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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Louis LAVELLE, Manuel de méthodologie dialectique. (1962)
Préface de la première édition


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis LAVELLE  (1883-1951), Manuel de méthodologie dialectique. Paris: Les Presses universitaires de France, 1962, 1re édition, 181 pages. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[V]

Manuel de méthodologie dialectique


Préface


de Gisèle BRELET

Le Manuel de méthodologie dialectique mérite pleinement d’être considéré comme le testament philosophique de Louis Lavelle. En cet ouvrage ultime, toute la philosophie lavellienne se résume et se juge en se confrontant à son inspiration originelle. Harmonieusement elle s’achève par un retour à ses sources et la conscience aiguë qu’elle prend d’elle-même. Aussi ces pages capitales éclairent-elles l’œuvre entier comme de l’intérieur. La démarche fondamentale de Lavelle nous est ici livrée dans sa pureté ; nous assistons à son itinéraire spirituel, et par là même à la naissance des thèmes majeurs de sa pensée. Lavelle disait volontiers que la philosophie est une méthode avant d’être une doctrine : ce qu’attestait selon lui l’exemple de tous les grands philosophes. C’est précisément dans la Méthodologie que la doctrine lavellienne nous révèle la méthode même qui l’engendra — et par laquelle nous pouvons l’engendrer à notre tour. Aborder Lavelle par cet ouvrage, ce serait accéder directement au cœur même de sa pensée, à son originalité la plus essentielle. Originalité de la méthode où s’affirme l’esprit même de la doctrine.

Il faut souligner tout le prix de la Méthodologie pour l’interprétation de la philosophie lavellienne, qui nous confie ici ses clefs secrètes. Lavelle s’y montre soucieux de se définir à l’égard des grands philosophes du passé et du présent, d’engager avec eux un débat sur le problème central de la philosophie : celui de ses fondements méthodologiques. C’est qu’en fait Lavelle rompt sur ce point avec toute la tradition : il donne à la méthode un sens nouveau, contraire à la conception classique, et qui risque de surprendre le lecteur non prévenu. La méthode lavellienne n’est pas une pure logique : davantage apparaît-elle à la fois comme une éthique et une esthétique. L’esprit de finesse y vient sans cesse équilibrer l’esprit de géométrie, le goût et le sens du concret y font [VI] échec à l’ambition constructrice. La vérité philosophique ne saurait selon Lavelle s’enclore en quelque système de syllogismes — et la forme spinoziste qu’adopte la Méthodologie ne doit pas nous leurrer. Dans un inédit très curieux et bien significatif, Paradoxes sur la méthode, Lavelle confesse que selon lui il n’y a pas plus de règles pour la méthode que pour la création de l’œuvre d’art. Tel l’artiste, l’esprit ne peut créer sous la contrainte. Il faut lui laisser son jeu le plus libre et le plus naturel, il faut qu’il aille son train, dans une parfaite disponibilité qui lui permette d’accueillir les dons gratuits de l’inspiration. Si la méthode lavellienne se méfie des prétentions de la méthode, c’est qu’elle fait confiance à l’esprit vivant. Car rien ne peut se substituer à l’expérience spirituelle. La vérité, nous la portons en nous, et la méthode est cet « art subtil » qui disposera notre âme à la reconnaître par un consentement pur. Car il faut aller au vrai avec toute son âme : la vérité n’est captée qu’à force d’humilité, de sincérité. Elle se dérobe à tous les efforts de la volonté et de l’amour-propre, et se livre moins à la rigueur de la déduction qu’à la pureté de l’attention, à cette attention de l’esprit à lui-même qui est sans doute son acte le plus haut. Pour la première fois avec Lavelle, la méthode se libère de ses limites et s’intègre ce qui semblait n’exister qu’à ses dépens. Elle met en jeu la conscience tout entière, dont elle sollicite jusqu’aux puissances affectives. « Comme si la lumière en nous était toujours un effet de la ferveur [1]. »

*
*   *

Lavelle voit donc la méthode moins en logicien et en savant, qu’en artiste et en moraliste. De là, sur ce point, son opposition à Descartes auquel pourtant l’unissent tant d’affinités. La science mathématique n’est pas pour Lavelle, comme pour Descartes, l’unique maîtresse de vérité. La méthode cartésienne de composition (du simple au complexe) n’a qu’une portée restreinte : si elle s’applique admirablement aux mathématiques auxquelles elle a été empruntée, c’est-à-dire à la quantité — et aux domaines où prévaut la quantité —, elle ne saurait valoir pour la qualité, pour l’ordre psychologique, esthétique, moral. Ni surtout métaphysique. À cette méthode fabricatrice échappent en effet les actes les plus profonds de la vie humaine, ceux qui concernent nos rapports vivants avec le monde, avec les autres êtres et avec l’Être absolu. Lavelle repousse non seulement la méthode mathématique, mais [VII] en général cette méthode constructive et génétique où s’engagèrent toutes les grandes philosophies. Malgré leurs divergences, celles-ci nous offrent également — avec des variantes et des fortunes diverses — des méthodes « unilinéaires » qui prétendent procéder du minimum d’être au maximum d’être. Comme pour imiter la Création dans son passage du néant à l’être. Mais n’est-ce pas là une vue imparfaite de la méthode elle-même et une entreprise bien illusoire ? La méthode synthétique d’Hegel ou d’Hamelin est-elle réellement synthétique ? Laborieusement elle s’efforce de progresser de l’abstrait au concret ; mais elle n’y réussit en quelque mesure qu’en empruntant à son insu ses éléments à l’expérience. L’on ne saurait espérer enrichir par un progrès dans le temps la notion d’être : l’être est tout entier présent dans la plus humble de ses manifestations. Si la méthode synthétique est vouée à l’échec, c’est qu’elle attribue au sujet une efficacité créatrice qu’il ne possède pas, et finalement fait abstraction du sujet authentique, qui n’est créateur qu’à l’échelle de la participation. La vraie méthode doit admettre l’« intervalle » entre l’activité réflexive — qui définit la conscience — et l’activité créatrice : elle cherche sans doute à les rejoindre, mais n’y parvient qu’en décrivant tout le donné qui remplit l’intervalle. Lavelle, quant à lui, ne nourrit point l’ambition de recréer le monde par la seule force de sa pensée, ni de construire autour de lui un système abstrait qui risquerait de nous le dissimuler. Au lieu d’emprisonner toutes les formes de l’être dans les rets d’un nécessitarisme logique, la méthode lavellienne nous situe d’emblée en l’être même retrouvé à sa source : en cet acte réflexif qui est libre participation à l’acte créateur.

Une réflexion aboutissant à la prise de possession du sujet par lui-même : telle est l’origine de la méthode lavellienne. Le premier terme est ainsi premier réellement et non hypothétiquement. Et la méthode sera sans artifice puisqu’elle se confond avec les démarches concrètes par lesquelles le sujet se constitue. Car le sujet n’est plus, comme chez Kant, condition formelle et purement logique, sans laquelle nulle expérience ne serait possible : la réflexion chez Lavelle, en nous découvrant le sujet, nous livre en lui, dans une expérience indubitable, l’origine et le fondement de tout ce qui est. Mais c’est dans la mesure où cette expérience est celle même de la participation. Aussi le sujet se révèle-t-il triple et non pas simple : la conscience résulte toujours de la relation vivante qui s’établit en chacun de nous entre le sujet psychologique, le sujet transcendantal et le sujet absolu (ou plus vulgairement : entre l’individu, l’homme et l’Être absolu). Lavelle montre comment tous les problèmes sont subordonnés à ceux du sujet, dont les trois [VIII] plans déterminent trois mondes : le sensible, les idées, les valeurs. Ainsi est-ce parce que le sujet n’est pas simple qu’il suffit à soutenir la diversité infinie des aspects du réel, qui sont toujours en corrélation avec lui. La relation des sujets est une relation première. Et ce sont les relations entre les sujets qui conditionnent les relations entre les choses, entre les idées et entre les valeurs.

La méthode lavellienne est « dialectique » au sens fort, car elle naît tout entière de la dialectique interne de la conscience : elle est un dialogue du sujet avec le sujet absolu et avec tous les autres sujets. La méthode dialectique ne va pas du néant à l’être : elle circule au sein de l’être. Dès sa première démarche, la réflexion régressive nous donne déjà l’Absolu qu’elle cherche. La dialectique est ici multilinéaire. C’est une systématisation organique d’une réalité plénière où chaque élément appelle tous les autres pour le soutenir. L’esprit tente en vérité de s’y égaler — au moins potentiellement — à la totalité de l’être. L’ordre dialectique n’est pas un ordre abstrait et purement formel (appelant une certaine matière). Ce n’est point un ordre artificiel et constructif ne valant que pour certaines espèces de connaissance, spécialement de nature quantitative. Ce n’est point un ordre logique, mais véritablement ontologique, qui embrasse la vie totale du sujet dans sa double opération de penser et de vouloir, mais aussi dans ses puissances sensibles et affectives.

Tout entière issue de l’analyse du sujet et de ses implications, la dialectique lavellienne substitue à l’orgueil constructeur de la méthode synthétique l’attentive humilité de l’analyse, seule méthode à la mesure de l’être fini. L’analyse est attention parfaite et accueil pur, consentement à l’être et complicité avec son acte. Posant tout le réel comme déjà donné, c’est à le décrire selon ses articulations naturelles que va tout son effort. Lavelle ne confond point l’ordre des choses avec l’ordre de l’artificieuse intelligence. Il a le vif sentiment de l’organisation subtile et complexe du réel, que ne sauraient égaler les systèmes schématiques laborieusement édifiés par l’intellect. La philosophie n’a que trop souffert, selon Lavelle, du sens limité attribué à l’ « expérience ». Aussi ne craint-il pas d’en généraliser la notion, de telle sorte que la philosophie devient pour lui l’analyse de la totalité de l’expérience et de ses connexions internes, l’expérience incluant bien entendu les mouvements mêmes de l’esprit sans lesquels elle-même n’existerait pas. Et l’analyse est indivisiblement celle des divers aspects du réel et celle en nous de nos puissances, en leur corrélation. Dans l’analyse lavellienne s’exprime un sens du concret toujours en éveil qui la défend de tout arbitraire, de tout schématisme gratuit. L’analyse n’est efficace [IX] selon Lavelle que si nous avons soin de toujours maintenir le contact avec le réel, de ressentir la totalité de sa présence. Le Tout n’est pas une somme atteinte au terme d’une synthèse. C’est lui au contraire qui donne aux parties leur véritable signification. L’analyse est donc celle de la présence totale en présences particulières. D’où résulte cette conséquence capitale — où éclate la valeur singulière de la méthode lavellienne — que cette analyse se suffit à elle-même et ne requiert point de synthèse ultérieure.

Mais pour être une description fidèle de la réalité, l’analyse n’en est pas moins créatrice. Comment en serait-il autrement puisqu’elle est l’acte fondamental de l’esprit, dont la vertu propre est de distinguer et de discerner ? En vérité les parties qu’il distingue dans le Tout n’y étaient qu’en puissance. Il ajoute au réel en s’y ajoutant et s’enrichit lui-même de ce qu’il y suscite. L’analyse échappe donc chez Lavelle au reproche de stérilité qui lui est si souvent fait. Elle est non seulement créatrice, mais aussi plus véritablement explicative que la méthode synthétique : s’il est vrai que l’explication du réel ne peut être qu’intérieure au réel lui-même, le décrire c’est par là même l’expliquer. La méthode dialectique tend naturellement vers un système. Mais un système ouvert et non point clos. Car il n’y a pas de bornes au progrès de l’analyse, et nous ne rejoindrons jamais le concret dans sa richesse qualitative, tel qu’il est donné à chaque moi individuel. Pourtant, c’est à la dialectique lavellienne que revient ce rare mérite de nous avoir dévoilé le secret même de la qualité, dans ce qu’elle a d’irréductible.

Son premier livre, la Dialectique du monde sensible (1921), Lavelle le présente comme « une première application d’une méthode plus générale », celle même dont l’exposé complet remplira le Manuel de méthodologie. Or cette méthode avait dès la Dialectique magistralement fait ses preuves en apportant une solution heureuse à l’un des plus difficiles problèmes de la philosophie. Quoi de plus rebelle en effet à l’analyse que la qualité, de plus opaque à l’intelligence ? Le monde sensible n’était-il pas unanimement considéré comme le refuge de l’irrationnel et du confus ? Tenter de faire pénétrer en cette confusion jugée irrémédiable la lumière de l’intelligence, c’était là une gageure, propre à effrayer les plus audacieux. Mais Lavelle avait mis au point déjà la méthode qui lui permettrait de mener à bien l’entreprise : la dialectique de la participation le guiderait jusque dans les replis du sensible. L’on était sans doute avant lui parvenu à « expliquer » le sensible, mais cela signifiait le « réduire » à l’intelligible, c’est-à-dire en fait le détruire. Lavelle au contraire cherchera et réussira à le « produire », c’est-à-dire à le sauver. Et le miracle de la Dialectique du monde sensible — ce [X] titre sonne comme un défi joyeux — c’est que la qualité, loin de perdre ses magies, y était non seulement respectée, mais encore exaltée, comme si, sous la finesse de l’analyse qui nous en découvrait le sens le plus intime, elle renaissait dans sa fraîcheur première. La sensibilité esthétique de Lavelle, le caractère esthétique de sa méthode trouvaient ici la plus belle occasion de s’exprimer. En cette analyse inspirée, chaque qualité sensible (couleur, son, saveur, odeur), copiée dans ses résonances affectives et métaphysiques, apparaissait vraiment comme l’appel et l’ébauche d’un art.

La finesse d’analyse déployée dans la Dialectique prouve avec force la souplesse de la méthode qui n’avait cessé de la guider. En cette souplesse réside l’universalité même de la méthode lavellienne. Elle peut s’appliquer à tous les problèmes puisqu’en chacun d’eux précisément elle retrouve un mode irréductible de la participation, s’obligeant ainsi à respecter l’originalité de toutes les formes de l’être : celle de la qualité sensible comme aussi celle des sujets individuels. C’est dans la dialectique en particulier que les consciences communiquent par des relations proprement spirituelles. Ce qui serait impossible si les sujets restaient enfermés dans les limites de leur subjectivité individuelle et ne participaient au sujet absolu par l’intermédiaire du sujet transcendantal. Toutefois cette commune participation, loin de réaliser entre les consciences une sorte d’identité ou de fusion, les confirme au contraire dans ce que chacune d’elles a de personnel et d’unique. S’unir à autrui, c’est le vouloir tel qu’il est et différent de soi ; c’est le poser comme une personne douée de volonté et d’initiative ; c’est l’aider à devenir pleinement ce qu’il est et à réaliser sa vocation. Le principe qui domine toute la dialectique lavellienne, c’est la subordination des phénomènes et des idées aux êtres qui les perçoivent et qui les pensent. Lavelle retrouve selon lui-même le double sens de la « dialectique » chez les Grecs : elle est un dialogue qui permet aux différentes consciences à la fois de se distinguer et de s’unir. Dialogue qui se poursuit par une distribution non seulement des choses mais encore des essences, dans un monde médiateur.

La beauté, la valeur et le sens aimantent la dialectique lavellienne : son ressort n’est point la nécessité logique mais bien plutôt la finalité esthétique, ce dont témoigne cette glorification de la découverte qui est le sommet de la Méthodologie. Comme en l’œuvre d’art l’activité créatrice, dans la découverte la méthode à la fois s’abolit et s’achève en recevant son sens ; comme la contemplation esthétique elle est contact avec l’être, consentement à l’être, et nous ne pouvons mieux comprendre ce que Lavelle entend par découverte que par analogie avec l’art même. Une esthétique latente semble [XI] d’ailleurs inspirer toute l’ontologie lavellienne, et Lavelle bien souvent fait explicitement appel à l’expérience artistique pour éclairer l’expérience métaphysique. Ne dit-il pas ici de l’attention, acte suprême de la conscience, qu’elle est comme un « jeu », libre de tout intérêt, et de la découverte, cette « présence totale », qu’elle nous donne, à la manière de l’œuvre d’art, une certaine possession, dans le fini, de l’infini ? Poursuivons donc ces analogies puisque Lavelle lui-même nous y autorise. De même que l’effort créateur de l’artiste n’engendre pas nécessairement un chef-d’œuvre, la méthode, elle aussi acte vivant d’une liberté, ne conduit pas infailliblement à la découverte. Mais justement, de même que l’œuvre vérifie pour ainsi dire l’action créatrice, la découverte seule atteste le succès de la méthode et lui apporte comme sa récompense. Dans la découverte, comme en l’œuvre d’art pour son créateur, l’action militante se change en bienheureuse contemplation. Comme l’œuvre d’art aussi, la découverte est reconquête de l’immédiat, mais d’un immédiat désormais transparent à l’intelligence. Retour au donné, mais transfiguré par la signification qui l’illumine. Car si la découverte donne un sens à la méthode, c’est que la découverte est toujours celle du sens. Et singulièrement dans la découverte philosophique, qui a pour but de nous révéler, non point des objets de connaissance nouveaux, mais la signification même du monde et de la vie.

C’est l’une des originalités les plus précieuses de la dialectique lavellienne que d’avoir su définir la découverte, au delà de ses contenus particuliers, dans son essence même. L’on voit encore ici comment la participation — au sens précis que Lavelle donne à ce terme — oriente toute la méthode. Toute opération que nous accomplissons est une opération de participation qui comporte une initiative qui vient de nous, mais aussi une réponse que ne cesse de nous apporter le donné. L’on conçoit que la méthode lavellienne, bien qu’elle soit l’œuvre de la liberté, mette pourtant l’accent sur la découverte plutôt que sur l’invention. Dans toute invention il y a en effet une part d’artifice, tandis que dans la découverte, c’est le réel même que nous étreignons. Et l’on peut dire que l’invention elle-même n’a de sens que si elle se change en découverte, comme en témoigne la physique, où l’hypothèse ne vaut qu’une fois confirmée par l’expérience. L’exemple de la rigueur mathématique semble avoir faussé toute notre conception de la méthode. On a pensé que celle-ci avait pour but de réduire la diversité des aspects du réel à une identité abstraite : celle qui est censée définir la raison. Mais en vérité le succès de la découverte ne saurait résider dans la conversion du donné en construit, dans une réduction du sensible à l’intelligible. Lavelle, en artiste amoureux de la diversité nuancée [XII] du réel, s’insurge contre une telle réduction. Belle victoire vraiment pour l’esprit que de résorber le monde en le désert de sa solitude ! Un tel acosmisme ne peut engendrer que le pessimisme. La joie de l’esprit n’est-ce point de communiquer avec le monde dans une réciprocité où il puisse demander et recevoir ? Le propre de la connaissance est d’éclairer la donnée, non de l’abolir. C’est cette présence de la donnée qui fait justement le prix de la découverte. Tout acte appelle et implique une donnée corrélative. Il est « avide d’une possession » comme l’artiste est avide de son œuvre. Et c’est dans l’analyse des correspondances réglées entre l’acte et la donnée que réside tout l’objet de la dialectique. Or Lavelle définit ainsi en fait une nouvelle sorte d’évidence, joignant l’évidence sensible et l’évidence intellectuelle ; l’une et l’autre étaient stériles, réduites à elles-mêmes : la seule évidence qui soit féconde, c’est la convenance du sensible et du concept. Et cette évidence est complète parce qu’elle inclut le sens, qui jaillit de cette confrontation en elle de l’acte et de la donnée.

Lavelle réhabilite donc cette donnée que la philosophie depuis Platon a généralement considérée comme un écran s’interposant entre la vérité et nous, qu’il s’agissait pour nous de supprimer. La donnée n’est plus chez Lavelle comme chez Kant ce qui nous résiste et nous fait obstacle. Elle est un don que nous devons accueillir et qui nous comble. Comme l’œuvre d’art étonne et ravit son créateur par ce surplus qu’elle ajoute à son action. Et de même que l’artiste ne crée son œuvre qu’afin qu’elle l’enrichisse à son tour, c’est la découverte et non l’invention qui est véritablement novatrice. Ce qui surpasse notre acte en effet l’accomplit et l’achève. Ce serait une erreur de penser qu’il s’abolisse dans la possession. Car c’est alors sans doute qu’il s’exerce de la manière la plus pleine et la plus parfaite. De même que l’action de l’artiste se dénoue en cet acte plus pur qu’est la contemplation de son œuvre. La découverte, c’est un repos actif qui surmonte l’originelle opposition de la passivité et de l’activité : c’est la participation en acte et l’achèvement même de la dialectique lavellienne.

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Pour la première fois avec le Manuel de méthodologie se définit une méthode proprement ontologique dont l’intellectualisme est délivré de tout mathématisme. Sa démarche authentiquement spiritualiste fait uniquement appel à l’expérience intérieure. Car cette expérience est selon Lavelle par essence accordée à la vérité de l’être. Si, comme tous les grands philosophes, Lavelle retourne [XIII] au sujet, c’est pour l’ouvrir sur le monde au lieu de le refermer sur la pensée. Créateur en participation, le sujet pénètre par son acte au cœur même de l’être. Dès lors la méthode lavellienne réside tout entière dans la description de l’expérience intérieure de la participation. Et c’est dire qu’elle n’aboutit nullement à une vérité toute faite : elle ne s’achève qu’en nous et selon nous-même, car elle ne veut que nous guider dans l’accomplissement de l’acte de participation, dans la poursuite de ce dialogue avec soi, avec autrui et avec l’Être où se résume toute notre humaine vocation. Ainsi la Méthodologie débouche-t-elle sur une sagesse. Sagesse tout illuminée de joie esthétique. Par l’analyse créatrice nous ne cessons de découvrir, sans jamais l’épuiser, la richesse infinie de l’Être. Et la joie de la contemplation, l’art ne garde plus le privilège de nous la dispenser, mais elle devient l’habituel séjour de notre vie.

La méthode neuve qu’apporte le Manuel ne s’édifie pas sur la ruine des méthodes classiques — l’ouvrage n’a jamais le ton polémique — : c’est qu’il s’agit moins de les réfuter que de les situer chacune dans son ordre, ce qui permet de les intégrer en les dépassant. Nous prenons ici l’exacte mesure de l’ontologie lavellienne qui a su apaiser les traditionnelles antinomies entre l’agir et le pâtir, l’acte et la donnée, l’immanence et la transcendance, l’être et le paraître ; qui a su réconcilier le réalisme et l’idéalisme, l’empirisme et le rationalisme, le kantisme et la phénoménologie. La philosophie lavellienne dans le Manuel de méthodologie assume pleinement son rôle historique et sa vocation intemporelle. Elle prend ses distances avec soi et, se dépouillant jusqu’à s’identifier à sa démarche intime, elle confie à l’avenir ce qu’elle a de plus fécond. Cette méthode enracinée en l’existence — et non point suspendue à la seule pensée — porte incontestablement le sceau de notre époque, mais sans en partager le pessimisme destructeur. La conscience chez Lavelle renoue sous une forme neuve — et singulièrement actuelle — ce dialogue avec l’Absolu, hors duquel il n’y eut jamais de grande philosophie. Le Manuel de méthodologie, qui le vit et nous le fait vivre dans son émouvante pureté, a déjà rejoint la philosophia perennis.

[XIV]

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[1] De l’acte, p. 536, Aubier, 1937.



Retour au livre de l'auteur: Louis Lavelle (1883-1951) Dernière mise à jour de cette page le lundi 24 février 2014 9:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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