi à l’intelligence et à l’amour. Il y a plus : on pourrait dire qu’il y a un accord profond entre Bérulle et Malebranche sur la hiérarchie des trois mondes sensible, intelligible et archétype dont Jésus est à la fois le modèle et le lien éternel.
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Et pourtant la parenté des doctrines et quelquefois des formules chez le théologien de l’Incarnation et le philosophe du Verbe éveillent des résonances bien différentes. Il semble qu’ils habitent la même vérité, mais non point sous le même climat. Comment ne pas reconnaître l’esprit de Bérulle dans cette conviction de Malebranche que la religion, c’est la vraie philosophie ? Mais si c’est là une affirmation qui exprime assez bien leur point de rencontre, ils y viennent l’un et l’autre par des chemins opposés. Car le propre de Bérulle, c’est de montrer qu’il n’y a rien dans la philosophie qui ne trouve dans la religion la vie intérieure qui l’anime, tandis que le propre de Malebranche serait plutôt de montrer qu’il n’y a rien dans la religion qui ne trouve dans la philosophie la lumière qui l’éclaire.
Brémond dit que pour lui le fondateur de l’Oratoire est une doctrine, une sorte de théorème et non pas un homme. Proposition qui est faite pour nous surprendre et qu’il aurait pu appliquer peut-être avec plus de vraisemblance à Malebranche, bien qu’avec autant d’injustice. En réalité, tous deux n’ont de regard que pour le pur rapport de l’homme avec Dieu, par la médiation du Verbe, c’est-à-dire non seulement pour l’idée générale de l’homme qui a été l’unique objet de méditation du XVIIe siècle tout entier, mais pour le modèle de l’homme tel que la métaphysique cartésienne permet de le concevoir et la vie même de Jésus-Christ de l’incarner. Et sans doute ce rapprochement peut paraître hardi et même choquant : du moins faut-il convenir que ce n’est pas la même chose d’élever notre raison jusqu’à la dignité du Verbe ou de faire du Verbe lui-même la source de notre raison.
Jusque dans la spiritualité de Malebranche lui-même, qu’il [7] serait injuste de méconnaître et dont on pourrait penser qu’elle ne doit pas pouvoir être distinguée de la spiritualité de Bérulle, on reconnaîtra pourtant, si on la compare avec celle-ci, une différence presque imperceptible d’accent. En ce qui concerne les rapports de la prière et de l’attention par exemple, et, bien que ce soit le philosophe qui fasse de l’attention une prière, on se demande si cette définition ne conviendrait pas mieux au théologien, alors que pour le philosophe c’est la prière, au contraire, qui serait semblable à une attention.
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On observera que les principaux ouvrages de Malebranche ont un caractère spéculatif. Ce sont les Entretiens métaphysiques, les Méditations chrétiennes, la Recherche de la Vérité, le Traité de Morale ou le Traité de l’Amour de Dieu dans lesquels la pensée s’applique à un monde intelligible dont la contemplation suffit à éclairer notre entendement et à infléchir notre volonté. Jusque dans les Petits Traités spirituels qui ont un but d’édification on trouve la même recherche d’une lumière intérieure qui est le patrimoine commun de tous les esprits et dans laquelle chacun d’eux est appelé à vivre, qui, dès qu’on la possède, apaise notre inquiétude, comble et dépasse notre espérance, change toutes nos affections et devient l’objet unique de notre pensée et de notre amour.
Les choses se présentent d’une toute autre manière chez Bérulle. Car ce n’est point assez de dire que, loin de nous apprendre à reconnaître dans la lumière de la raison la lumière de l’Evangile, il suit plutôt la marche opposée, ni que la vérité pour lui doit être indivisiblement contemplée et vécue ; l’important est qu’elle ne peut être contemplée et vécue qu’à travers le modèle que le Christ lui-même nous fournit. Ainsi Bérulle écrit une Vie de Jésus, où la théologie ne fait qu’un avec l’histoire même du Christ dans laquelle l’homme aperçoit la signification de sa propre histoire, découvre cette alliance de la souffrance et de la joie qui constitue le mystère de son existence et réalise une transfiguration spirituelle de tous ses états, qui élève chacun d’eux jusqu’à une [8] dignité proprement ontologique. Mais il écrit aussi une Vie de la Vierge afin de nous montrer, d’une part, dans sa maternité elle-même la réalité de l’Incarnation divine et, d’autre part, dans sa docilité à l’égard des paroles de l’Ange une application exemplaire du précepte : Fiat volontas tua. La Vierge devient pour nous un modèle souverain : car si le Christ engendre le Saint-Esprit en nous comme il l’engendre avec son Père dans la Trinité, on peut dire aussi, par une admirable réciprocité, que le Saint-Esprit à son tour engendre Jésus-Christ en nous comme il l’engendre dans le sein de la Vierge (op. CXXXII). Enfin, Bérulle a écrit une extraordinaire Vie de sainte Madeleine, dont on a pu dire qu’elle était son Traité de l’amour de Dieu, et dans laquelle il nous montre tous les mouvements et toutes les étapes de l’amour le plus ardent, le plus humble et le plus pur, mais d’un amour spirituel et qui fait de Madeleine la première qui ait eu part à la vie ressuscitée de Jésus.
Cette énumération suffit à nous découvrir quelle est la doctrine de Bérulle : c’est sans doute une théologie de l’Incarnation, qui, au lieu d’étudier le dogme dans sa forme proprement spéculative, le saisit à sa source même, dans l’acte vivant où il se réalise, de telle sorte qu’il paraît inutile d’en tirer aucune application morale, puisqu’il suffit de le méditer pour que Jésus-Christ devienne présent et agissant en nous, surnaturalise notre nature et divinise notre humanité.
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Brémond dit justement que la doctrine de Bérulle est un théocentrisme, ce qui confirme cette affirmation que Bérulle est un théologien, mais non point un moraliste. Il n’y a rien qui soit digne de nous occuper dans le monde que Dieu seul. Sa pensée ne tourne pas autour de l’homme, ou du salut de l’homme qui n’est possible que par Dieu, elle tourne autour de Dieu, ou de la gloire de Dieu dont le salut de l’homme est l’instrument. Ainsi, de Bérulle on peut dire beaucoup mieux que de Kant qu’il impose le même changement de sens que Copernic à tous les mouvements de la pensée. Cependant la relation entre Dieu et l’homme ne peut être qu’une relation d’amour. Cette primauté de l’amour constitue sans doute l’essence la plus profonde du christianisme : mais elle possède chez Bérulle une double originalité, dans la conception à la fois des rapports entre l’amour et son objet et des rapports entre l’amour et l’intelligence.
1) Dieu est essentiellement l’être auquel il ne manque rien. Et si Dieu est amour, cet amour ne peut pas être défini par le besoin d’une perfection qui lui manque, comme dans le platonisme, mais par le surplus d’un bien qu’il cherche à répandre. L’amour de Dieu pour le monde est donc un amour descendant [10] et créant. C’est en nous, au contraire, que l’amour remonte vers Dieu comme vers une source absolue d’être, de lumière et de joie. Par conséquent, dans l’amour, Dieu s’abaisse et l’homme s’élève. Mais notre propre bassesse vient du péché. Aussi est-ce le péché qui incline Dieu à nous donner son Fils unique, c’est le péché qui oblige le Dieu-Amour à devenir l’Homme-Dieu, à revêtir la chair même qui a péché pour la laver de la souillure du péché. On ne peut concevoir sans doute un plus grand témoignage d’amour que cet abaissement de Dieu jusqu’à l’homme par lequel se réalise le relèvement de l’homme jusqu’à Dieu. L’amour ne réalise pas seulement ici cette identité de l’aimant et de l’aimé, qui est le vœu impuissant de tout autre amour, mais encore il le réalise en obligeant celui qui est le plus haut à descendre vers celui qui est le plus bas afin de lui permettre de monter jusqu’à lui, et de s’égaler à lui. Ainsi, dans le théocentrisme de Bérulle, le Dieu-Amour devient participant de notre humanité afin de nous permettre de devenir participant de sa divinité.
2) Mais cette primauté de l’amour nous permet d’apporter une modification singulièrement importante dans les thèses de l’intellectualisme traditionnel : par la connaissance, en effet, les choses s’élèvent jusqu’à la dignité de l’intelligence connaissante ; mais l’intelligence ignore cet abaissement vers les choses, qui est le privilège de l’amour créateur. Elle transporte l’objet en nous pour nous en donner, comme nous disons aujourd’hui, une représentation. Elle ne nous transporte pas dans l’objet lui-même comme l’amour, soit quand il va de Dieu vers nous, soit quand il retourne de nous vers Dieu. La connaissance que nous avons de Dieu fait pénétrer en nous l’idée de Dieu plutôt que l’être de Dieu. Au contraire, l’amour que Dieu a pour nous appelle notre propre amour qui nous fait pénétrer dans son être même.
Ajoutons encore qu’il y a entre l’intelligence et l’amour à peu près la même différence que Descartes observait entre l’entendement et la volonté : car l’intelligence est finie, mais l’amour est infini. Ainsi, la connaissance que nous avons de Dieu est toujours bornée et imparfaite. Mais nous pouvons aimer Dieu autant que nous le voulons. Et pourtant, comme s’il y avait ici un souvenir ineffaçable de l’intellectualisme, comme si l’amour était une aspiration vers l’intelligence qui seule serait apte à nous [11] donner de l’objet une possession transparente, Bérulle nous fait cette promesse que nous connaîtrons Dieu plus tard autant que nous l’aurons aimé sur la terre. Ce qui laisse entendre qu’il y a un dernier sommet où l’amour s’achève dans la lumière. Quant à l’essence même de notre humanité, Bérulle la définit dans d’admirables formules : une pure capacité de Dieu, ou un néant capable de Dieu. Mais ce lien de l’homme et de Dieu n’est pas le privilège de quelques élus. Dans son amour infini des hommes, Dieu ne fait point entre eux de différences : il fait participer tous ses enfants de la grâce de ses mystères. Il est vrai que les hommes peuvent se détourner de lui, mais non point cesser de penser à lui, ni de se déterminer par rapport à lui. Il est l’unique préoccupation de l’impie aussi bien que du fidèle. On est nécessairement pour lui ou contre lui. Dieu est la fin dernière des mauvais aussi bien que des bons, objet aux uns de haine par leur malignité, et d’amour aux autres par leur bonne volonté.
C’est parce que l’union de l’homme et de Dieu ne peut pas se réaliser par la seule pensée, c’est parce qu’il faut qu’elle soit, si l’on peut dire, un accomplissement ontologique, qu’elle ne peut être produite que par l’amour ; et c’est parce que l’amour descend de Dieu vers l’homme pour s’élever ensuite de l’homme jusqu’à Dieu, que l’Incarnation est pour nous le principe et le modèle vivant de notre union avec Dieu. Mais ce n’est pas assez dire. Car il y a une liaison étroite entre le mystère de la Trinité et le mystère de l’Incarnation. Ou plutôt, c’est un seul et même mystère. L’idée de création, si on la considère isolément, ne nous révèle pas la jointure essentielle entre le Créateur et la créature ; elle demeure presque toujours populaire et exotérique, et, comme l’œuvre d’un artisan, elle évoque seulement la main qui l’a faite. On ne la relève pas autant qu’elle mérite en disant qu’elle est une création sans matière ou qu’elle crée toute chose de rien. Déjà, pourtant, c’est dire que cette création ne peut être, de la [12] part de Dieu, qu’une communication à la créature de son être même. Mais cette communication nous oblige à penser que Dieu ne crée rien de plus que des âmes et que le monde que nous voyons est seulement le théâtre de leur action. C’est que la création est toute spirituelle, et le monde matériel n’en est que l’instrument. Dieu n’a créé l’homme qu’après tous ses autres ouvrages, aussi l’homme n’a point de place parmi eux. Il ne doit pas être considéré comme une partie de la nature. Il a seulement du rapport avec elle ; il est retenu en elle par le péché et il ne se délivre de ses chaînes qu’en se délivrant du péché : ce qui est l’objet même de la Rédemption. Cependant, nous ne pouvons pénétrer dans l’intimité de l’acte créateur qu’à condition de voir que l’acte par lequel Dieu se crée lui-même éternellement, est le même acte par lequel Dieu crée le monde afin d’en opérer le rachat. Nous ne voudrions pas trahir la pensée de Bérulle, mais il nous semble qu’elle est montée ici d’un coup d’aile magnifique jusqu’à ce sommet vertigineux de la spéculation théologique qui n’est point susceptible d’être dépassé, où la filiation du Verbe dans la Trinité recèle déjà en elle la création d’un monde dans lequel le Fils est appelé à s’incarner.
Chaque fois que Bérulle parle de l’Incarnation, il trouve des formules admirables qui témoignent assez clairement qu’elle est pour lui non seulement le secret de notre propre vie spirituelle, mais le secret de l’essence divine elle-même. Car notre vie spirituelle n’est rien de plus que notre participation à l’essence divine. D’une telle participation, il faut dire qu’elle nous fait être. C’est un mystère permanent. Elle n’est point une action passagère qui peut être interrompue et reprise, mais un état subsistant dans lequel il s’agit pour nous de nous établir. Ni Dieu, ni Jésus-Christ ne nous manquent jamais : il suffit de s’en souvenir pour apprendre à ne leur point manquer à notre tour. La filiation divine est une action éternelle de Dieu qui ne cesse jamais de s’exercer, ni dans le Ciel, ni sur la Terre. Tirons-en aussi cette leçon d’être nous-même toujours uni à Dieu. Car l’Incarnation est dans le temps et dépasse le temps. Il y a en elle une perpétuité comparable à celle de tous les mystères, dont il faut dire qu’ils ne peuvent appartenir au passé et que leur vertu est toujours présente et efficace, Jésus-Christ n’a jamais achevé de s’incarner [13] : il vit encore en nous. Il ne cesse de nous donner sa double présence invisible et visible par la grâce et par l’Eucharistie.
Rien n’est plus essentiel à Bérulle que ce sentiment d’une présence divine qui est incapable de défaillir jamais et dans laquelle c’est notre unique tâche de nous assurer. Cela n’est possible que par l’Incarnation. Mais pour cela il faut que l’Incarnation soit éternelle. Dès lors, comment ne serait-elle pas toujours actuelle par son opération ? Elle appartient à cette classe de choses que Bérulle n’a cessé de chercher et où l’on sent qu’il éprouvait le seul contact qu’il pût éprouver avec l’absolu de l’existence, à cette classe de choses vives et présentes que sont les choses éternelles. C’est la grandeur même de Bérulle de n’en avoir jamais détaché sa pensée, qui erre autrement parmi des apparences frivoles et dont la signification lui échappe.
Nul n’a marqué avec plus de profondeur que lui la distance infinie qui sépare l’être de ses modes. Et sur ce point on pourrait le mettre en parallèle avec Spinoza, si sa pensée n’était pas tout l’opposé, par le personnalisme qui l’anime et dont le panthéisme intellectualiste est la négation. Mais dans cet abaissement de Dieu vers le monde que nous avons décrit et qui constitue sa présence constante au monde, tous les modes restent dépourvus de valeur s’ils ne sont pas les véhicules du culte que nous rendons à Dieu et par lequel nous les rapportons à Dieu comme autant de témoignages de sa gloire spirituelle. C’est leur relation avec l’Incarnation qui les sanctifie et les déifie. Et il faut aimer la terre parce que Jésus s’y est incarné.
Les œuvres de Bérulle sont remplies par une admiration de l’Homme-Dieu qui ne peut jamais être rassasiée. En regard de l’esprit de Dieu, notre propre esprit n’est qu’une puissance pure : mais, cette puissance, c’est l’Incarnation qui l’actualise. L’homme ne peut être la capacité de Dieu que parce qu’il est la capacité de Jésus. Car Jésus est l’accomplissement de l’humanité et il permet à chaque homme de s’accomplir. Ici les formules se pressent avec une telle densité que chacune d’elles nous paraît toujours nouvelle parce qu’elle est chaque fois comme une ouverture de l’âme sur l’éternité. Le Fils est une imitation du Père : mais l’homme est une imitation du Fils. Comme Dieu produit [14] son Fils en lui-même, il veut le produire aussi dans les âmes. Car Dieu a fait le Christ comme un abrégé de lui-même et du monde. Aussi faut-il que la grâce nous ente en Jésus-Christ, comme le cep en la vigne. La grâce émane de Jésus ; c’est par elle qu’il prend vie dans les âmes. Il est la vie spirituelle qui détruit en nous la vie d’Adam. Le mystère de l’Incarnation, c’est cette présence permanente de Dieu à l’âme, qui nous montre avec évidence que Dieu ne peut jamais donner rien d’autre que lui-même. C’est lui qui fait rentrer en Dieu la créature qui en est sortie ; c’est par lui que Dieu, en prenant une vie humaine, revêt l’homme d’une vie divine.
C’est donc en Jésus-Christ seul que l’âme trouve sa subsistance. Mais comment se réalise cette union avec lui sans laquelle il semble que son être même s’abolit ? Tout d’abord on peut dire de l’âme qu’elle est cachée à elle-même aussi longtemps qu’elle demeure ensevelie dans le corps. Elle n’accède proprement à l’existence que par l’exercice de ses deux puissances qui sont la connaissance et l’amour. Ce sont comme les deux bras par lesquels elle embrasse tous les objets qui sont dans le monde. Mais il y a en elle une capacité infinie que le monde ne suffit pas à remplir : car l’une et l’autre dérivent de la même source et convergent vers la même fin. Il y a une perfection de la connaissance qui se confond avec la perfection de l’amour en nous rendant présent à l’âme un objet auquel notre âme adhère invinciblement. C’est cette adhérence de l’âme à Dieu qui est le fond de l’enseignement de Bérulle et dont il ne se lasse pas de faire la règle fondamentale de notre volonté.
Mais que faut-il entendre par cette adhérence, sinon l’effet d’une disposition constante de l’attention et de l’intention à la fois, assez fermement attachées à la présence de Dieu pour qu’elle ne se distingue pas de notre propre présence à nous-même ? Or, il y a là une action qui dépend de nous, dont il faut dire qu’elle [15] est la marque de notre initiative et le témoignage de notre liberté. Cependant, elle ne peut pas être dissociée de l’action que Dieu ne cesse de produire en nous, indépendamment de nous ; elle la suppose et lui répond. Car, comment imaginer en nous la présence de Dieu autrement que par l’opération qu’il accomplit en nous et par laquelle il nous donne tout l’être que nous possédons ? De cette opération, nous ne pouvons en effet nous séparer : ce serait se séparer de notre essence. Le caractère propre de notre essence, c’est donc toujours d’exprimer notre dépendance à l’égard de Dieu. Mais si nous ne pouvons pas être séparé de cette opération que Dieu accomplit en nous et qui nous donne l’être, nous en demeurons pourtant distinct par cette autre opération qui dépend de nous et qui nous accorde avec elle. Ainsi il apparaît que Dieu ne cesse de travailler en nous, mais qu’il exige de nous notre coopération continue.
Et c’est avec une admirable simplicité que Bérulle définit ces rapports de l’homme avec Dieu dans le don qu’il nous fait de sa grâce qui devaient être pour la théologie un objet de querelle éternelle : c’est que la grâce est la présence même de Dieu à notre âme, mais qui ne se réalise que par notre consentement. Car la grâce de Dieu, loin de nous forcer, nous délivre. Au lieu d’annihiler notre être et de s’y substituer, elle convertit en indépendance l’extrémité même de sa dépendance. Comment en serait-il autrement, si le consentement est une adhérence à la volonté de Dieu qui rend mienne cette volonté elle-même, qui renvoie en quelque sorte vers Dieu, comme s’il émanait de moi, le mouvement par lequel Dieu s’est porté d’abord vers moi ? L’opération par laquelle nous tendons vers Dieu est la même que l’opération par laquelle Dieu nous a appelé à être. Ainsi l’adhérence nous identifie à Dieu non pas seulement dans ce qu’il veut en général, mais dans ce qu’il veut de nous, c’est-à-dire dans ce qu’il veut que nous soyons à son égard.
L’adhérence, loin de nous incliner vers le panthéisme qui nous confond avec Dieu, accuse l’originalité de cet acte d’union avec Dieu par lequel l’être qu’il nous donne se change miraculeusement en un être qui nous est propre, c’est-à-dire que nous nous donnons à nous-même. Dans une telle transmutation, rien ne nous appartient que cette volonté séparée de non-séparation [16] qui adhère si étroitement à la volonté divine qu’elle cesse de lui opposer aucun obstacle et en devient en quelque sorte le pur véhicule. L’adhérence contient en elle l’essence de l’attention et l’essence du consentement : attention à l’être de Dieu qui est son acte éternel, mais qui n’est possible que par le consentement intérieur que nous lui donnons, par l’accueil que nous lui faisons et qui le rend nôtre. Attention et consentement, double et unique opération de l’intellect et du vouloir qui abolit et justifie la dualité de l’action humaine et de l’action divine, et qui relève la première dans la proportion même où elle l’humilie.
Il importe encore d’observer que l’adhérence n’est possible que par l’Incarnation, c’est-à-dire par la médiation de l’Homme-Dieu. Il faut donc que je devienne en effet adhérant et participant à la vie du Fils de Dieu. Non seulement sa propre filiation atteste en lui une adhérence à son Père qui doit nous fournir une sorte de modèle de notre propre adhérence à Dieu, mais encore, et plus profondément, il faut dire, que ce n’est qu’en adhérant au Fils que nous adhérons au Père. Car le Fils porte en lui toute notre humanité. Il est en moi comme la meilleure partie de moi-même. Et dans la mesure où je retrouve en moi sa présence, je retrouve aussi ma propre filiation divine qui est en moi, si l’on peut dire, le principe et la substance de l’adhérence elle-même.
L’adhérence est donc la prise de conscience et la mise en œuvre de la relation ontologique entre Dieu et moi. Elle exprime, indépendamment de tous les états que je puis éprouver et de tous les actes que je puis accomplir, cette sorte de pure présence de Dieu à l’âme à laquelle l’âme doit sans cesse s’offrir, mais que le divertissement ne cesse jamais de menacer. L’être est ici au-delà de tous les modes : il n’est plus qu’attention à sa propre genèse, à l’opération même qui le fait être ; il se confond avec cette opération, qui est indivisiblement la sienne et celle de Dieu. Ce qui peut le rendre indifférent à l’égard de toutes ses démarches particulières, qui en sont la suite et non point l’origine. Par là se réalise la solitude en Dieu des âmes les plus éminentes : adore et imite la solitude et singularité de Dieu en soi-même. De telle sorte qu’en faisant de l’exercice d’adhérence le fond même de l’oraison, il semble que Bérulle ne se propose rien de plus que [17] l’application du principe de sainte Thérèse d’agir toujours comme s’il n’y avait qu’elle et Dieu dans le monde.
On peut dire de l’adhérence qu’elle est une disposition permanente de la volonté, mais qui est telle qu’elle n’est pas sentie comme acte et qu’elle doit être nommée plus justement un état. Il y a là une distinction célèbre entre l’acte et l’état qui est essentielle à la pensée de Bérulle et qui contredit toutes nos habitudes de langage. Car nous mettons l’acte, qui est un engagement de notre être même, infiniment au-dessus de l’état qui est toujours pour nous à la fois passager et subi. C’est presque le contraire qu’il faudrait dire pour Bérulle ; car les actes sont particuliers et traduisent les oscillations d’une volonté exposée à tomber et qui a toujours besoin d’être régénérée, au lieu que le propre de l’état, c’est de nous établir dans notre essence éternelle. L’état contient en lui une pluralité et même une infinité d’actes différents. Un état a plus d’intériorité, de richesse et de solidité qu’aucun acte, puisque l’acte le divise et l’arrache pour ainsi dire à lui-même. Au lieu de définir l’état comme la trace et l’effet de l’acte, il faudrait le considérer plutôt comme sa cause et son origine. Jésus est nôtre par un état éternel. L’Incarnation elle-même est un état qui ne saurait jamais défaillir. Et pour mieux comprendre la distinction entre les actes et les états, nous pourrions observer encore, en ce qui concerne les mystères eux-mêmes, qu’ils sont passagers par leur exécution, mais omniprésents par leur vertu.
À quoi on peut ajouter encore que le propre de l’adhérence était de nous unir entièrement à Dieu dans un parfait oubli de nous-même. Or cet acte qui vient de Dieu, nous ne pouvons que le recevoir en nous, de telle sorte que l’acte le plus haut que nous puissions accomplir consiste à laisser Dieu agir en nous sans lui opposer aucun obstacle tiré de notre propre fonds. L’adhérence n’est rien de plus que cette parfaite docilité avec laquelle nous consentons à pâtir l’action divine et à la rendre nôtre. C’est [18] le point où l’activité et la passivité en nous ne font qu’un, où l’extrémité d’une activité délivrée de toutes les entraves que le corps ne cesse de lui opposer, vient coïncider avec l’extrémité d’une passivité qui repousse tous les mouvements de notre volonté séparée.
On pourrait aller plus loin encore. Car cette préférence accordée aux états par rapport aux actes, ou plutôt cette recherche d’un état, qui est pour ainsi dire notre acte le plus permanent et le plus pur, est un effet de l’adhérence considérée comme le précepte fondamental et qui résume tous les autres. En effet, le propre de l’adhérence c’est de produire en moi l’adoration, dont nous serions embarrassé de dire si elle est un acte ou si elle est un état. Ici l’opposition des deux termes se trouve plus visiblement encore surmontée. Or l’adoration se suffit à elle-même et suffit à tout. Elle produit en nous les effets de toutes les vertus sans que nous ayons besoin d’en accomplir les actes. Aussi Bérulle ne craint-il pas de nous dire que les vertus chrétiennes ne doivent pas être confondues avec les vertus morales et qu’elles vont infiniment au delà, bien que les vertus morales en soient les suites. Il y a, si l’on veut, une disposition habituelle de la conscience qui réside dans la pensée de l’Incarnation et des mystères de la vie de Jésus-Christ. Qu’y a-t-il besoin alors de chercher des règles particulières ? Là où cette disposition est obtenue, là où cette pensée est présente, elles nous font agir presque à notre insu sans que nous ayons l’impression de le vouloir. En ce sens il y a peut-être une certaine affinité entre l’intellectualisme de Socrate et celui de Bérulle : car si, pour Socrate, il s’agit avant tout de posséder la science de la vertu, de telle sorte que celui qui possède cette science accomplit nécessairement la vertu, ainsi celui qui possède pour Bérulle la science de Jésus-Christ ne peut pas faire autrement que de l’imiter. Tout au plus peut-on dire que l’adhérence au Christ n’est pas de la même nature que l’adhérence à la vérité, bien que l’adhérence au Verbe ne soit pas une simple adhérence du cœur, ni l’adhérence à la vérité une simple adhérence de la pensée. Enfin on peut trouver que Brémond pousse peut-être un peu loin l’opposition entre la méthode ignatienne et la méthode bérullienne en considérant la première comme la recherche d’une pratique destinée à produire des états [19] et la seconde comme la recherche de certains états dont la pratique est l’effet.
Que Bérulle ait cherché à atteindre un point où l’état le plus constant se confond avec l’acte le plus parfait, où nous laissons Dieu agir en nous avec une exacte docilité sans que nous ayons besoin de régénérer nous-même chacune de nos opérations particulières par un nouvel effort, où nous devons nous contenter de nous laisser porter par lui, sans dépasser ni sans laisser perdre ce pur consentement à sa volonté, qui est l’essence même de la piété, telle est la signification de la théorie des états qui trouve à chaque instant son expression dans tant d’admirables formules : qu’il faut chercher dans tout état un mouvement qui est un repos et un repos qui est un mouvement, cheminer en reposant et reposer en cheminant, et imiter en tout l’activité même de Dieu qui est un repos sans oisiveté et une opération sans travail.
Ce serait méconnaître pourtant l’essentiel de la pensée de Bérulle que de le considérer comme un pur théologien qui, comme on le pense parfois, a tout sacrifié au dogme et négligé la direction des âmes, comme si l’affermissement dans le dogme la rendait inutile. Car il faut se rappeler que le dogme, c’est l’Incarnation, qui est une présence de Dieu à l’âme qu’elle risque toujours d’oublier et qu’il lui faut constamment recevoir pour la mettre en œuvre. Il faut se rappeler surtout que le dogme est un dogme vivant qui ne sert à rien sans cette adhérence où il oblige l’âme à s’établir, sans ces états qu’elle doit sans cesse produire et qui sont plus difficiles à obtenir que les actes qui les traduisent. Il faut se rappeler enfin que l’Oratoire a été fondé pour sanctifier le sacerdoce, qui est un hommage perpétuel au sacerdoce de Jésus-Christ et qui a pour objet de faire régner Jésus-Christ dans les âmes. Notre ministère, dit Bérulle, est de former Jésus-Christ dans les cœurs. Aussi peut-il dire encore de la direction des âmes qu’elle est l’œuvre des œuvres et l’art des arts.
[20]
Cependant cette thèse enveloppe toute la théologie de Bérulle : elle en est le fruit. Tout d’abord, la valeur absolue de l’âme, l’infinité qu’elle porte en elle, sa dépendance immédiate à l’égard de Dieu qui l’a créée, donnent seules toute sa force et toute sa densité à cette sublime formule du Mémorial : Régir une âme, c’est régir un monde, où l’on aperçoit à la fois cette responsabilité ontologique dont le directeur a la charge et cette immense possibilité que contient toute âme qui lui est confiée et dont il doit régler l’emploi. Encore ce monde qu’est une âme a-t-il plus de secrets, de diversité, de puissances et de rareté que le monde que nous voyons. Ici se découvre même l’intention dernière du Créateur qui n’a pas fait le monde pour lui-même, mais pour les âmes. Si Dieu dans la création ne peut faire à d’autres êtres que la communication de son être même, il ne peut rien créer de plus que des âmes et le monde est leur habitat, la condition de leur existence et le moyen peut-être qui leur permet d’exercer leur liberté en se séparant de lui ou en remontant jusqu’à lui.
Il y a plus : régir et être régi de Dieu est une même grâce. Car la grâce que j’ai reçue de Dieu, je ne puis la mettre en œuvre autrement qu’en la communiquant à d’autres. Tout ce que j’ai reçu, il faut que je le donne. Non seulement, j’imite le regard de Dieu sur une autre conscience, mais encore je deviens médiateur entre Dieu et elle. Et j’imite l’action de Dieu d’une manière plus profonde encore, s’il est vrai que régir et être régi de Dieu dans une seule et même opération, n’est rien de plus que le prolongement de cette divine relation entre produire et être produit qui est constitutive de la Trinité elle-même. Ainsi, le même acte qui est constitutif de l’essence même de Dieu fonde le rapport de chaque âme avec Dieu et les rapports des âmes entre elles.
Enfin nul n’a eu un sentiment plus vif que Bérulle de la diversité des âmes et de la diversité des dons qu’elles ont reçus. Aussi, sans diminuer la nécessité ni la valeur de l’obéissance, qui est la discipline de l’amour-propre et affermit le moi dans le sentiment de sa propre dépendance, Bérulle enseigne au directeur qu’il doit commander fort peu comme si le pur rapport entre le commandement et l’obéissance altérait et masquait le rapport plus profond par lequel les âmes communiquent les unes avec les autres à travers leur communication personnelle avec Dieu. Les inférieurs, [21] dit-il, ont souvent plus de grâce : ce sont eux qui nous donnent des leçons. Et à la place de l’autorité, qui ne plie que la volonté, il faut mettre la charité qui rend inutile la volonté parce qu’elle est l’action même de Dieu dans les âmes à laquelle le moi particulier n’oppose plus aucun obstacle.
Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’enseignement essentiel de Bérulle auquel tous les autres se ramènent, c’est l’abnégation. C’est que l’abnégation est l’image de l’Incarnation. Il s’agit de ne plus rien ressentir en soi de soi-même, n’étant rien que démission de soi et dépendance de Dieu. Il semble même que la sensibilité ne peut nous unir qu’au corps et que l’union avec Dieu ne peut être qu’union en esprit. Et il écrit dans une lettre à une prieure des religieuses carmélites : Je n’ai point accoutumé d’autoriser la sensibilité en la conduite des âmes lesquelles nous devons conduire et porter à Dieu, qui est esprit, par esprit et par des voies éloignées des sens qui n’ont que trop de vie en nous par le péché. Mais l’abnégation va plus loin : elle m’apprend que je suis moi-même un néant rempli de Dieu. Je suis celui qui est : tu es celui qui n’est pas, disait Dieu à sainte Catherine de Sienne. C’est qu’il ne peut pas y avoir d’autre manière d’honorer Dieu que de donner son être même.
VI. La jointure de l’humain
et du divin
Ce qui fait l’originalité et la grandeur de Bérulle, c’est cette association si intime du dogme et de la foi qui fonde dans la connaissance du rapport de notre âme avec Dieu l’union de notre volonté avec lui. Mais bien que le dogme soit objet de foi, et que la foi ne puisse s’appliquer qu’au dogme, une union si étroite est plus difficile à obtenir qu’on ne pense. Car la méditation du dogme est toujours pour le théologien un acte de l’intelligence : elle réduit le dogme en formules abstraites dont il cherche à établir l’interprétation et la cohérence ; au contraire, la foi implique une union affective et pratique avec un être dont la présence même ne cesse de nous animer et de nous soutenir : mais alors [22] la spéculation sur le dogme devient inutile comme si la foi elle-même nous apportait davantage.
Cependant il y a chez Bérulle identité entre la dévotion et la doctrine : c’est que la doctrine, c’est celle de Jésus incarné et qui ne cesse de s’incarner éternellement dans les âmes, de telle sorte que c’est une même chose de le connaître et de le faire vivre à l’intérieur de son âme. Urbain VIII disait à Bérulle qu’il était l’apôtre du Verbe incarné. Connaître Dieu, en effet, ce n’est pas seulement l’imiter, c’est le revêtir. Mais nous n’y parvenons que par l’intermédiaire de Jésus-Christ, qui est justement nommé notre Médiateur. Notre unique objet, c’est donc Dieu dans le Christ. Et la vie chrétienne est une continuation de la vie du Christ. De là ces formules si belles et sur lesquelles Bérulle revient si souvent que Jésus-Christ est une capacité divine des âmes et que Marie ne peut pas en être séparée parce qu’elle est elle-même capacité de Jésus et remplie de Jésus.
Ainsi, Bérulle décrit cette greffe du divin sur l’humain dont on peut dire qu’elle est le secret de toute vie spirituelle et qu’elle fait de l’homme un être ambigu, toujours menacé de retomber dans sa propre bassesse, ou capable d’une ascension qui l’en délivre. Il faut considérer que notre vie est un rayon et participation de la divinité qui doit être toujours adhérent à son soleil : mais ce rayon va tous les jours en diminuant et s’affaiblissant quant à la vie divine.
Cependant cette condition nous a été imposée par Dieu, qui nous dicte notre attitude à l’égard de la nature elle-même. C’est parce que la nature est de Dieu que nous l’acceptons sans la ruiner. Dès lors, bien que Bérulle parle souvent de l’anéantissement de la nature, cela veut dire seulement qu’elle doit être transfigurée, c’est-à-dire sanctifiée. Comment en serait-il autrement, puisque c’est dans la nature humaine que Jésus-Christ a choisi de s’incarner ? Ainsi il l’a relevée infiniment. Il n’y a aucun évènement de la vie du Christ qui ne nous rappelle les servitudes de la nature humaine, mais qui ne nous apprenne à les supporter et à les spiritualiser. Aussi Bérulle ne cesse de se pencher avec amour sur la vie humaine du Christ afin de donner à notre vie une signification qui autrement nous échappe. Par exemple, il est vivement frappé, comme tous les hommes du XVIIe siècle, [23] de la laideur de l’enfance qui, au lieu de nous révéler une sorte d’innocence que la vie ne cesse de corrompre, nous instruit sur notre misère et ne fait de nous qu’un grumeau de chair incapable de se suffire. Mais l’enfance du Christ illumine notre propre enfance et la divinise. Il en est de même du péché originel qui est la loi de notre nature et dont il faut dire que c’est par lui que nous avons une nature. Mais Jésus-Christ ne revêt la nature humaine qu’afin de nous délivrer du péché originel. Il en est de même de la mort, qui, si on enferme la vie dans les dimensions de l’humanité, est la mesure même de notre échec et ne produit en nous que le désespoir ; mais la mort de Jésus-Christ change la mort en vie : elle est pour l’âme humaine la promesse de la Résurrection.
Ce qui définit Bérulle, c’est peut-être l’impossibilité où il est de séparer dans le Christ sa divinité de son humanité. Ou plutôt, c’est la nécessité de les joindre d’une manière à la fois si intime et si violente que la vie de l’homme en reçoit aussitôt sa signification transcendante. C’est cette signification qu’il appartient à l’Oratoire à la fois de découvrir et de manifester. Tel est l’héritage de la tribu de Lévi : elle ne peut avoir d’autre vocation que la sainteté. Mais c’est aussi la vocation de tous les chrétiens : et il appartient à tout homme d’être religieux profondément sans faire profession de religion. Le Christ est toujours naissant dans l’éternité : et il faut aussi qu’il soit toujours naissant dans les âmes ; car la relation de l’âme et de Dieu est elle-même une relation éternelle. Aussi comprend-on facilement pourquoi Bérulle, selon saint Vincent de Paul, cherchait la vérité non pas par raisonnement, mais par élévation vers Dieu. Il pensait avec Malebranche qu’il fallait adorer Dieu en esprit et en vérité, mais c’était pour s’en donner à lui-même la présence vivante sans qu’il eût besoin de la médiation de l’idée.
[24]
Deuxième partie
MALEBRANCHE
I. Le métaphysicien
de l’oratoire
Il serait trop simple d’opposer Malebranche à Bérulle en disant que, pour Malebranche, c’est seulement par l’idée que la présence se réalise, car, d’une part, l’idée n’est peut-être pas pour lui l’unique médiation entre Dieu et nous, et, d’autre part, elle n’est pas seulement une médiation, mais déjà une présence. Cependant ce qui importe avant tout ici, ce n’est plus de chercher les traits généraux par lesquels Malebranche et Bérulle se distinguent et même s’opposent, mais les raisons qui, en déterminant Malebranche à entrer à l’Oratoire, nous découvrent soit une influence exercée sur lui par Bérulle, soit une affinité préalable de goût ou de doctrine entre les deux hommes. Cependant on peut dire que si le rapprochement a été fait, c’est presque toujours afin d’écarter plutôt que de corroborer les conclusions positives qu’on en pourrait tirer : comme si l’on voulait à la fois se défendre contre une supposition trop facile et récuser toute communication trop directe entre la théologie et la philosophie.
Pourtant, si c’est l’atmosphère qui compte, plus que l’enseignement, ne peut-on pas considérer la philosophie de Malebranche comme une transposition sur le plan de la raison de la théologie de Bérulle ? Car on ne peut faire que Malebranche n’ait choisi d’entrer à l’Oratoire, que l’Oratoire n’ait été imprégné de l’esprit [25] de Bérulle, que Malebranche n’ait écouté pendant les repas des lectures de Bérulle, que l’admiration de Bérulle et la fidélité à sa doctrine n’aient continué à inspirer à la fois le Père Bourgoing et le Père Senault. S’il y a chez Malebranche une alliance de Descartes et de saint Augustin, on ne saurait négliger, ni, comme on l’a vu, l’impression que la rencontre de Bérulle avait faite sur l’esprit de Descartes, ni l’influence augustinienne qui n’a cessé de s’exercer à l’Oratoire. D’autre part, on sait que si Malebranche n’a pas plus de tendresse pour Platon que pour Aristote, il est impossible pourtant de ne point opérer quelque rapprochement entre la théorie des Idées et la Vision en Dieu : or Bérulle dit lui-même des Platoniciens qu’ils sont les plus excellents philosophes de l’Antiquité. Enfin, ne peut-on pas dire des Méditations chrétiennes que le titre seul de l’ouvrage évoque pour nous l’essence même de la spiritualité bérullienne ? Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que M. Gouhier ait pu considérer Malebranche comme le métaphysicien de la renaissance oratorienne.
Il arrive pourtant que l’on se défende contre toutes ces raisons et que l’on veuille expliquer l’entrée de Malebranche à l’Oratoire par des motifs tout extérieurs. On fait observer qu’étant de faible complexion, il ne pouvait s’engager dans un état plus austère, que la liberté qu’on avait d’en sortir fit que cette congrégation lui convenait particulièrement, et que, si le but de l’Oratoire était la formation spirituelle des prêtres, Malebranche y a cherché seulement la possibilité de vivre d’une vie retirée. On ne manque pas d’ajouter qu’il a toujours montré peu de goût pour la philosophie et pour la théologie qu’on lui avait apprises, et qu’à l’Oratoire même on l’avait jugé médiocre. Et ces remarques sans doute méritent qu’on les considère : mais elles sont peut-être la marque de la grandeur de Malebranche dont on peut dire qu’il n’a jamais cherché au dehors un enseignement qu’il désirait recevoir ou une discipline qu’il désirait revêtir, mais seulement les conditions les plus favorables pour exercer la liberté de son esprit et l’indépendance de son jugement. Il n’a jamais connu d’autre maître que le Maître intérieur. Et, s’il suit Descartes ou saint Augustin, c’est parce que tous les deux n’en connaissent pas d’autre et qu’ils demandent qu’on le suive, et non point eux-mêmes.
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Descartes lui apprend à ne céder qu’à l’évidence, c’est-à-dire à cette lumière intérieure que chacun porte en soi et qui se découvre à l’intellect dès qu’il commence à s’exercer. Mais cette lumière, c’est la présence même de Dieu à notre âme, au sens où saint Augustin disait de l’âme qu’elle est particeps Dei. Comment ne pas comprendre le dégoût que devait lui inspirer la philosophie, c’est-à-dire la scolastique, où le contact immédiat avec la vérité était perdu, où l’autorité prétendait en tenir lieu, où les définitions verbales et les distinctions formelles venaient offusquer le regard et l’empêcher de s’exercer ? C’est la destinée de la philosophie de s’emprisonner toujours, à mesure qu’elle avance, dans des formules ou dans des méthodes où elle étouffe et dont il faut, dans ses époques les plus belles, qu’elle se délivre pour ressusciter. Telle a été la signification du cartésianisme dans l’histoire. C’est à ce titre que Malebranche est cartésien.
Et c’est pour cela aussi qu’au delà de toutes les circonstances où il s’est trouvé, et de toutes les influences qu’il a subies, il se rencontre avec Bérulle dans cette méthode spirituelle qui est à la fois celle de la véritable philosophie et celle de la véritable théologie et qui nous oblige à chercher au dedans de nous le contact personnel avec une vérité dont il faut dire à la fois qu’elle nous éclaire et qu’elle nous vivifie. On reconnaîtra sur un tel exemple que les rencontres entre les plus grands esprits ne sont point des rencontres proprement historiques : et l’on ne saurait dire qu’ils ont agi les uns sur les autres parce qu’un jour leur itinéraire s’est croisé. C’est leur regard qui s’est croisé sur les mêmes choses éternelles : et leur rencontre temporelle n’explique rien.
II. Intellectualisme et mysticisme
Tout d’abord, et bien que l’on puisse dire que la théologie de Bérulle est une théologie mystique, au lieu que la philosophie de Malebranche est une philosophie rationnelle, il ne faut pas [27] établir entre ces deux entreprises une opposition absolue : elles ne sont point sans communication l’une avec l’autre.
Il y a dans la religion de Bérulle et dans celle de l’Oratoire une orientation proprement intellectuelle, et même intellectualiste. Bérulle est loin de mépriser la philosophie. Il ne faut pas oublier que, dans son entretien avec Descartes, Bérulle lui fait une obligation de conscience d’employer à la réforme de la philosophie la force et la pénétration d’esprit que Dieu lui a données en partage. Bérulle dit encore de Dieu qu’il est le seigneur des sciences. Et l’intelligence n’est pas seulement un don particulier parmi beaucoup d’autres. Elle est seule capable de nous donner une sorte de prise de possession du réel dont le sentiment est seulement l’écho, loin qu’il parvienne à en tenir lieu. Il n’y a aucun romantisme chez Bérulle, mais au contraire, comme chez tous les hommes de son époque et comme chez Descartes lui-même, une confiance entière dans l’intelligence qui est le terme de tous les mouvements de la volonté, bien qu’elle les règle en quelque sorte par avance. Crede ut intelligas, dit saint Augustin. La foi comme telle passera un jour, car elle se changera en intelligence. Mais l’intelligence ne passera jamais. Cependant si toute évidence est rationnelle, cela ne veut pas dire qu’elle appartienne exclusivement au raisonnement. Car, pour Descartes déjà, l’évidence du raisonnement est une évidence imparfaite et dérivée. L’évidence immédiate et vraie n’appartient qu’à l’intuition, c’est-à-dire à une présence actuelle qu’il nous est impossible de récuser et qui devient notre vie et notre être même. Or telle est cette évidence spirituelle à laquelle Bérulle n’a cessé de s’attacher, qu’il n’a cessé de vouloir produire dans les âmes, et dont on peut dire qu’elle n’est rien de plus que le Verbe présent et agissant à l’intérieur de nous-même.
Mais le rationalisme de Malebranche n’a point une autre source que le mysticisme de Bérulle, et la philosophie du Verbe ne doit pas être considérée comme une sécularisation de la théologie du Verbe, mais comme son autre face. On peut dire seulement que la pensée de Bérulle est dirigée tout entière vers la vie même de Jésus-Christ en tant que cette vie, dans toutes ses étapes depuis la naissance jusqu’à la mort, figure la vie de chacun de nous et lui fournit à la fois le modèle qu’elle imite et le levain qui la spiritualise [28] ; au lieu que Malebranche considère avant tout dans l’action du Verbe cette lumière par laquelle il illumine tout être venant dans ce monde. Toutefois ce serait une erreur de croire que cette lumière puisse se suffire et même qu’elle puisse nous éclairer indépendamment de l’Incarnation. Si personne n’a eu plus que lui le sentiment vif et constant de la présence de Dieu, il a, comme Bérulle, le culte de l’Eucharistie. Il dit que l’homme lui-même est semblable à un prêtre en qui l’activité de Dieu est toujours présente. Et l’on croit que c’est Bérulle qui parle quand on l’entend invoquer cette prêtrise dont il est revêtu et le sacrifice même dont il est le ministre pour ajouter en termes admirables : Chaque chrétien en particulier est prêtre aussi bien que moi : il a un corps à sacrifier.
Cependant, il ne suffit pas de rapprocher Malebranche et Bérulle en les considérant l’un comme le théologien et l’autre comme le philosophe du Verbe, ni de montrer que ce Verbe que Malebranche a la hardiesse de faire parler, Bérulle aussi nous demande sans cesse d’écouter sa voix et de nous rendre docile à tous ses appels. Il y a entre leurs méthodes une parenté profonde qui s’exprime par la disposition même qu’il faut donner à l’âme quand elle se tourne vers Dieu pour recevoir sa lumière. Car il faut reconnaître que, s’il n’y a rien qui puisse nous appartenir et qui ne nous vienne de Dieu, ce qui dépend de nous, c’est pourtant une certaine attitude intérieure, une inflexion et un consentement secret sans lesquels nous serions insensible à sa présence, opaque à sa lumière et imperméable à sa grâce. On peut même dire que tout l’art de la direction spirituelle, aussi bien à l’égard des autres qu’à l’égard de soi, consiste moins dans la formation de certains effets que nous ne pouvons attendre que de Dieu seul, que dans la création d’une voie d’accès qui lui permet de pénétrer jusqu’à nous.
Le nom même d’Oratoire indique suffisamment quelle est la méthode de Bérulle : sa méthode est purement spirituelle et toute d’oraison. Il n’y a pas d’homme qui ait eu moins de confiance dans les livres ou dans le raisonnement, ni qui en ait fait aussi peu d’usage. Et il ne demande pas non plus que l’on mette en œuvre ces actes répétés de la volonté qui sont comme autant de coups de force par lesquels on essaie d’obtenir une fin qui [29] se dérobe. Ce qu’il cherche, c’est, comme on l’a vu, un état constant de l’âme où il semble qu’elle n’agit pas, mais par lequel elle adhère sans résistance à l’action de Dieu en elle et qui est sans doute son action la plus parfaite.
Or, peut-on contester qu’il n’y ait sur ce point une convergence très remarquable entre la méthode de Malebranche et celle de Bérulle ? Car, pour Malebranche non plus, la vérité n’est pas dans les livres. Mais elle n’est pas davantage dans le raisonnement, s’il est vrai que, d’un bout à l’autre de son œuvre, on voit s’effacer le caractère de l’argumentation (soit dans le Cogito, soit dans la preuve ontologique) qui tend à se changer en une sorte d’intuition continue ? Enfin, cet état d’adhérence, qui est la disposition essentielle de notre âme dans la religion de Bérulle, diffère-t-il spécifiquement de cet acte d’attention qui porte en lui, dans la philosophie de Malebranche, toute la liberté dont nous sommes capable, qui pourrait être dit aussi bien un état qu’un acte, qui évoque une présence à laquelle il adhère, mais qu’il est impuissant à produire et que Malebranche lui-même en termes si beaux compare à une prière naturelle dont il ne dépend pas de nous qu’elle soit exaucée. Le thème de l’attention-prière est peut-être le thème le plus constant de la philosophie de Malebranche. Il constitue le principe fondamental et l’abrégé de la méthode : et l’on verra plus loin que les deux doctrines des causes occasionnelles et de la vision en Dieu en sont solidaires et en constituent pour ainsi dire l’épanouissement. Mais il exprime aussi l’union la plus parfaite que l’on puisse concevoir entre l’intellectualisme et le mysticisme.
III. L’union de l’âme et du corps
Il semble que le problème métaphysique fondamental dans le cartésianisme réside dans la relation que nous pouvons établir entre le Cogito et Dieu. Or, malgré les affirmations formelles de Descartes : que le fini suppose toujours l’infini et que notre existence est une existence qui nous est donnée et non [30] point une existence que nous nous donnons à nous-même, on n’en considère pas moins presque toujours le Cogito comme jouissant d’une sorte de prééminence ontologique, de telle sorte que, non content de s’élever du Cogito à Dieu par la connaissance, on tend encore à faire de Dieu une sorte de Cogito agrandi et pour ainsi dire infinitisé. Ainsi, la destinée du cartésianisme était naturellement d’ouvrir la voie à l’idéalisme. Mais il est pourtant remarquable qu’aucun des grands cartésiens, ni Malebranche, ni Spinoza, ni Leibnitz, n’a mis le Cogito au centre de sa propre doctrine. Nul d’entre eux n’en a critiqué l’évidence ontologique comme Kant le fera plus tard : et pourtant son privilège s’atténue ou disparaît, il devient une vérité en quelque sorte subordonnée. C’est en Dieu que se fonde l’existence du sujet pensant, plutôt que dans le sujet pensant que se fonde l’existence de Dieu. On peut dire que le cartésianisme était comme une ellipse à deux foyers, le Cogito et Dieu : mais l’un de ces deux foyers, comme dans un soleil qui se change en planète, a été peu à peu absorbé et entraîné par l’autre, le Cogito par Dieu chez ses héritiers les plus directs et Dieu par le Cogito dans l’idéalisme qui a suivi.
Cependant, l’exemple de Malebranche à cet égard est singulièrement instructif. Car il n’y a pas de philosophe qui ait reçu de Descartes un ébranlement comparable. C’est Descartes qui confirme en lui son dégoût de la scolastique, qui lui découvre cette vocation intérieure à laquelle la philosophie ni la théologie traditionnelles n’avaient fourni aucun aliment, qui, enfin, lui enseigne à mettre toute sa confiance dans le contact immédiat avec la vérité, c’est-à-dire dans cette évidence spirituelle qui est peut-être le point ultime où l’expérience et la raison, au lieu de s’opposer, coïncident. On pourrait donc s’attendre à voir Malebranche s’établir d’abord dans le Cogito et faire dépendre du Cogito, comme Descartes, l’affirmation même qui le confirme qui est celle de l’existence de Dieu. Il n’en est rien pourtant : c’est que Malebranche ne pense pas, comme Descartes, que la connaissance de soi est de toutes nos connaissances la plus claire et la plus distincte, qu’elle est le principe de toutes les autres, présente en elles comme l’acte qui les fonde et la lumière qui les éclaire. Il n’y a même point, au sens strict, de connaissance de soi. Car je sens ce que je suis plutôt que je ne le connais : c’est que le moi [31] est inséparable du corps et que, lorsqu’il s’en détache, c’est Dieu qu’il trouve au lieu de lui-même.
Il y a plus : on ne s’étonne pas autant qu’il le faudrait que la découverte de Descartes et, par le moyen de Descartes, de la véritable philosophie se soit faite chez Malebranche non point par la lecture des Méditations, mais par celle du Traité de l’homme. C’est l’explication psycho-physiologique de la nature humaine, c’est cette manière purement géométrique et mécanique d’expliquer par les mouvements qui se produisent dans le corps la genèse des passions qui leur répondent, qui a retenu d’abord l’attention de Malebranche et qui lui a fait battre le cœur. Et l’on peut dire sans doute qu’il se sentait libéré par là de toutes ces pseudo-explications de l’Ecole, qui non seulement embarrassent la pensée dans la pluralité des puissances, mais encore confondent et détruisent les limites de l’âme et du corps : ce qui suffit à rendre compte du rôle si considérable qu’il attribue dans la Recherche de la Vérité, qui est son principal ouvrage, à toutes les actions exercées par le corps non seulement sur les perceptions de nos sens, sur la mémoire et l’imagination, mais encore sur toutes les inclinations de notre âme, c’est-à-dire sur le contenu actuel de la conscience qui est un mélange confus d’erreur et de vérité qu’il faut passer au crible de la raison. Cependant l’essentiel pour lui, c’est précisément de dégager l’activité de l’esprit de tous les obstacles et de tous les empêchements que le corps ne cesse de lui opposer : car, une fois que l’on a aperçu que le corps n’est rien de plus qu’une machine, l’âme nous découvre son caractère proprement spirituel, c’est-à-dire entre immédiatement en société avec Dieu. Nous devons seulement prendre garde à ne pas la laisser retomber dans son esclavage : et c’est là l’objet commun de l’attention qui la défend contre toutes les sollicitations et toutes les surprises du corps, et de la prière qui tourne son regard vers l’être véritable, c’est-à-dire vers Dieu.
On comprend maintenant pourquoi nous sommes attaché au corps ou du moins astreint à subir la servitude du corps par les conséquences du péché. Aussi ne sera-t-on pas surpris que l’on puisse dire du corps, avec Malebranche, qu’il nous a été donné pour souffrir. Et le lien entre le corps et le péché nous apparaîtra encore plus étroit si l’on n’oublie pas que la présence du corps [32] nous rend incapable en effet d’attention et de prière. Pour résister à la pesanteur par laquelle il ne cesse de nous entraîner, nous n’avons besoin de rien moins que de la délectation prévenante de la grâce.
IV. L’idée de Dieu
et la présence de Dieu
On voit maintenant comment c’est l’union de l’âme et du corps, telle qu’il l’avait trouvée réalisée chez Descartes, bien plutôt que leur séparation radicale, qui, par une sorte de paradoxe, devait produire dans l’esprit de Malebranche une véritable illumination et le conduire à une doctrine métaphysique, enveloppée sans doute dans le cartésianisme, où elle subissait toujours le contrepoids du Cogito, mais qui était proche parente du théocentrisme de Bérulle, en tant que celui-ci apparaissait comme une réforme copernicienne de l’ancienne théologie. Rien n’est plus difficile sans doute que de s’élever toujours assez haut dans la conception des rapports entre l’homme et Dieu pour ne jamais perdre de vue que l’homme est pour Dieu et non pas Dieu pour l’homme et que l’Incarnation elle-même a pour objet moins le salut de l’homme que la gloire de Dieu. Tel est pourtant le sens profond de la doctrine de Malebranche aussi bien que de celle de Bérulle.
On peut même dire que pour l’un comme pour l’autre, Dieu enveloppe pour ainsi dire la création dans un vaste cercle dont on voit qu’il a en Dieu à la fois son origine et sa fin. Car c’est Dieu qui est l’auteur du monde et de toutes les créatures qui le remplissent. Mais toutes les créatures doivent faire retour à Dieu. C’est en Dieu seul qu’elles trouvent leur suprême raison d’être, ce qui veut dire, à la fois, la source d’où elles procèdent et l’idéal vers lequel elles tendent. Le monde n’exprime rien de plus qu’une relation de Dieu avec Dieu. Mais dans une telle relation avec lui-même éclatent pour ainsi dire les caractères constitutifs de son essence, à savoir l’infinité de sa puissance et l’infinité de sa bonté. Il n’est rien de plus que cette suprême vertu créatrice par laquelle il tire sans cesse du néant des existences nouvelles qu’il fait participer [33] de son être même, qui ne peuvent subsister que par lui, mais auxquelles il donne le pouvoir, en se séparant de lui ou en s’unissant à lui, de se sauver ou de se perdre. Et peut-être même serait-il possible d’exprimer une thèse en apparence si éloignée de nous dans le langage de la philosophie contemporaine, en faisant observer que, si Dieu est considéré comme étant le foyer même de la valeur, il est possible à l’existence de s’en détacher, et elle s’en détache toujours de quelque manière ; mais l’existence n’est pourtant qu’un moyen au service de la valeur qui la fonde, et elle ne cesse de la mettre en œuvre à l’intérieur de ce vaste circuit qui va de la valeur comme principe à la valeur comme fin et dont le monde est le chemin.
L’infinité de Dieu est donc partout et toujours à la fois présente et agissante ; elle accuse la finitude de chaque créature, mais elle témoigne que le mouvement qui l’anime est un mouvement qui vient de plus haut et qui l’oblige à dépasser infiniment ses propres limites. D’où il faut conclure que nous ne nous distinguons de Dieu que par ce que nous avons de néant et que c’est Dieu qui nous donne tout ce que nous sommes capable de connaître ou de vouloir. Il ne nous reste rien de plus que le consentement : encore est-ce la grâce de Dieu qui le sollicite et qui l’obtient.
Dès lors on comprend facilement comment il y a, quand on passe de Descartes à Malebranche, un changement d’atmosphère. On peut dire que pour Malebranche Dieu m’est plus évident que moi-même. Dans le cartésianisme, l’évidence primitive est celle du Cogito. Malebranche sans doute ne repousse pas l’argument. Mais il le transforme au point de le rendre méconnaissable ; car, loin d’aller comme Descartes de la pensée à l’être, il va plutôt de l’être à la pensée, comme on le voit dans le début des Entretiens sur la métaphysique où il énonce l’argument cartésien sous la forme suivante : Le néant n’a point de propriété. Or je pense donc je suis. Ce qui en fait un syllogisme contre la volonté expresse de Descartes.
De même, Descartes va de l’idée de Dieu à l’être de Dieu : au lieu que Malebranche s’établit d’emblée dans la présence même de Dieu. Tout le débat ici tourne autour de la signification qu’il faut donner au mot idée. Dans le cartésianisme par opposition au platonisme l’idée n’est point une existence : elle est représentative [34] d’une existence. Et c’est ce qui oblige Descartes, au moins en apparence, une fois qu’il a acquis la certitude qu’il y a une idée de Dieu, à démontrer que cette idée n’est pas une idée fictive, un pur produit de l’imagination, mais une idée réelle à laquelle il faut qu’une présence corresponde. Il subsiste pourtant ici une ambiguïté où l’existence de Dieu peut devenir à la fois l’objet d’une preuve et l’objet d’une intuition et que le génie de Malebranche a su dénouer. Selon Malebranche, en effet, il n’y a rien de fini qui puisse représenter l’infini, de telle sorte que l’idée de l’infini ne peut pas être comme les autres représentative d’une existence qui en soit distincte. Prenez garde que Dieu ou l’infini n’est pas visible par une idée qui le représente. L’infini est à lui-même son idée. Ce qui veut dire qu’inversement l’idée de Dieu, c’est son existence même. Ou encore qu’il suffit de penser à lui pour savoir qu’il est.
Il n’y a là rien de plus qu’une justification abstraite du théocentrisme de Bérulle : si c’est en Dieu que nous avons l’être, le mouvement et la vie, Dieu nous est en quelque sorte plus présent que nous-même. Il est en nous un point parfaitement lumineux d’où rayonnent toutes les connaissances que nous pouvons acquérir : et si notre existence même n’est proprement nôtre que dans la mesure où elle s’en sépare, elle est toujours jusqu’à un certain point obscure à nous-même. De telle sorte que nous n’en pouvons en effet avoir qu’un sentiment, loin qu’elle soit comme pour Descartes la plus claire de toutes nos connaissances dont toutes les autres dépendent. Dès lors, si nous revenons ainsi à cette image que nous avons déjà présentée du cartésianisme comme d’un système à deux foyers, le moi tel qu’il s’affirme dans le Cogito, et Dieu tel qu’il se révèle dans son idée, on voit aussitôt comment l’équilibre que Descartes avait maintenu entre eux s’est rompu, chez Malebranche, au profit de Dieu autour de qui gravite toute sa doctrine, comme, dans l’idéalisme de l’époque postérieure, au profit d’un Cogito lui-même divinisé.
On peut faire observer enfin que dans la spéculation religieuse la doctrine de Malebranche exprime la thèse de tous ceux qui ont de Dieu une présence continue, qui est proprement la présence de l’esprit à lui-même, présence de lumière à l’égard de l’intelligence, et présence de grâce à l’égard du vouloir, par [35] opposition à ceux pour qui Dieu est un Dieu caché séparé de nous par un voile de ténèbres, que l’on n’adore que dans le tremblement et qui humilie toujours notre raison, au lieu de l’illuminer. Le Dieu de Malebranche et le Dieu de Pascal est un seul et même Dieu, mais qui agit sur les âmes par des voies si différentes qu’on ne le reconnaît pas toujours.
Les deux thèmes fondamentaux de la philosophie de Malebranche et qui sont la vision en Dieu et les causes occasionnelles ne sont rien de plus que la présence de Dieu considérée dans son rapport avec les actions de l’intelligence et du vouloir. Que nous ne soyons pas notre propre lumière, que cette lumière nous vienne de Dieu, c’est un thème traditionnel à la fois de la philosophie et de la théologie. Mais comment Dieu produit-il cette lumière dans nos âmes et quelle distinction faut-il établir entre la lumière et ce qu’elle éclaire, tels sont les problèmes qui n’ont jamais cessé de diviser les écoles. La solution que nous apporte Malebranche est d’une grandeur et d’une simplicité qui n’ont sans doute jamais été dépassées. Car cette lumière intérieure dans laquelle nous voyons toutes choses, c’est Dieu lui-même en tant qu’il est présent à notre intelligence, comme la lumière du soleil est présente à notre regard. Seulement la lumière du soleil ne nous découvre pas les choses telles qu’elles sont : elle ne nous découvre que leurs images sensibles qui nous les cachent plutôt qu’elles ne nous les montrent et dont le rôle est seulement de guider les mouvements du corps dans la satisfaction de nos besoins. Et nous pourrions douter de leur existence si nous n’en étions pas assuré par la Révélation.
Au contraire, l’être des idées, ce n’est pas un être créé par Dieu, c’est l’être même de Dieu en tant qu’il est participable par les créatures. Ainsi, nous voyons la présence de Dieu devenir la vie actuelle de notre âme et donner son mouvement propre à chacune de nos puissances. Car cette présence de Dieu qui suffit à [36] tout, loin de rendre notre âme inerte, l’exerce au contraire, et loin de l’absorber dans une immobilité passive, l’oblige à mettre en jeu toute l’activité dont elle dispose. Dès lors, on comprend aisément comment une telle présence, au lieu de rendre inutile l’opération de l’intelligence, comme on le pense souvent, ne cesse au contraire de l’animer et de la promouvoir. Car cette présence de Dieu en nous, c’est le Verbe qui nous parle toujours, mais qui attend toujours notre réponse. Dès le XVIIe siècle, on s’est étonné et parfois indigné comme d’une impiété que Malebranche pût faire parler le Verbe et réduire ses Méditations à une sorte de dialogue entre le Verbe et lui : ce n’était point pourtant prétendre à quelque révélation exceptionnelle qu’il aurait reçue, car le Verbe est également présent à toutes les âmes, pourvu qu’elles sachent l’entendre. Et cette impiété qu’on lui reproche, ne serait-elle pas au contraire la marque de la piété parfaite qui surpasse seulement la foi la plus commune et qui, au lieu d’élever l’orgueil de l’homme jusqu’à Dieu, l’abaisse et l’anéantit au point de dépouiller l’homme de tout ce qu’il croyait posséder et de rien lui attribuer qui ne vienne de Dieu ? Mais, si c’est cet abaissement même qui constitue l’essence de la piété, c’est qu’il ne fait qu’un avec le sentiment de la présence de Dieu en nous dans toutes les actions de notre vie et jusque dans les opérations de l’intelligence, que nous considérons souvent au contraire comme appartenant en propre à l’homme et comme lui donnant à l’égard de Dieu lui-même le pouvoir de décider s’il existe ou s’il n’existe pas.
Ainsi la vision en Dieu nous dépossède même de la connaissance. C’est que les idées ne sont pas extraites par nous de l’expérience comme le croit l’empirisme. Elles sont au contraire les archétypes que l’expérience imite, mais défigure. Pour les atteindre, il faut se détourner de l’expérience et prêter l’oreille à la voix du Verbe. Car les idées ne sont pas de moi, mais de Dieu. Et ce qui prouve qu’elles ne sont pas, comme on le croit souvent, les produits arbitraires de mon esprit, c’est qu’elles résistent à tous les efforts par lesquels je cherche à les modifier ; elles s’imposent à moi avec un caractère d’évidence et de nécessité. Cette évidence, cette nécessité rationnelles étaient déjà pour Descartes les signes mêmes de la vérité de l’idée, mais pour Malebranche l’évidence, c’est la lumière elle-même en tant qu’elle vient de Dieu, et la [37] nécessité, c’est l’expression de ma dépendance à son égard. Descartes pensait que les idées avaient été créées par Dieu et déposées par lui dans notre entendement comme les éléments et les germes de toutes nos connaissances. Mais ce n’est pas assez pour Malebranche : car l’idée n’est pas proprement une créature de Dieu ; elle est Dieu lui-même, non point, il est vrai, considéré en soi et dans son essence, mais considéré dans son rapport avec l’homme et en tant qu’il se laisse participer par l’homme. Ce qui fait apparaître le monde des idées comme un monde intermédiaire entre l’homme et Dieu, comme la voie de communication qui les unit, et comme le moyen par lequel Dieu nous donne dans leur généralité même une sorte d’accès à son infinité.
VI. La toute-puissance de Dieu
et les causes occasionnelles
Mais s’il n’y a pas d’autre connaissance que celle que Dieu nous donne, nous dirons aussi que toute notre activité est une activité qui vient de Dieu et que c’est Dieu qui agit en nous. Il y a plus : bien qu’il y ait une distinction entre l’entendement et le vouloir, au moins à l’échelle de l’homme, et que cette distinction exprime peut-être, dans tout être fini, l’opposition entre ce qu’il est capable de créer et ce qu’il n’est capable que de contempler, pourtant, il y a d’une part une activité génératrice de la contemplation, et d’autre part une contemplation appliquée à l’objet même du vouloir, qui nous découvrent l’implication mutuelle de ces deux fonctions et nous obligent à chercher en Dieu la source commune de leur double efficacité.
Comme il n’y a de vérité qu’en Dieu, il n’y a d’action que de Dieu. De là dérive cette théorie des causes occasionnelles que l’on regarde parfois comme si étrange et qui, bien qu’elle soit aux antipodes de l’empirisme de Hume, et même qu’elle en soit en un sens la contre-partie, repose sur la même négation : à savoir qu’entre ce que nous nommons habituellement la cause et son effet, il n’y a aucune transition observable, ni même aucune transition possible. Seulement tandis que pour Hume cette transition [38] apparente se réduit à une simple succession, de telle sorte que l’idée même d’activité est une chimère de l’imagination, pour Malebranche, au contraire, cette succession évoque une activité qui lui est transcendante et dont elle exprime seulement le mode de réalisation. La cause visible n’est donc point la cause véritable ; elle est seulement l’occasion qui permet à l’unique cause, qui est Dieu, de régir l’univers.
Mais ce gouvernement de l’univers reçoit la même force, qu’il s’agisse de l’ordre des événements physiques, qui fait que chacun d’eux est une occasion pour Dieu de produire l’autre, ou de la liaison de l’âme et du corps, qui permet à Dieu de maintenir entre ces deux domaines une exacte correspondance, ou des choses proprement spirituelles, qui nous montrent l’action divine s’exerçant toujours comme une réponse à nos volontés ou à nos prières. Car si c’est l’homme qui veut et qui prie, c’est Dieu qui rend sa volonté ou sa prière efficace, et souvent autrement que l’homme ne l’avait pensé. C’est même dans cette relation profonde et mystérieuse entre nos intentions et leurs effets, que nous saisissons le mieux, d’une part, notre impuissance et la toute-puissance de Dieu, d’autre part, cette constance de la volonté divine qui agit toujours selon des lois que nous tentons vainement de violer, enfin cette subordination aux relations de notre âme avec Dieu des relations de notre âme avec notre corps et des relations entre eux des différents corps, qui nous contraignent d’opposer et de lier le monde de la grâce au monde de la nature, celui-ci étant à la fois une image de l’autre et un moyen à son service.
Cette théorie des causes occasionnelles suggère encore d’autres observations. Elle témoigne également en faveur de l’intellectualisme de Descartes et du théocentrisme de Bérulle. Elle explique l’enthousiasme provoqué chez Malebranche par la lecture du Traité de l’Homme, car, dès que l’on nous démontre que la nature se réduit à un pur mécanisme, il est vrai à la fois qu’elle obéit à des lois que l’entendement suffit à nous faire connaître, et qu’il n’y a nulle part en elle d’autre activité véritable que l’activité même de Dieu. C’est celle-ci qui soutient la nature dans l’existence. C’est elle aussi qui fait qu’elle obéit nécessairement à des lois qui sont l’expression de la sagesse divine et de la simplicité de ses vues. La théorie des causes occasionnelles est donc [39] solidaire de la théorie de la vision en Dieu ; elle trouve en celle-ci le seul moyen qui nous permette de la penser, c’est-à-dire de la rendre intelligible. Ici le théocentrisme et l’intellectualisme forment l’alliance la plus étroite et même tendent à se confondre. Car si Dieu qui n’agit jamais par des volontés particulières est le législateur du monde spirituel, il est aussi le législateur du monde naturel parce que la nature elle-même est le véhicule de la grâce.
Il y a enfin une conception de Descartes qui nous oblige à considérer Dieu comme partout présent dans sa création et dont on peut dire qu’elle exprime admirablement l’esprit de Bérulle et qu’elle domine en même temps la philosophie de Malebranche : c’est la théorie de la création continuée qui non seulement noue le temps et l’éternité, de telle sorte que, si Dieu crée dans l’éternité, il faut aussi que sa création soit contemporaine de tous les moments du temps, mais qui encore, en nous obligeant à considérer Dieu comme créant les choses, soit en repos, soit en mouvement, nous oblige à considérer le mouvement même comme l’effet de sa création, de telle sorte que toute activité se retire aussitôt du monde créé pour refluer vers la puissance créatrice. Dès lors l’ordre qui règne dans le monde ne peut plus être que l’expression de la sagesse des décrets divins, ce qui est déjà la justification de la théorie des causes occasionnelles ; et l’occasionnalisme n’est rien de plus qu’une manière de célébrer la gloire de Dieu dans les rapports que toutes les existences particulières soutiennent entre elles et avec Dieu.
VII. Philosophie et théologie
Il a fallu exposer la théorie de la vision en Dieu et celle des causes occasionnelles pour montrer à la fois la parenté entre la pensée de Bérulle et celle de Malebranche, et la différence d’accent entre leurs doctrines que l’on peut considérer à la fois comme indépendantes et comme identiques. L’une et l’autre affirment également qu’il faut vivre en Dieu et non point en soi ; pour [40] toutes deux, cette vie en Dieu est l’œuvre commune de l’intellect et du vouloir. Elle suppose toujours que l’intellect voit tout en Dieu et que la volonté humaine cherche à retrouver la volonté de Dieu à travers toutes les occasions qui lui sont offertes. De cette double méthode, Bérulle nous expose la pratique et Malebranche la théorie, sans que Bérulle descende jamais pourtant de cette pure présence de Dieu, d’où jaillissent tous les mouvements de notre âme, ni que Malebranche se désintéresse jamais de cette spiritualité agissante qui n’est rien de plus que sa philosophie vécue et réalisée.
Si Bérulle est le théologien de l’Incarnation, on peut dire que pour Malebranche aussi, l’Incarnation est le centre et l’unique objet de la réflexion. Car sans l’Incarnation nous ne pourrions pas invoquer le Verbe comme la lumière qui éclaire les esprits ; nous ne disposerions que des ressources d’un entendement humain. L’attention ne pourrait pas être comparée à une prière. Il y a plus : il n’y a une nature qu’afin de rendre possible l’Incarnation. L’Incarnation doit être considérée comme étant la fin de la création. Elle en est la raison d’être. Et Dieu n’a pas eu d’autre but en créant le monde que d’en préparer l’avènement. Mais on peut aller plus loin encore : de l’Incarnation elle-même on peut dire qu’elle est éternelle comme l’acte de la création. Le monde de la nature n’a de sens que dans son rapport avec le monde de la grâce. Or Jésus-Christ est défini lui-même comme la cause exceptionnelle et naturelle de la grâce ; et il l’est par les trois qualités qui le constituent en tant que Médiateur entre Dieu et les hommes, qu’Architecte du temple éternel et que Chef de Eglise. (Cf. Méditations XIV et XV.) Aussi est-il facile de comprendre que Jean lui fasse dire que personne ne vient à mon père que par moi. Mais le meilleur moyen pour cela, c’est de prendre chaque jour un temps réglé pour faire oraison : ce qui traduit assez bien, semble-t-il, l’enseignement fondamental de l’Oratoire, mais ce qui en même temps permet d’établir entre l’oraison et la méditation une relation si étroite que, dans leur forme la plus parfaite, elles coïncident.
Cependant, Malebranche monte plus haut encore. Car s’il est de l’essence même du Fils d’être incarné, il faut dire avec Bérulle que c’est à l’intérieur de la Trinité elle-même que se réalise l’indissoluble [41] jointure entre Dieu et le monde. Aussi a-t-on observé avec juste raison que les adversaires véritables de Malebranche ce sont les sociniens qui nient l’existence d’un médiateur, mais qui nient aussi le dogme de la Trinité. La philosophie n’a cessé d’être embarrassée depuis ses origines, c’est-à-dire depuis Platon, par la dualité du monde sensible et du monde intelligible, soit qu’elle ait cherché à diminuer la réalité du monde sensible pour le faire évanouir à la limite dans la réalité de l’intelligible (mais alors pourquoi existe-t-il un monde sensible ?), soit qu’elle n’ait considéré le monde intelligible que comme recevant du monde sensible son caractère de réalité (mais alors pourquoi le monde sensible ne se suffit-il pas à lui-même ?). Cependant, c’est parce que le christianisme apportait une solution de ce problème qu’il devenait une philosophie de la Raison ; car l’Incarnation était cette solution. Elle n’apparaissait comme un défi à la Raison que si l’on commençait par définir ces deux mondes comme deux mondes absolument hétérogènes et incommunicables : car alors, en effet, toute soudure que l’on voudrait établir entre eux serait un véritable scandale. Mais l’Incarnation est au contraire et indivisiblement l’objet premier de la Foi et l’acte essentiel de la Raison ; l’objet premier de la Foi, puisque c’est seulement par la médiation du Dieu-homme que l’homme peut connaître Dieu, et l’acte essentiel de la Raison, puisque c’est par elle que le Verbe vient illuminer notre âme, s’unir à notre nature et nous permettre de la surmonter. Enfin, il est impossible sans doute de pénétrer plus profondément dans le secret de la création qu’en considérant les relations entre Dieu et le monde comme n’étant rien de plus que le prolongement des relations de Dieu avec lui-même. Il n’y a pas de doctrine plus grande que celle qui fait de la Trinité le fondement de l’Incarnation et de l’Incarnation la raison de la création. Non pas sans doute que l’on puisse en tirer que la création cesse d’être un acte gratuit du Créateur et apparaît comme une suite nécessaire de l’essence divine. Car Dieu n’a pas d’essence d’où un mécanisme logique suffirait à faire sortir toutes ses propriétés, comme dans le spinozisme ; il est pure intériorité et souveraine liberté, de telle sorte qu’il n’y a aucun acte qu’il accomplit qui ne soit souverainement libre, principalement l’acte qui le constitue en tant que créateur et qui [42] est non point l’acte par lequel il crée le monde, mais l’acte par lequel il se crée lui-même éternellement.
VIII. La spiritualité
de Malebranche
L’analyse précédente suffit à montrer qu’il y a une spiritualité propre de Malebranche, ou encore qu’en lui l’ordre intellectuel et l’ordre spirituel, au lieu de s’opposer se rejoignent et se confondent. L’interprétation théologique que nous venons de donner de sa doctrine permet de comprendre pourquoi la fin de l’homme n’est point dans le monde, mais en Dieu. Le monde et l’homme lui-même n’ont de sens que pour Dieu et par rapport à Dieu, loin que Dieu, comme dans toutes les formes de l’idolâtrie, puisse être mis au service du monde ou de l’homme. Dès lors comment aurions-nous un autre but dans la vie que de louer Dieu ? Il n’y a aucun autre but proprement humain qui ne le suppose. Mais lorsque nous le choisissons, tous les autres se trouvent atteints. On voit donc à quel point il serait faux de prétendre, comme on l’a fait quelquefois, que, dans la doctrine de Malebranche, c’est le surnaturel qui devient naturel ; il faudrait dire plutôt le contraire : c’est le naturel qui devient toujours surnaturel. Mais cela n’est possible que si on se réduit soi-même à rien. Reconnaître son propre néant, comme on le voit dans les Petits Traités, c’est la forme la plus parfaite de l’union à Dieu. De là l’importance de l’humilité et de la pénitence auxquelles il consacre de courtes méditations, mais qui sont destinées à préparer cet état d’oraison qui doit être l’état permanent de notre âme et qui nous donne la présence habituelle de Dieu. Pour Malebranche comme pour ce Père de l’Oratoire que cite Brémond, il faut être hors de l’oraison comme un poisson hors de l’eau.
Mais Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité : ce texte de saint Jean, que Bérulle cite fréquemment, exprime la pensée fondamentale de Malebranche. Car celui qui adore Dieu en esprit et en vérité ne fait rien que pour sa gloire et ne veut rien retenir pour soi. Mais il n’y a que Jésus-Christ qui [43] adore Dieu comme il le mérite. Et la vie de l’homme ne peut être qu’une imitation de la vie du Christ. C’est parce qu’elle risque toujours de s’en écarter qu’il faut être vigilant et nous remettre sans cesse en mémoire notre situation par rapport à Dieu : tel est l’objet, par exemple, des Quelques considérations de piété pour tous les jours de la semaine. On reproche au philosophe de faire parler Dieu : mais c’est ce qu’il faut toujours faire. Dans l’attention, dans l’oraison, il nous semble que c’est nous qui lui parlons ; mais c’est lui qui nous répond. La lumière qu’il nous donne est destinée seulement à nous permettre de le connaître, l’impulsion qui vient de lui retourne vers lui qui en est à la fois l’objet et la fin. De cette lumière, de cette impulsion, nous pouvons faire un usage personnel qui les altère et qui les corrompt, non point dans leur nature, mais dans leur application. Il s’agit donc de diriger comme il faut d’abord l’attention afin que la vérité ne nous échappe pas ou ne se convertisse pas en erreur, ensuite les affections du cœur, afin que le mouvement que nous recevons de Dieu ne subisse point de déviation et se réduise à un pur mouvement de charité.
Cependant, la vérité et la charité procèdent de la même source ; sans doute on peut aimer par instinct aussi bien que par raison, non pas que les corps puissent jamais agir sur les esprits, mais c’est notre attention elle-même qui ne sait pas toujours se détourner des corps. Celui-là seul aime par raison qui voit que ce qu’il aime est bon, c’est-à-dire capable d’augmenter sa perfection. Encore faut-il qu’il le voie. De telle sorte que la spiritualité elle-même trouve son fondement dans l’intelligence et qu’elle en est l’exercice le plus désintéressé et le plus pur. Ni en Dieu ni en l’homme l’amour ne peut être séparé de la lumière, comme le montre le texte de la Méditation XIV : L’amour des intelligences créées à l’image de l’amour substantiel et divin ne peut naître avant la lumière, il la suppose, il en est le produit. Et encore : J’ai envoyé le Saint-Esprit pour être dans mon ouvrage, comme dans la Trinité Sainte, la perfection et la consommation de toutes choses.
Louis LAVELLE.
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