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La dialectique de l’éternel présent.
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DE L’ÂME HUMAINE
Introduction
Le mot âme ne peut pas être prononcé sans évoquer le double problème de notre essence et de notre destinée. Il est impossible de séparer l’âme du moi et il est impossible de les confondre. Il est impossible de les séparer parce que l’âme exprime dans le moi lui-même le rapport qu’il a avec l’absolu, de telle sorte que, hors du moi, il n’y a que des choses dont nous disons précisément qu’elles n’ont pas d’âme ; ou, si elles en ont une, c’est parce que, non contents d’en faire des objets pour le moi, nous leur prêtons un moi comparable au nôtre et qui a l’âme pour essence. Et il est impossible de les confondre parce que personne sans doute ne peut récuser l’existence du moi dont il a une expérience intime et quotidienne, au lieu que l’âme donne à cette expérience elle-même un fondement et une signification. Aussi les matérialistes qui nient l’existence de l’âme ne nient en aucune manière l’existence du moi.
1. L’AME DÉFINIE COMME CE QU’IL Y A
DE PLUS PROCHE ET DE PLUS LOINTAIN.
L’âme est donc ce qu’il y a pour nous de plus proche et de plus lointain : elle est ce qu’il y a de plus proche, car elle est plus intime au moi que le moi lui-même, puisque, si l’âme existe, elle est le fond même où il plonge ses racines, mais dont il se sépare toujours, soit par le caractère de dualité et d’inadéquation qui est inséparable de la conscience dès qu’elle naît, et qu’elle cherche toujours à vaincre, soit par l’activité même qu’il exerce et qui le tourne toujours vers le dehors dans les rapports qu’il soutient soit avec les choses, soit avec les êtres ; ainsi le moi est dans un état perpétuel de « divertissement », là où le propre de l’âme est au contraire d’être ramassée pour ainsi dire sur elle-même [8] dans l’unité de sa pure essence. Mais l’âme est en même temps pour nous ce qu’il y a de plus lointain, car le moi ne dépasse pas l’expérience de ses actes ou de ses états, et même on peut dire qu’il s’y réduit. Aussi peut-il nier l’existence de l’âme, qui réside dans ce dépassement même, non pas en ce sens qu’elle est ce que le moi pourra se donner à lui-même par son agrandissement, mais ce qui rend possible cet agrandissement et lui en fait un devoir. Par là l’âme échappe toujours aux prises du moi. Elle est ce qui est au delà de tous les efforts que le moi peut entreprendre pour la saisir précisément parce qu’elle est dans le moi le principe et l’exigence interne de son propre développement temporel, mais non point un objet qu’il peut appréhender ou avec lequel il peut coïncider.
Toutefois il ne faut pas s’y tromper : c’est parce qu’elle est ce qu’il y a de plus proche que l’âme est aussi ce qu’il y a de plus lointain. Elle est éloignée du moi non parce qu’elle est extérieure à lui et séparée de lui par un intervalle qu’il ne réussit pas à franchir, mais parce qu’elle est la perfection même d’une intimité qu’il ne parvient jamais à égaler, et dont chacune de ses démarches particulières ne fait que le séparer. Le moi reste donc toujours, par rapport à l’âme, dans un état de divertissement. C’est parce qu’il plonge toutes ses racines dans l’âme qu’il peut si facilement l’oublier, et, dans le peu de lumière qui l’éclaire, croire qu’il est capable de se suffire. Mais le moi ne fait que mettre notre être le plus profond en rapport avec des phénomènes qui le manifestent et par lesquels il se réalise en témoignant à la fois de son initiative et de ses limites et en entrant en relation avec tous les autres êtres dans une expérience qui leur est commune. Or notre être le plus profond n’est point une chose, mais une activité qu’il dépend précisément du moi d’exercer, et à laquelle il demeure toujours infidèle. C’est cet être profond que le moi ne cesse de rechercher, non point pour le découvrir comme on découvre un objet, mais pour mettre en œuvre les puissances qu’il recèle et dont la responsabilité lui est pour ainsi dire confiée. Il arrive qu’il le corrompe ou qu’il le laisse flétrir. Alors il perd son âme.
2. LA BARRIÈRE ABOLIE ENTRE
L’IMMANENCE ET LA TRANSCENDANCE.
La relation du moi et de l’âme nous permet de définir la relation entre l’immanence et la transcendance qui s’opposent l’une [9] à l’autre, mais pourtant ne peuvent pas être séparées. Car il n’est pas vrai que nous soyons enfermés dans une expérience immanente, puisque nous n’appréhendons jamais celle-ci comme déjà formée, mais toujours dans l’acte même par lequel elle se forme. Et il n’est pas vrai non plus que le transcendant n’est rien pour nous que par une foi gratuite qui ne trouve dans notre expérience aucune confirmation. Car tout acte que nous accomplissons est transcendant par rapport à son effet. Il ne sert de rien de dire qu’il est immanent parce qu’il est nôtre : car d’une part les immanentistes les plus décidés, voyant bien qu’il est irréductible au contenu de notre expérience, déclarent que nous n’en avons pas conscience, et, d’autre part, nous savons bien que de cet acte on peut dire qu’il est une puissance qui est d’abord au delà du moi et dont le moi a seulement la disposition, de telle sorte qu’il ne peut jamais que la faire sienne, et non pas la produire. Or la relation du moi et de l’âme nous découvre la relation même entre l’immanence et la transcendance, le moi étant toujours immanent à lui-même, mais ne pouvant alimenter cette immanence que par un retour incessant à la transcendance dans laquelle il puise à la fois l’activité qui le fait être et sans laquelle il ne serait comme dans l’empirisme le plus strict qu’une suite d’états, et cette référence à l’absolu sans laquelle il serait incapable de poser son existence, même relative.
On voit donc en quoi consiste le problème de l’âme. C’est le problème que le moi se pose dès qu’il s’interroge sur lui-même. Car si le moi implique la conscience d’une activité qui le dépasse, bien qu’il l’assume, et qui, loin de s’anéantir dans son propre exercice, se donne l’être à elle-même avant de le donner à son effet, alors on peut dire que le moi réside au point même où il y a en nous une transcendance qui s’immanentise, et qui, en s’immanentisant, manifeste et produit à la fois cette opération intérieure où nous voyons notre essence qui se constitue. Le propre de la science, c’est d’accuser la barrière qui à chaque instant sépare le phénomène tel qu’il nous est donné de l’acte qui le fonde. Le propre de la métaphysique, c’est, non de la franchir, mais plutôt de l’abolir. Elle nous apprend à vaincre l’opposition entre l’immanence et la transcendance et, en approfondissant l’une, à pénétrer dans l’autre.
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3. LE MYSTÈRE D’UNE « ESSENCE »
QUI SE CONSTITUE.
C’est pour cela que, selon une opposition devenue presque classique, il convient de parler du mystère de l’âme plutôt encore que du problème de l’âme. Car si l’âme était un transcendant étranger au moi, elle serait en effet pour lui un problème, et la solution qu’il en donnerait serait une solution purement intellectuelle. Mais le moi ne semble séparé de son âme que pour la trouver. C’est à elle qu’il emprunte tous ses pouvoirs, et celui même de dire moi ; et toutes les démarches qu’il accomplit semblent retentir sur l’essence même de son âme et la transformer. C’est ainsi qu’elle figure par rapport au moi à la fois son origine et son destin. C’est à travers le moi que l’âme elle-même ne cesse de se faire ce qu’elle est. Mais cette origine et ce destin, qui nous permettraient de saisir l’âme dans son accomplissement, échappent pourtant au moi. Ainsi l’âme est cachée dans une sorte de pénombre, non pas, il est vrai, comme une chose qui se déroberait au regard, mais comme une création de soi par soi dont nous n’avons jamais, tant qu’elle se réalise, qu’une conscience imparfaite et divisée. Notre moi cherche à prendre possession de notre âme : il est l’âme elle-même en tant qu’elle est une puissance qu’il dépend de lui d’éclairer et d’actualiser, mais qui est telle que, par l’usage qu’il en fait, il peut tantôt l’épanouir et tantôt la refouler. Il est donc toujours à la surface de son âme. Il a des desseins à l’égard de celle-ci : mais il lui arrive toujours de les oublier ou de les négliger. Ainsi il se crée à lui-même une sorte d’expérience subjective et momentanée dont il est le centre et dans laquelle l’intérêt de son âme peut se trouver en quelque sorte sacrifié.
Pourtant aucune circonscription ne peut être tracée autour du moi : il ne peut s’enfermer dans le cercle de lumière constitué par la conscience qu’il a de lui-même. Il est solidaire d’une infra-conscience où toutes les impulsions obscures de la nature, et qui le déterminent souvent à son insu, viennent émerger dans la zone de clarté en produisant une sorte d’effroi sur tout ce que nous portons en nous ; il est solidaire aussi d’une supra-conscience dans laquelle toutes les connaissances que l’expérience nous a enseignées semblent acquérir parfois une sorte d’illumination qui les transfigure et que le moi pense recevoir, au lieu de se la donner. S’il est évident que l’on ne peut pas dissocier le moi de [11] la conscience qu’il a de lui-même et sans laquelle il ne saurait se distinguer ni du corps, ni du monde des corps, du moins faut-il dire que cette conscience elle-même communique incessamment avec ce double inconscient d’en bas et d’en haut qui est tel que le premier aspire à la conscience, tandis qu’elle se dénoue dans le second. Le moi est comme le passage incessant de l’un à l’autre.
Mais ce passage accuse étroitement la liaison de l’âme et du moi. Car ce double inconscient, dans lequel le moi lui-même ne cesse de s’enraciner et de se dépasser, est inséparable de notre âme elle-même considérée dans toutes les possibilités qui lui sont offertes et dont il faudra qu’au cours de la vie propre du moi, elle dégage l’essence qu’elle se sera à elle-même donnée. Or cet inconscient que le moi considère comme au-dessous de lui-même, qu’il lui a fallu traverser pour devenir ce qu’il est et qui, lorsqu’il surgit de nouveau en lui, lui semble une victoire des puissances maléfiques dont il se croyait délivré, tient encore à notre âme comme l’obstacle et le moyen sans lesquels elle n’aurait pas réussi à s’incarner, c’est-à-dire à acquérir une forme individuelle, mais dont elle aspire à se dépouiller à mesure qu’elle réalise sa propre essence spirituelle. Au lieu que l’inconscient que le moi considère comme au-dessus de lui-même et à l’égard duquel il éprouve une subordination nouvelle, mais qui l’exalte et le comble au lieu de le rabaisser et de l’humilier, c’est l’âme vivante en tant que, dépassant toujours sa propre limitation et répondant à sa vocation la plus profonde, elle retrouve le contact avec l’absolu dont elle ne s’était séparée que pour le rendre sien. Il y a aussi une différence singulière entre ces deux sortes d’inconscient : car le premier est étranger à la conscience dont le rôle est de le dépasser et de le refouler indéfiniment, de telle sorte que, quand il envahit la conscience, c’est contre la loi de développement de la conscience elle-même et pour montrer que l’âme est toujours en péril ; au lieu que le second exprime le sommet même de la conscience dans ce qu’elle a de plus parfait et de plus pur, de telle sorte qu’il n’est pour le moi un inconscient qu’afin de lui permettre de sentir à chaque pas son insuffisance et de l’obliger à la réparer.
Ainsi on peut bien dire que l’âme est un mystère, mais parce qu’elle est pour le moi l’inconnu de lui-même. Cependant cet inconnu, c’est cette double zone d’obscurité qui entoure le point lumineux et mobile où réside la conscience que chacun a de soi. [12] Mais ce point envoie toujours quelque nouveau rayon soit dans ces profondeurs souterraines où notre vie a germé, soit vers ces sommets invisibles où elle cherche à s’élever. Ainsi s’éclaire peu à peu le mystère de notre âme. Ou plutôt c’est le moi qui, prenant conscience non pas seulement de ce qui lui est donné ou qu’il est capable de faire, mais de la carrière même que l’âme doit parcourir pour se réaliser, reconnaît qu’il en est lui-même le témoin et le véhicule et qu’en lui elle découvre sa véritable essence qui est d’être une possibilité qui s’actualise. Ainsi dire de l’âme qu’elle est un mystère pour le moi, c’est dire aussi qu’elle est un mystère pour elle-même : ce qui ne peut pas nous surprendre, s’il est vrai que l’âme n’est pas un objet antérieur à la connaissance que le moi en pourrait prendre, mais une essence qui ne se découvre elle-même qu’en se créant, mais grâce à une opération dont le moi est indivisiblement le spectateur et l’agent.
4. CARACTÈRE ESCHATOLOGIQUE
DU PROBLÈME DE L’ÂME.
Cependant l’âme n’est pas seulement une existence transcendante, telle qu’elle nous échappe toujours, bien que nous ne cessions pourtant de lui ouvrir accès dans notre conscience. Elle n’est pas seulement un mystère qui recule toujours, bien que la lumière ne cesse de le pénétrer. Elle enveloppe en elle la signification de notre existence et la fin vers laquelle elle nous conduit. L’idée de l’âme a un caractère eschatologique : et ce caractère est constitutif de son essence même. Peut-être même faut-il dire que l’idée de l’âme est née du besoin que nous avons de surmonter non seulement une répulsion, mais encore une contradiction inséparable de cette pensée qu’une existence, qui est la nôtre, puisse retomber un jour au néant. Elle est l’affirmation que cette existence ne se réduit ni au corps, ni au moi, et qu’en dépit du témoignage d’autrui qui verra mon corps se corrompre et ne pourra plus communiquer avec moi, l’intimité même de ce moi est ancrée dans l’être et survit à toutes les vicissitudes de la vie temporelle. Là est la source même de la distinction que nous faisons entre l’âme et le corps, et même entre l’âme et le moi, s’il est vrai que la vie temporelle du moi ne peut être dissociée de la vie du corps. C’est pour cela qu’on a raison de dire que l’âme ne peut être qu’un objet de foi, mais d’une foi toujours renaissante. Mais la rejeter hors du domaine de la connaissance, [13] loin d’équivaloir à la nier, est destiné seulement à nous rappeler qu’elle est par définition au delà de toutes les preuves et de toutes les vérifications. On peut bien essayer de construire un concept de l’âme auquel on attribuera tous les caractères qui permettent de la soustraire à cette ruine incessante qui est inséparable de la vie du corps ou de la vie du moi : mais ce concept, rien ne prouve qu’il y ait une existence qui lui correspond. Il faut donc que nous nous tournions vers l’expérience que nous avons de notre propre moi et que nous montrions comment, dans cette expérience même, nous saisissons une existence manifestée, mais qui est telle qu’à travers cette manifestation nous saisissons une essence en train de se faire et qui, au lieu d’être ébranlée par la disparition des états du moi, exige cette disparition afin de fonder son indépendance et sa subsistance mêmes.
L’âme est associée par là même à la vie du corps : elle ne peut pas être définie simplement comme en étant la négation, car le corps est indispensable à la formation même de l’âme. Elle est la signification non pas proprement du corps, mais de notre existence même en tant qu’elle est individuelle, c’est-à-dire inséparable du corps ; et si, à un certain moment, il arrive qu’elle se détache du corps, c’est que le corps sans doute a fini de la servir. Il n’est pas, comme le disaient les Anciens, la prison de l’âme, mais l’instrument de sa création. L’âme apparaît donc ici non point comme un être donné, mais comme un être ayant une tâche à remplir qui est une mise en œuvre de ses possibilités, et, si l’on préfère, une destinée à accomplir. Mais on peut dire que c’est le moi qui a la responsabilité de son âme : et c’est l’usage qu’il fait des responsabilités qu’elle lui offre qui détermine ce qu’elle sera un jour. Telle est la raison pour laquelle l’âme apparaît toujours comme un au-delà que le moi ne réussit jamais à atteindre ni par la connaissance, ni par l’action, de telle sorte qu’il réduira souvent à peu de chose l’âme qui à la fin sera la sienne.
Mais le caractère eschatologique de l’âme soulève encore le problème des rapports entre le temps et l’éternité. Nous ne doutons point qu’il n’y ait un chemin de l’âme qu’elle est astreinte à suivre afin de constituer elle-même sa propre destinée. Ainsi la vie de l’âme nous paraît elle-même engagée dans le temps. Et pourtant nous pensons que l’âme est aussi une « substance », disons une essence éternelle, et qu’elle échappe par là à cette dissolution qui est inséparable de l’existence temporelle. La destinée de l’âme, [14] c’est d’abord pour nous un avenir, mais un avenir qui se poursuit au delà de la mort, c’est-à-dire du terme même qui clôt pour nous l’avenir. Toutefois, dans cet avenir nouveau, le temps cesserait d’exercer son action destructive. Ce serait un avenir éternel, c’est-à-dire semblable à un présent qui ne s’interromprait jamais. Or nous ne pouvons donner un sens à ces notions qu’en montrant comment, dans l’expérience même de notre vie, le présent et le temps sont inséparables, et comment la mort consomme seulement cette abolition et cette spiritualisation de tous les événements de l’existence corporelle qui sont, comme on l’a montré dans Du Temps et de l’Éternité, les lois mêmes du devenir. Ainsi la signification eschatologique de l’âme trouve non seulement son fondement et son image, mais déjà son application dans chacun des instants par lesquels notre vie ne cesse de passer.
Une dernière remarque est encore nécessaire : car on croit souvent que l’âme n’a été inventée que pour donner une satisfaction aux désirs les plus profonds de notre conscience qui ont toujours été déçus ici-bas, mais qui seraient comblés dans un monde imaginaire. Or on ne peut pas admettre qu’il en soit ainsi : car, d’une part, il est possible que la sagesse véritable réside dans le désir refréné plutôt que dans le désir assouvi, et, d’autre part, si la croyance en l’immortalité a toujours lié les menaces aux promesses, c’est que cette espérance et cette crainte engendrées par le désir commencent à nous apporter dès maintenant cela même dont nous attendons après la mort une sorte d’achèvement. Enfin si l’on voulait que, abstraction faite des plaisirs et des peines, le désir d’immortalité fût l’effet d’un simple attachement à l’existence dont nous ne voudrions jamais être délivrés, il suffirait de penser à l’attitude de l’Orient qui aspire à cette délivrance et cherche précisément des moyens de l’obtenir en redoutant de n’y point réussir, pour voir qu’il peut y avoir à l’égard de l’existence des sentiments opposés à ceux que nous éprouvons lorsque nous appelons un au-delà de la mort qui éternise cette existence, au lieu de l’interrompre. Mais dans les deux cas on trouve le même témoignage, à savoir que dans la présence même de notre vie on croit pouvoir discerner de ce qui passe avec notre corps ce qui adhère à notre âme et sur quoi les accidents de notre corps n’ont plus de prise.
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5. LE MATÉRIALISME ET LE SPIRITUALISME SONT DEUX DOCTRINES QU’IL NOUS APPARTIENT, PAR NOTRE MANIÈRE D’AGIR, DE RENDRE VRAIES L’UNE OU L’AUTRE.
Dès lors, la question de la vérité du matérialisme ou du spiritualisme n’est plus aussi simple qu’on le pense. Ou, du moins, c’est une question à laquelle on ne peut pas répondre par un choix entre deux partis qui s’excluent. L’âme n’est pas une chose telle que, lorsqu’on nous interroge pour savoir si elle est, nous puissions nous prononcer par oui ou par non. Car elle appartient à la catégorie des choses qui se font et qui peuvent être ou ne pas être. L’âme est en tant qu’elle est l’être de cette puissance même qu’elle a de se faire. Mais elle peut ne pas être, si on met l’être dans l’actualisation de cette puissance. Et c’est pour cela que le matérialisme et le spiritualisme sont des doctrines qui n’ont pas de vérité en elles-mêmes, mais que, selon la manière dont on agit, on peut rendre vraie l’une ou l’autre. Il n’y a pas d’objet âme dont on puisse par la connaissance arriver à savoir s’il faut dire qu’il est présent ou bien absent. Chercher un tel objet, c’est déjà le matérialiser. Et aucune réponse n’est possible aux savants qui déclarent ne l’avoir jamais rencontré, si on accepte qu’il puisse l’être. Mais on comprend très bien qu’il puisse y avoir deux attitudes différentes de la conscience : l’une dans laquelle on n’a de regard que pour les choses ou pour les états, persuadé qu’il n’y a point d’existence ailleurs, où l’on vérifie partout le déterminisme sans penser qu’il nous appartient du moins tantôt de nous y abandonner et tantôt de le diriger : alors nous rendons le matérialisme vrai ; l’autre où le monde, au contraire, n’a de sens pour nous que dans la mesure où nous reconnaissons et où nous introduisons en lui la présence d’une activité créatrice et valorisante : alors nous faisons nous-même la vérité du spiritualisme. Et il ne suffit pas de dire qu’il y a là une option radicale qui permet d’établir une scission entre deux sortes d’hommes. Il faut dire encore que c’est cette option qui définit notre essence d’homme, c’est-à-dire cette liberté dont nous disposons, par laquelle nous nous distinguons de la nature animale à laquelle nous sommes pourtant unis, mais qui fait que nous ne pouvons être homme qu’à condition de choisir d’être homme et non point animal. Aussi faut-il reconnaître que les deux tendances qui, par l’assentiment que nous leur donnons, permettent au matérialisme et [16] au spiritualisme de naître sont déjà présentes au cœur même de chaque conscience, de telle sorte que l’option que l’on peut faire entre elles n’est jamais décisive et qu’il n’y a point de matérialiste assez conséquent pour ne jamais donner raison au spiritualisme, soit par ses vœux, soit par ses actes, ni de spiritualiste assez pur que le matérialisme ne séduise et ne risque d’entraîner dans certains moments de doute ou de découragement.
Il faut donc remarquer que, si le matérialisme et le spiritualisme sont des doctrines qu’il dépend de nous de réaliser, cette réalisation pourtant ne peut jamais être absolue, ni sans recours. Car le spiritualisme réalisé, c’est-à-dire achevé et accompli, tel que la liberté ne pourrait plus opter en faveur du matérialisme, c’est le matérialisme encore. Et le matérialisme lui-même, en tant qu’au lieu d’être un fait qui s’impose à nous, il est un acte qu’il dépend de nous d’accomplir et même de maintenir avec une rigueur presque ascétique, vérifie d’une certaine manière le spiritualisme. C’est qu’en réalité le spiritualisme réside dans cette alternative même que nous acceptons de poser entre le matérialisme et le spiritualisme. Il est inséparable de l’exercice de la liberté, qui élève le moi infiniment au-dessus du monde des choses, et qui témoigne encore de sa présence dans l’acte par lequel elle se renie. Dira-t-on que le matérialisme nous est en quelque sorte imposé par notre probité intellectuelle, dès que la connaissance du réel est en jeu ? Mais qu’est-ce que cette probité à laquelle on peut manquer, cette connaissance qui se distingue elle-même du réel auquel elle s’applique et à laquelle on peut ne pas accéder ? N’y a-t-il pas là le témoignage d’une certaine indépendance de l’esprit et de sa mainmise sur le réel, au moment où il pense s’y assujettir ? L’intérêt de cette analyse, c’est précisément de montrer qu’il n’y a point de réalité proprement spirituelle, et que l’âme, que l’on considère comme telle, n’est jamais qu’une possibilité qu’il dépend de nous de réaliser. Mais peut-être n’y parvient-elle jamais. Ou bien son essence est-elle même de n’y point parvenir. Car si elle y parvenait, ce serait dans quelque ouvrage où son activité viendrait se consommer et mourir, alors qu’elle n’existe que là où elle dépasse sans cesse tous ses ouvrages, là où, demeurant toujours elle-même, elle ne disparaît jamais dans son propre effet.
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6. QUE L’ÂME EST INDIVIDUELLE.
L’âme, toutefois, ne peut pas être confondue avec l’esprit. Car si le propre de l’esprit, c’est d’être une activité créatrice d’elle-même et qui, précisément parce qu’il n’y a rien hors d’elle à quoi elle puisse se subordonner, non seulement porte en elle ses propres raisons, mais les crée en se créant elle-même, on voit sans peine que l’esprit ne recèle en lui aucune détermination individuelle, ou qu’il les surpasse toutes ou encore qu’il n’y a qu’un esprit. Au contraire, il n’y a d’âme qu’individuelle, de telle sorte que, si l’âme est spirituelle, elle ne peut être qu’une participation à l’esprit. Il faut donc l’en distinguer par des déterminations qui la limitent, mais qui l’individualisent. Il peut bien arriver que nous parlions de la pluralité des esprits, mais nous ne doutons pas que cette pluralité ne réside dans des modes différents de participation à un esprit qui est identique ; ce qui explique assez bien que nous puissions parler d’une communion des esprits, qui s’opposent seulement les uns aux autres dans la mesure où ils reçoivent des limitations qui les distinguent, c’est-à-dire où ils ne sont pas proprement des esprits. Cependant il n’est pas vrai que l’âme ne soit âme que par sa limitation : ce serait dire qu’elle est non spirituelle. Elle est âme par cet acte de participation à l’esprit, qui est l’esprit lui-même en tant, précisément, que, partout où il agit, il est la mise en jeu d’une liberté. Qu’il y ait une pluralité de libertés, telle que chacune d’elles ait une initiative qui lui est propre, et que toutes s’accordent pourtant dans la mesure où chacune devient une expression plus parfaite de l’esprit pur, c’est là sans doute la condition suprême pour que l’Esprit ne demeure pas un simple possible, ou qu’il ne reste pas bloqué dans une perfection immobile où son activité créatrice se trouverait d’un seul coup consommée et annihilée. Ce n’est pas là seulement le secret de la création, c’est le secret de l’esprit considéré dans sa pure essence. Mais si l’âme est esprit ou liberté, il faut pour qu’elle s’individualise, pour qu’elle soit mon âme et me permette de dire moi, qu’elle soit elle-même déterminée et limitée, bien qu’elle ne se confonde avec aucune de ces limitations ou de ces déterminations. Or la théorie de l’âme, ce sera précisément la théorie de ces limitations ou de ces déterminations, la dialectique des rapports que notre liberté soutiendra avec elles, des moyens qu’elles lui fournissent et des obstacles [18] qu’elles lui opposent, de l’assujettissement auquel elles la contraignent et des efforts par lesquels elle s’en délivre.
Mais tout d’abord il faut reconnaître qu’à l’égard de l’esprit une liberté ne peut recevoir de limitation que d’une autre liberté. Car d’où pourrait procéder l’origine même de notre limitation si on considère non pas cette force négative qui nous découvre nos propres bornes, mais cette force positive qui nous les impose ? S’il en est ainsi, on peut prévoir que le monde dans lequel nous vivons, qui est un monde de phénomènes, doit être regardé non pas seulement comme le monde des manifestations de la liberté, mais encore comme un monde où viennent s’exprimer ces limitations mutuelles grâce auxquelles les différentes libertés se distinguent et pourtant communiquent. Le propre de l’âme, c’est d’être un esprit engagé dans un monde, et qui, même si on suppose qu’elle puisse s’en détacher, doit y être engagée pour réaliser sa destinée. Il faut donc qu’il n’y ait qu’un monde dans lequel toutes les âmes accomplissent leur destinée solidairement. Et si l’on peut dire que dans ce monde chaque âme a une situation particulière qui définit les circonstances dans lesquelles la liberté aura à s’exercer, l’âme, considérée dans l’activité qui la fait être, doit comporter nécessairement l’union d’une liberté et d’une situation. Quant au monde lui-même, il rassemble en lui toutes les conditions de possibilité qui permettent aux différentes libertés d’agir à la fois séparément et solidairement. Et s’il y a une dialectique qui permet de définir le monde comme un système dont l’espace, le temps et les catégories constituent les arêtes, cette dialectique ne peut pas recourir à un autre principe de déduction qu’à la notion d’une liberté qui se donne à elle-même les moyens par lesquels elle se fonde dans son double rapport avec l’activité dont elle participe et avec toutes les autres libertés.
7. UNE DIALECTIQUE RÉFLEXIVE.
Dès lors, bien que l’âme présente un caractère d’intimité inaliénable au point même où elle inscrit sa propre existence dans l’absolu, pourtant cette existence est, si l’on peut dire, une existence relationnelle, de telle sorte que, pour la décrire, il faut d’abord analyser la relation de l’âme avec elle-même, telle qu’elle se manifeste dans la constitution du moi par son union avec le corps, ce qui fera l’objet de notre livre I ; puis cette relation caractéristique de son essence et qui nous oblige à la considérer [19] comme une possibilité qui s’actualise dans le temps par le moyen de la valeur, ce qui fera l’objet de notre livre II ; ensuite l’ensemble des relations qu’elle soutient avec le monde et avec les autres âmes, et qui, en tant qu’elles nous livrent le contenu même de son essence, forment ce que l’on appelle proprement ses puissances, que nous étudierons dans le livre III. Nous consacrerons enfin le livre IV à l’examen de la relation de l’âme avec l’esprit pur, qui nous conduira à poser le triple problème de son unité, de sa vocation originale et de son immortalité.
Nous poursuivrons ainsi dans cet ouvrage l’application d’une méthode à laquelle on pourrait donner le nom de dialectique réflexive, que nous exposerons bientôt dans un ouvrage indépendant et dont les trois volumes publiés antérieurement : De l’Être, De l’Acte, Du Temps et de l’Éternité, étaient les premières étapes. Elle conviendra particulièrement bien, semble-t-il, à l’analyse de l’âme, s’il est vrai que l’âme réside tout entière dans le double mouvement par lequel elle ne cesse à la fois de se détacher de l’être absolu et de le rejoindre, de se diviser elle-même en puissances qui la mettent en rapport avec tous les modes de l’être et de reconquérir cette unité qu’elle est à chaque instant menacée de perdre. Elle seule nous fournira cette description articulée qui nous permettra de saisir l’âme dans l’acte même par lequel elle se crée, en fondant sa propre indépendance dans le tout de l’être dont elle reste solidaire : à cette description réglée chacun de nous devra donner son assentiment en reconnaissant en elle les opérations qu’il ne cesse d’accomplir pour être. Nous sommes ici au delà de toute démonstration, bien que nous soyons en face d’une évidence qui surpasse l’évidence de toute démonstration : car l’âme est une existence, et aucune existence ne se démontre, mais les démarches qui la constituent ne peuvent avoir une portée ontologique qu’à condition que nous sentions qu’en les faisant, c’est nous-même que nous faisons, au lieu que les démonstrations les plus rigoureuses ne valent que pour des notions, c’est-à-dire pour la construction d’un système où la seule logique trouve son compte.
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