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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Louis LAVELLE, LA PAROLE ET L'ÉCRITURE. (1942)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis LAVELLE  (1883-1951), LA PAROLE ET L'ÉCRITURE. Paris: L'Artisan du livre, 1942, 250 pp. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[5]

La parole et l’écriture

Introduction

SUR LES PÉRILS PRÉSENTS DE LA PAROLE
ET DE L’ÉCRITURE


[6]

[7]

I

Au moment où le monde subit de si grands ébranlements, où les nations changent de figure, où les sociétés cherchent un équilibre nouveau, où, dans chaque individu, l’humanité tout entière s’interroge sur son propre destin, c’est, semble-t-il, appliquer son esprit à un objet bien menu que de chercher à définir l’essence de la parole et celle de l’écriture. Est-ce rien de plus qu’un divertissement destiné à nous permettre d’oublier nos soucis ? Une sorte de fuite de la réflexion qui, au lieu de faire face avec courage à ses tâches les plus pressantes et les plus viriles, choisit le thème le plus [8] frivole où rien ne puisse troubler ses complaisances dans son propre jeu ?

Mais la parole et l’écriture sont les instruments par lesquels les hommes se communiquent leurs pensées : c’est par elles qu’ils agissent les uns sur les autres, qu’une idée, qu’un désir, nés dans le secret de quelque conscience et qui n’étaient en elle que de timides possibilités, s’en échappent tout à coup, acquièrent on ne sait quelle subtile réalité qui s’insinue dans d’autres consciences, où elle produit un mouvement mystérieux qui entraîne aussi les corps. Or c’est dans les périodes les plus troublées et les plus violentes que leur action est la plus puissante et risque, par l’abus même qu’on en fait, de nous laisser oublier leur destination première et leur divine origine. Il appartient alors aux âmes les plus fermes, qui sont libres de toute passion, de retrouver leur usage pur. C’est par la parole et par l’écriture que les hommes réussissent à capter tous ces éclairs secrets qui traversent chaque conscience, pour en faire une atmosphère de lumière qui est commune à toutes. C’est par elles que le sceau de chaque solitude se trouve rompu et le fossé qui sépare les différentes solitudes traversé. Elles donnent un corps à l’invisible et dévoilent le mystère de l’être spirituel, [9] sans altérer pourtant sa nature, qui n’est ni dans le son ni dans la lettre, mais dans le sens, que le son et la lettre retiennent, mais sans le livrer.

II

La corruption de la parole et de l’écriture est la marque de toutes les autres corruptions : elle en est à la fois l’effet et la cause. Et l’on ne peut songer à purifier l’une ou l’autre sans purifier son âme elle-même. La période où nous vivons est à cet égard pleine de périls : il faut veiller pour les conjurer.

Les progrès de la science ont permis de multiplier et de répandre la parole au delà du cercle familier auquel elle s’adresse naturellement : de là une sorte de disproportion entre le son qu’elle rend et l’écho qu’elle produit, une coupure qui s’accentue tous les jours entre celui qui la profère et celui qui l’écoute. Chacun de nous se trouve enveloppé dans des événements qui le dépassent, mais qui retentissent sur sa propre vie : il en parle comme s’il était capable de les juger ou de les conduire, mettant en jeu toute sa passion pour couvrir à la fois son ignorance et son impuissance. Toutes les voix qui lui parviennent ne sont plus qu’une rumeur massive où l’on ne [10] reconnaît plus le timbre vivant d’une âme individuelle. Nous imitons nous-même trop souvent ce langage primitif et informe qui, si nous n’y prenons garde, nous tiendra lieu bientôt de conversation.

Nous nous contentons de répéter et n’avons plus le goût de découvrir. Nous perdons peu à peu cette délicatesse incomparable de l’expression qui crée entre les êtres une sorte de communication ininterrompue, toujours différente et toujours en péril, qui ressemble tout à la fois à une genèse et à une révélation. Nous n’avons plus l’expérience de la solitude où la pensée s’éprouve elle-même en se muant peu à peu en paroles, dont l’effet est à la fois de la rompre et de l’agrandir.

III

Le temps est propice pour considérer à nouveau ce point d’éclosion où la pensée naissante commence à se réaliser dans le langage avant de prendre figure dans le monde et de le former à son image. La discipline du langage est la même que la discipline du silence : il y a un silence de la pensée que les paroles les plus belles doivent traduire et non point interrompre.

[11]

Mais la parole appartient à l’instant : elle doit être rare si elle ne veut pas témoigner du vide de la pensée en croyant témoigner de son abondance. Elle doit être en rapport avec les circonstances et l’événement ; elle manque son objet si elle manque d’opportunité. Quant à l’écriture au contraire, le danger pour elle c’est qu’elle ressemble trop à la parole et qu’elle devienne périssable comme elle. Rien ne mérite de lui être confié qui ne dépasse l’instant où il s’est produit. Elle ne remplit son véritable rôle que si elle conserve celles-là seules de nos pensées dont les hasards de l’existence nous séparent à chaque instant, mais que nous voudrions pouvoir retrouver toujours. Elle risque de s’avilir si on la destine seulement à transmettre des nouvelles, à produire un mouvement d’opinion.

Elle n’est rien sans le style que la parole n’atteint que dans certaines réussites. Mais le mépris du style, si commun aujourd’hui, est le signe de la bassesse d’âme. Rien ne dure que par le style, qui est la marque même de la personne, au moment où elle appréhende le réel dans une démarche unique, et dont la valeur pourtant est éternelle. Mais la perfection du style est une perfection tout intérieure qui rend la pensée transparente, au lieu de résider, [12] comme on le croit, dans une certaine beauté du son ou dans une certaine élégance du mouvement capables de se suffire. Il y a une pureté du style qui est une pureté proprement morale, qui se retrouve dans toutes les espèces de l’expression, et non pas seulement dans le langage et qui, libre de toutes les recherches de la volonté et de toutes les complaisances de l’amour-propre, ne peut être obtenue que par un dépouillement sévère qui, déchirant tous les voiles entre l’esprit et le réel, nous livre la vérité de nous-même et du monde dans une coïncidence miraculeuse. Une telle rencontre de la vie cachée et de la vie manifestée est toujours pour l’esprit à la fois une grâce et une résurrection.



Retour au livre de l'auteur: Louis Lavelle (1883-1951) Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 avril 2017 18:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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