Extrait de: Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime,
Paris, Seuil, 1973, pp. 253-307. Paris, Éditions du Seuil, 1984, pp. 23-72.
De la famille médiévale à la famille moderne
L'étude iconographique du chapitre précédent nous a montré la place nouvelle prise par la famille dans la vie sentimentale des XVI et XVIIe siècles. Il est remarquable qu'à ces mêmes époques on relève des changements importants de l'attitude de la famille à l'égard de l'enfant. La famille se transforme profondément dans la mesure où elle modifie ses relations internes avec l'enfant.
Un texte italien de la fin du XVe siècle nous donne une idée très suggestive de la famille médiévale, au moins en Angleterre, il est extrait par l'historien anglais Furnival d'une Relation de l'île d'Angleterre d'un Italien: «Le manque de cœur des Anglais se manifeste particulièrement dans leur attitude à l'égard de leurs enfants. Après les avoir gardés à la maison jusqu'à l'âge de sept ans, neuf ans (chez nos anciens auteurs, sept ans est l'âge où les garçons quittent les femmes pour joindre l'école ou le monde des adultes), ils les placent, aussi bien les garçons que les filles, pour le gros service dans es maisons d'autres personnes, auxquelles ces enfants sont liés pour une durée de sept à neuf ans (donc jusqu'à l'âge de quatorze à dix-huit ans environ). On les appelle alors des apprentis. Pendant ce temps, ils accomplissent tous les offices domestiques. Il en est peu qui évitent ce traitement, car chacun, quelle que soit sa fortune, envoie ainsi ses enfants dans les maisons d'autrui, tandis qu'il reçoit chez lui des enfants étrangers.» L'Italien trouve cette coutume cruelle, ce qui laisse entendre qu'elle était inconnue ou oubliée dans son pays. Il insinue que les Anglais recouraient aux enfants des autres, parce qu'ils pensaient être ainsi mieux servis que par leurs propres rejetons. En fait l'explication que les Anglais eux-mêmes donnaient à l'observateur italien devait être la bonne: «Pour que leurs enfants apprennent les bonnes manières. »
Ce genre de vie fut probablement commun à l'Occident médiéval. Dès le XIIe siècle, G. Duby décrit la famille d'un chevalier maçonnais Guigonet, d'après son testament. Guigonet avait confié ses deux fils mineurs à l'aîné de ses trois frères. Plus tard, de nombreux contrats de louage d'enfants à maîtres prouvent combien l'apprentissage dans les familles étrangères était un usage répandu. Il est parfois spécifié que le maître doit «apprendre» à l'enfant et lui «montrer le fait de sa marchandise» ou qu'il doit le «fere aller et suivre l'escolle ». Ce sont cas particuliers. D'une manière plus générale, la principale obligation de l'enfant ainsi confié à un maître est de «servir bien et dûment» celui-ci. Quand on parcourt ces contrats sans se défaire de nos habitudes d'esprit contemporaines, on hésite à décider si l'enfant a été placé comme apprenti (au sens moderne du mot), ou comme pensionnaire, ou comme serviteur. Nous aurions bien tort d'insister: nos distinctions sont anachroniques et l'homme du Moyen Age n'y voyait que les nuances d'une notion essentielle, celle de service. Le seul service qu'on pût longtemps concevoir, le service domestique, n'entraînait aucune déchéance n'éveillait aucune répugnance. Il existait au XVe siècle toute une littérature en langue vulgaire, française ou anglaise, qui énumérait sous une forme mnémotechnique versifiée, les commandements d'un bon serviteur. L'un de ces poèmes s'intitule en français: «Régime pour tous serviteurs.» L'équivalent anglais est wayting servant qui est demeuré dans l'anglais moderne avec le mot waiter, notre «garçon» (de café). Certes ce serviteur doit savoir servir à table, préparer les lits, accompagner son maître, etc. Mais ce service domestique s'accompagne de ce que nous appellerions aujourd'hui une fonction de secrétaire, d'employé. Nous nous apercevons qu'il n'est pas considéré comme un état définitif, mais comme un stage, une période d'apprentissage (…).
Ainsi le service domestique se confond-il avec l'apprentissage, forme très générale de l'éducation. L'enfant apprenait par la pratique, et cette pratique ne s'arrêtait pas aux limites d'une profession, d'autant qu'il n'y avait pas alors, et pour bien longtemps encore, de limites entre la profession et la vie privée; le partage de la vie professionnelle expression bien anachronique d'ailleurs entraînait le partage de la vie privée avec laquelle elle se confondait. Aussi est-ce par le service domestique que le maître transmettra à un enfant, et pas au sien, à l'enfant d'un autre, le bagage de connaissances, l'expérience pratique, et la valeur humaine qu'il est censé posséder.
Ainsi toute éducation se faisait par apprentissage, on donnait à cette notion un sens beaucoup plus étendu que celui qu'il a pris plus tard. On ne gardait pas ses enfants chez soi, on les envoyait dans une autre famille, avec ou sans contrat, pour y demeurer et commencer leur vie, ou pour y apprendre les manières d'un chevalier, ou un métier, ou même pour suivre l'école et s'instruire dans les lettres latines. Il faut voir dans cet apprentissage un usage répandu dans toutes les conditions. Nous avons relevé tout à l'heure une ambiguïté entre le valet subalterne et le collaborateur plus relevé, à l'intérieur de la même notion de service domestique. Une pareille ambiguïté existait entre l'enfant ou le très jeune homme et le serviteur. Les recueils anglais de poèmes didactiques qui enseignaient la courtoisie aux serviteurs s'intitulent des Babees Books. Le mot valet signifiait un jeune garçon et Louis XIII enfant dira encore dans un élan d'affection qu'il voudrait bien être «le petit valet à papa ». Le mot garçon désignait à la fois un très jeune homme et un jeune domestique dans la langue du XVIe et au XVIIe siècle: nous l'avons conservé pour interpeller les serveurs de café. Même lorsqu'à partir du XV-XVIe siècle on distinguera mieux, à l'intérieur du service domestique, les services subalternes et les offices plus nobles, il reviendra toujours aux fils de famille et non aux domestiques mercenaires de servir à table. Il ne suffit pas, pour paraître bien élevé, de savoir se tenir à table, comme aujourd'hui: il fallait encore savoir servir à table. Le service à table occupe jusqu'au XVIIIe siècle une place considérable dans les manuels de civilité, les traités de bonnes manières, tout un chapitre de la civilité chrétienne de J.-B. de La Salle, l'un des livres les plus populaires du XVIIIe siècle. C'est une survivance du temps où tous les services domestiques étaient assurés indifféremment par des enfants que nous appellerons des apprentis, et par des mercenaires probablement aussi très jeunes, la distinction entre les deux catégories se faisant très progressivement. Le serviteur est un enfant, un grand enfant, qu'il soit placé là pour une période limitée afin de partager la vie de la famille et de s'initier ainsi à la vie d'homme, ou sans espoir de jamais devenir «de valet maistre », par suite de l'obscurité de son origine.
Il n'y avait pas de place pour l'école dans cette transmission par apprentissage direct d'une génération à l'autre. En fait l'école, l'école latine, qui s'adressait seulement aux clercs, aux latinophones, apparaît comme un cas isolé, réservé à une catégorie très particulière. L'école était en réalité une exception, et on aurait tort, parce que plus tard elle a fait tache d'huile et s'est étendue à toute la société, de décrire à travers elle l'éducation médiévale: c'est faire de l'exception la règle. La règle commune à tous était l'apprentissage. Même les clercs qu'on envoyait à l'école étaient souvent confiés, en pension comme les autres apprentis, à un clerc, à un prêtre, parfois à un prélat, qu'ils servaient. Le service du clerc était aussi éducatif que l'école. Il fut remplacé pour les étudiants trop pauvres par les bourses d'un collège: nous avons vu que ces fondations sont à l'origine des collèges d'Ancien Régime.
II put y avoir des cas où l'apprentissage sortit de son empirisme et prit une forme plus pédagogique. (…)
Toutefois ces cas restèrent exceptionnels. D'une manière générale la transmission d'une génération à l'autre était assurée par la participation familière des enfants à la vie des adultes. Ainsi s'explique ce mélange des enfants et des adultes que nous avons si souvent remarqué au cours de cette étude, et jusque dans les classes des collèges, là où on s'attendait à trouver au contraire une répartition plus homogène des âges. Mais on n'avait pas l'idée de cette ségrégation des enfants à laquelle nous sommes pourtant si habitués! Les scènes de la vie quotidienne réunissaient constamment les enfants aux adultes, dans les métiers: ainsi le petit apprenti qui prépare les couleurs du peintre; la série gravée des métiers de Stradan nous montre cette présence des enfants dans les ateliers, avec des compagnons plus vieux. Il en était de même aux armées.
Nous connaissons des soldats de quatorze ans! Mais le petit page qui porte le gantelet du duc de Lesdiguières, ceux qui portent le casque d'Adolf de Wignacourt, sur le Caravage du Louvre, ou du général del Vastone sur le grand Titien du Prado, ne sont pas bien vieux: leur tête reste au-dessous de l'épaule de leurs maîtres. En somme, partout où on travaillait, partout aussi où on s'amusait, même dans des tavernes mal famées, les enfants étaient mêlés aux adultes. Ainsi apprenaient-ils à vivre par le contact de chaque jour. Les groupements sociaux correspondaient à des cloisonnements verticaux, qui réunissaient des classes d'âge différent, comme les joueurs de ces concerts de chambre qui servent aussi bien de portraits de famille ou d'allégorie des âges de la vie, parce qu'ils réunissent des enfants, des adultes, des vieillards.
Dans ces conditions, l'enfant échappait très tôt à sa propre famille, même s'il devait y revenir plus tard, devenu adulte, et ce n'était pas toujours le cas. La famille ne pouvait donc alors alimenter un sentiment existentiel profond entre les parents et les enfants. Cela ne signifiait pas que les parents n'aimaient pas leurs enfants, mais ils s'en occupaient moins pour eux-mêmes, pour l'attachement qu'ils leur portaient, que pour le concours de ces enfants à l'œuvre commune, à l'établissement de la famille. La famille était une réalité morale et sociale, plutôt que sentimentale. Ou bien, dans les familles très pauvres, elle ne correspondait à rien de plus qu'à l'installation matérielle du couple au sein d'un milieu plus vaste, le village, la ferme, la «cour », la «maison» des maîtres et des seigneurs où ces pauvres vivaient plus longtemps et plus souvent que chez eux, à moins qu'ils n'aient même pas de chez eux, les vagabonds sans feu ni lieu, les gueux. Ou bien la famille se confondait avec la prospérité du patrimoine, l'honneur du nom. La famille n'existait presque pas sentimentalement chez les pauvres, et quand il y avait du bien et de l'ambition, le sentiment s'inspirait de celui qu'avaient provoqué les anciennes relations lignagères.
A partir du XVe siècle, les réalités et les sentiments de la famille vont se transformer: révolution profonde et lente, mal aperçue des contemporains comme des historiens, difficile à reconnaître. L'événement essentiel est pourtant bien apparent: l'extension de la fréquentation scolaire. Nous avons vu qu'au Moyen Age l'éducation des enfants était assurée par l'apprentissage auprès des adultes, que les enfants, à partir de sept ans, vivaient dans d'autres familles que la leur. Désormais au contraire l'éducation se fit de plus en plus par l'école. L'école cessa d'être réservée aux clercs pour devenir l'instrument normal d'initiation sociale, de passage de l'état d'enfance à celui d'adulte. Nous avons déjà vu comment. Cela correspondait à un besoin nouveau de rigueur morale, de la part des éducateurs: le souci d'isoler cette jeunesse du monde souillé des adultes, pour la maintenir dans l'innocence primitive, le dessein de la dresser pour mieux résister aux tentations des adultes. Mais cela correspondait aussi à un souci des parents de veiller de plus près sur leurs enfants, de rester plus proches d'eux, de ne plus les abandonner même temporairement aux soins d'une autre famille. La substitution de l'école à l'apprentissage exprime également un rapprochement de la famille et des enfants, du sentiment de la famille et du sentiment de l'enfance, autrefois séparés. La famille se concentre sur l'enfant. Celui-ci ne demeure pas encore dès le début parmi ses parents, il les quitte pour l'école lointaine, quoique au XVIIe siècle, on discute de l'opportunité de l'envoyer au collège et de la meilleure efficacité d'une éducation à la maison, avec un gouverneur. Mais l'éloignement de l'écolier n'a pas le même caractère et ne dure pas autant que la séparation de l'apprenti. L'enfant n'est généralement pas interne au collège. Il vit en pension chez un logeur, chez un régent. On lui apporte de l'argent et du ravitaillement les jours de marché. Le lien s'est resserré entre l'écolier et sa famille: il faut même, d'après les dialogues de Cordier, l'intervention des maîtres pour éviter de trop fréquentes visites à la famille, visites projetées grâce à la complicité des mères. Certains, plus fortunés, ne partent pas seuls; ils sont accompagnés d'un précepteur, écolier plus âgé, ou d'un valet, souvent leur frère de lait. Les livres d'éducation du XVIIe siècle insistent sur les devoirs des parents concernant le choix du collège, du précepteur... la surveillance des études, la répétition des leçons, quand l'enfant rentre chez lui coucher. Le climat sentimental est désormais tout à fait différent et se rapproche du nôtre, comme si la famille moderne naissait en même temps que l'école, ou tout au moins que l'habitude générale d'élever les enfants à l'école.
D'ailleurs l'éloignement que le petit nombre des collèges ne permettait pas d'éviter ne sera plus longtemps supporté par les parents. C'est un signe remarquable que l'effort des parents, aidés des magistrats urbains, pour multiplier les écoles afin de les rapprocher des familles. Au début du XVIIe siècle, il s'est créé, comme l'a montré le P. de Dainville, un réseau très dense d'institutions scolaires d'importance diverse. Autour d'un collège de plein exercice, qui comprenait toutes les classes, s'établissait un système concentrique de quelques collèges d'Humanités (sans philosophie), de plus nombreuses régences latines (quelques classes de grammaire). Les régences alimentaient les classes supérieures des collèges d'humanités et de plein exercice. Les contemporains se sont inquiétés de cette prolifération scolaire. Elle répondait à la fois à ce besoin d'éducation théorique, qui remplaçait les anciennes formes pratiques d'apprentissage, et aussi au besoin de ne pas éloigner trop les enfants, de les garder le plus près le plus longtemps possible. Phénomène qui témoigne d'une transformation considérable de la famille: celle-ci se replie sur l'enfant, sa vie se confond avec les relations plus sentimentales des parents et des enfants. On ne s'étonnera pas si ce phénomène se situe pendant la même période où nous avons vu émerger et se développer une iconographie de la famille autour du couple et des enfants.
Certes, cette scolarisation, si lourde de conséquences pour la formation du sentiment familial, n'a pas été tout de suite générale, il s'en faut. Elle n'a pas affecté une vaste partie de la population enfantine, qui a continué à s'élever selon les anciennes pratiques d'apprentissage. Il y a d'abord toutes les filles. A part quelques-unes, qu'on envoyait aux «petites écoles» ou dans des couvents, la plupart étaient élevées à la maison, ou aussi dans la maison des autres, d'une parente ou d'une voisine. L'extension de la scolarité aux filles ne se répandra pas avant le XVIIIe siècle, et le début du XIXe siècle. Des efforts comme ceux de Mme de Maintenon et de Fénelon auront une valeur exemplaire. Pendant longtemps les filles seront élevées par la pratique et l'usage plutôt que par l'école, et bien souvent dans les maisons des autres.
Pour les garçons, la scolarisation s'étendit d'abord à la partie médiane de la hiérarchie des conditions, la très grande noblesse et l'artisanat mécanique restèrent l'un et l'autre fidèles à l'ancien apprentissage: les pages des grands seigneurs et les apprentis des gens de métier. Dans le monde artisanal et ouvrier, l'apprentissage subsistera jusqu'à nos jours. Les voyages en Italie et en Allemagne des jeunes nobles à la fin de leurs études provenaient aussi de ce même état d'esprit: ils allaient dans des cours ou des maisons étrangères y apprendre les langues, les bonnes manières, les sports chevaleresques; l'usage tomba en désuétude au XVIIe siècle, remplacé par les Académies: autre exemple de cette substitution à l'élevage par la pratique d'une instruction plus spécialisée et plus théorique.
Les survivances de l'ancien apprentissage aux deux extrémités de l'échelle sociale n'empêchèrent pas son déclin: c'est l'école qui gagne, par le gonflement des effectifs, l'augmentation des unités scolaires, l'autorité morale. Notre civilisation moderne, à base scolaire, est alors définitivement fondée et le temps la consolidera sans cesse, en prolongeant et en étendant la scolarité.
Les problèmes moraux de la famille apparaissent alors sous un jour très nouveau. Cela apparaît d'une manière précise à propos de l'ancienne coutume qui permettait d'avantager l'un des enfants aux dépens de ses frères, en général le fils aîné. Il semble bien que cet usage s'est répandu au XIIIe siècle, pour éviter le morcellement dangereux d'un patrimoine dont l'unité n'était plus protégée par les indivisions, les solidarités lignagères désormais en régression, et était au contraire menacée par une plus grande mobilité de la richesse. Le privilège de l'enfant avantagé par sa primogéniture ou par le choix des parents, se trouve à la base de la société familiale de la fin du Moyen Age au XVIIe siècle, mais au XVIIIe siècle exclu. En effet, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, les moralistes éducateurs contestent la légitimité de cette pratique, parce qu'elle nuit à l'équité, parce qu'elle répugne à un sentiment nouveau d'égalité du droit à l'affection familiale et aussi parce qu'elle s'accompagne d'un usage profane des bénéfices ecclésiastiques, et que ces moralistes sont aussi des réformateurs religieux. (…)
Nous sommes ici à l'origine d'un sentiment qui aboutira à l'égalité du code civil et qui, on le sait, était déjà entré dans les moeurs à la fin du XVIIIe siècle. Les efforts pour rétablir les privilèges de l'aîné au début du XIXe siècle se sont heurtés à une invincible répugnance de l'opinion: très peu de chefs de famille même nobles ont usé du droit que leur reconnaissait la loi d'avantager l'un de leurs enfants. Fourcassié publie une lettre de Villèle où celui-ci se lamente de cet insuccès de sa politique, et prophétise la fin de la famille. En réalité ce respect de l'égalité entre les enfants témoigne du glissement de la famille-maison vers la famille sentimentale moderne. On tend à donner à l'affection des parents et des enfants, sans doute aussi vieille que le monde, une valeur nouvelle, puisqu'on fait reposer sur elle toute la réalité familiale. Les théoriciens du début du XIXe siècle, auxquels se rattache Villèle, trouvaient cette base sentimentale trop fragile; ils lui préféraient la conception d'une maison familiale, véritable raison sociale, indépendante des sentiments particuliers; ils avaient aussi compris que le sentiment de l'enfance se trouvait à l'origine de ce nouvel esprit familial, qu'ils suspectaient. C'est pourquoi ils tentèrent de restaurer le droit d'aînesse, renversant ainsi toute la tradition des moralistes religieux de l'Ancien Régime.
Nous retiendrons ici que le sentiment d'égalité entre les enfants a pu se développer dans un climat affectif et moral nouveau, grâce à une plus grande intimité entre parents et enfants. (…)
Ces textes semblent indiquer que la coutume d'envoyer les enfants en nourrice «dans un village voisin» était répandue dans les milieux sociaux urbains comme ceux des régents, mais qu'elle n'était pas très ancienne, puisque l'un des plaignants pouvait faire semblant de l'ignorer. Cette coutume se serait développée pendant le XVIIe siècle, alors qu'elle était dénoncée par les éducateurs moralistes, qui, bien avant Rousseau, recommandaient aux mères de nourrir elles-mêmes leurs enfants. Mais leur opinion, souvent si efficace, s'appuyait seulement sur des traditions conventionnelles remontant à Quintilien. Elle ne put venir à bout d'un usage qui s'appuyait sans doute sur une expérience et qui correspondait au meilleur traitement pour l'époque. Qu'on imagine en effet les difficultés que soulevaient l'alimentation et l'élevage des nourrissons si la mère venait à manquer de lait. Recourir au lait de vache? C'était le lot des pauvres. L'humaniste Thomas Flatter, pour décrire toute la misère de son enfance au début du XVIe siècle, ne trouve rien de plus expressif que d'avouer qu'il fut élevé au lait de vache. Les conditions d'hygiène de la récolte du lait permettent de comprendre cette répugnance. D'ailleurs il n'était pas facile de le faire absorber aux enfants: les récipients étranges qui sont exposés dans les vitrines du musée de la faculté de pharmacie de Paris, et qui servaient de biberons, devaient demander beaucoup d'adresse et de patience. On conçoit très bien le recours aux nourrices. Quelles nourrices? On peut penser qu'elles furent d'abord recrutées le plus souvent dans une domesticité proche le frère de lait demeurant à la maison où il était élevé avec les autres enfants. Il semble bien que dans les familles riches du XVIe et du début du XVIIe siècle, les nourrissons avaient leur place à la maison. Pourquoi, en particulier dans des familles de petite bourgeoisie, comme celle des régents, de bas officiers, a-t-on pris l'habitude de les placer à la campagne? Ne faut-il pas interpréter cet usage relativement nouveau, comme une mesure de protection, je n'oserai dire encore d'hygiène, qui serait à rapprocher des autres phénomènes où nous avons reconnu une attention particulière à l'égard des enfants?
En fait, malgré la propagande des philosophes, les milieux aisés, nobles et bourgeois, ne cessèrent pas de mettre leurs enfants en nourrice jusqu'à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire jusqu'au moment où les progrès de l'hygiène, de l'asepsie, permettront d'utiliser sans risque le lait animal. Toutefois un changement notable interviendra: on déplacera la nourrice plutôt que l'enfant, la nourrice restera à la maison et la famille répugnera à se séparer des petits enfants. Phénomène assez comparable à celui de la substitution de l'externat à l'internat, étudié dans un chapitre précédent de ce livre.
L'histoire esquissée ici apparaît, d'un certain point de vue, comme celle de l'émersion de la famille moderne au-dessus d'autres formes de relations humaines qui nuisaient à son développement. Plus l'homme vit dans la rue ou au milieu de communautés de travail, de réjouissances, de prières, plus ces communautés accaparent non seulement son temps, mais son esprit, moins il y a de place pour la famille dans sa sensibilité. Au contraire si les relations de travail, de voisinage, de parenté, pèsent moins sur sa conscience, si elles cessent de l'aliéner, le sentiment familial se substitue aux autres sentiments de fidélité, de service, et devient prépondérant, parfois exclusif. Les progrès du sentiment de la famille suivent les progrès de la vie privée, de l'intimité domestique. Le sentiment de la famille ne se développe pas lorsque la maison est trop ouverte sur l'extérieur; il exige un minimum de secret. Longtemps les conditions de la vie quotidienne ne permirent pas ce retranchement nécessaire du ménage à l'écart du monde extérieur. L'un des obstacles essentiels a sans doute été l'éloignement des enfants, envoyés en apprentissage, et leur remplacement au foyer par de petits étrangers. Mais le retour des enfants, grâce à l'école, et les conséquences sentimentales de ce resserrement du ménage ne suffisent pas: nous sommes encore très loin de la famille moderne et de sa forte vie intérieure; la sociabilité ancienne, qui lui est incompatible, subsiste presque intégralement. Il s'est constitué au XVIIe siècle un équilibre entre les forces centrifuges ou sociales et centripètes ou familiales qui ne devait pas survivre aux progrès de l'intimité, conséquence peut-être des progrès techniques.
Nous avons vu dans les pages précédentes l'éveil de ces forces centripètes. Observons maintenant la résistance des forces centrifuges, la survivance d'une épaisse sociabilité. Déjà les historiens ont insisté sur le maintien tard dans le XVIIe siècle de relations de dépendance qu'on avait autrefois négligées. La centralisation monarchique de Richelieu et de Louis XIV a été plus politique que sociale. Si elle a réussi à réduire les pouvoirs politiques rivaux de la couronne, elle a laissé intactes les influences sociales. La société du XVIIe siècle est en France une société de clientèles hiérarchisées, où les petits, les «particuliers» s'unissent aux plus grands. La formation de ces groupes nécessitait tout un réseau de relations quotidiennes, sensorielles, de bouche à oreille. Cela doit se traduire concrètement pour nous par une quantité inimaginable de visites, de conversations, de rencontres et d'échanges. La réussite matérielle, les conventions sociales, les divertissements toujours collectifs, ne se distinguaient pas comme aujourd'hui en activités séparées, pas plus qu'il n'existait de séparation entre la vie professionnelle, la vie privée, la vie mondaine ou sociale. L'essentiel était de maintenir les rapports sociaux avec l'ensemble du groupe où on était né, et d'élever sa position par un habile usage de ce réseau de relations. Réussir, ce n'est pas gagner la fortune ou la situation, ou du moins cela est secondaire; c'est avant tout obtenir un rang plus honorable dans une société dont tous les membres se voient, s'entendent, se rencontrent presque chaque jour. (…)
Cet état d'esprit n'est pas nouveau; il remonte à une très ancienne conception de la société où les communications étaient assurées moins par l'école que par la pratique, l'apprentissage, où l'écriture ne tenait pas encore une grande place dans la vie quotidienne. Il est remarquable que cet état d'esprit subsistât dans une société où le développement de l'école indiquait les progrès d'une mentalité très différente. Cette ambiguïté de la sociabilité traditionnelle et de la scolarisation moderne a été très bien sentie par les contemporains, et surtout par ces éducateurs moralistes dont plusieurs se situaient aux environs de Port-Royal. Presque tous se sont posé le problème de savoir si l'éducation privée à la maison valait mieux que l'éducation publique à l'école. (…)
On voit qu'il existait tout au long du XVIIe siècle un courant d'opinion hostile à l'école. On le comprend mieux quand on se rappelle combien l'école était en somme nouvelle dans les mœurs. Ces moralistes, qui avaient compris l'importance de l'éducation longtemps méconnue, et encore mal aperçue de leurs contemporains, n'ont pas bien saisi le rôle que l'école pouvait jouer, et avait déjà joué, dans le dressage des enfants. (…)
A quelques réserves près, les éducateurs moralistes sont plutôt réticents à l'égard du collège. Un historien qui se contenterait de leur témoignage pourrait légitimement en déduire que l'opinion était hostile aux formes scolaires de l'éducation, alors que, nous l'avons vu d'autre part, on se ruait vers des collèges surpeuplés. Les théoriciens ne donnent pas toujours le meilleur reflet de leur époque.
Toutefois, cette opposition n'était pas aberrante; elle s'explique par l'importance que l'apprentissage social, la fréquentation sociale conservaient toujours dans les mœurs, malgré les progrès de la scolarisation. Dans la vie de tous les jours on sut mieux que dans les écrits des éducateurs moralistes concilier l'école et la civilité. L'une ne chassa pas l'autre. A côté de l'éducation par l'école, il subsista une éducation par le monde qui se perfectionna aussi pendant le XVIIe siècle. (…)
L'idéal renaissant d'ambition et d'élévation disparaît, en même temps que le courtisan est remplacé par l'honnête homme, et la Cour par le monde. Il n'est plus de bon ton de trop ouvertement aspirer à la fortune, au prestige. Un idéal nouveau se fait jour, que le chevalier Mère a cultivé dans toute son œuvre: la recherche du juste milieu, d'une médiocrité distinguée. Cette conception ne diminue pas le poids des influences sociales, mais elle ne leur accorde plus tout à fait la même valeur morale. La bienséance demeure aussi nécessaire, mais elle se vide peu à peu de son contenu moral, elle cesse d'être une vertu. Début à peine indiqué d'une évolution qui se précipitera aux XVIIIe et XIXe siècles: la sociabilité cohérente de l'Ancien Régime se réduira à une mondanité plus fragile et moins riche. Toutefois, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, il s'agit seulement encore d'une indication, et la sociabilité, pour être moins héroïque et moins exemplaire, reste toujours très dense et très contraignante.
Les civilités, avons-nous dit, sont longtemps restées des descriptions des bonnes manières qui s'adressent aux enfants comme aux adultes dans la mesure où les uns ou les autres ne les ont pas encore apprises. Comme leurs lointains modèles du Moyen Age, elles disent comment un honnête homme doit se conduire, elles rappellent des usages établis, qui autrefois n'étaient pas rédigés, mais n'en étaient pas moins respectés et sincères. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les civilités conservent leur aspect traditionnel, mais elles réservent de plus en plus de place à des conseils éducatifs et à des recommandations qui s'adressent seulement aux enfants, à l'exclusion des adultes, comme le comportement de l'écolier. (…)
Nous sommes loin, on le voit, des civilités traditionnelles, car il ne s'agit plus de rédiger les usages des adultes pour les enfants ou d'autres adultes ignorants, mais d'instruire la famille elle-même de ses devoirs, de ses responsabilités, de la conseiller dans sa conduite à l'égard des enfants. La différence entre la civilité d'Erasme et les traités d'éducation de Coustel et de Varet mesure la distance entre la famille de la fin du XVe siècle où persistaient les habitudes médiévales d'apprentissage dans des maisons étrangères, et la famille de la seconde moitié du XVIIe siècle déjà organisée autour des enfants.
Toutefois ces traits quasi modernes d'éducation familiale ne nuisaient pas au succès des civilités traditionnelles, car le resserrement familial sur l'enfance ne s'opposait pas encore aux anciennes habitudes de sociabilité: les éducateurs eux-mêmes reconnaissaient que le «commerce» du monde restait essentiel.
Puisque tout dépendait des relations sociales, on doit se demander où les hommes se rencontraient-ils? Bien des traits anciens demeuraient: ils se rencontraient encore souvent dehors, dans la rue. (…) On se rencontrait dans la rue; où se réunissait-on? Au XIXe siècle, aujourd'hui encore, les hommes au moins se réunissent souvent au café. Notre civilisation contemporaine demeure inintelligible si on ne reconnaît pas au café sa place, il est le seul lieu de rencontre accessible à tout moment, régulier comme une habitude. En anglais, la maison publique, le pub. La société du XVIe et du XVIIe siècle était une société sans café: la taverne, le cabaret étaient des mauvais lieux réservés aux méchants garçons, aux filles, aux soldats, aux écoliers en vadrouille, aux gueux, aux aventuriers de tout poil: les gens de bien ne les fréquentaient pas, quelles que fussent leurs conditions. Il n'y avait pas d'autres lieux publics que les maisons particulières, ou du moins certaines d'entre elles: les grandes maisons, qu'elles fussent rurales ou urbaines.
Qu'entendons-nous par grande maison? Quelque chose de très différent du sens que nous donnerions aujourd'hui à la même expression: très exactement le contraire. Un logement, aujourd'hui, est dit grand par rapport à son peuplement. Une grande maison est toujours une maison peu habitée. Dès que la densité s'élève, on dira qu'on commence à se sentir à l'étroit, et relativement, la maison n'est plus aussi grande. Au XVIIe siècle, et aussi aux XVe et XVIe siècles, une grande maison était toujours très peuplée, plus dense que les petites maisons. C'est une observation très importante qui ressort de tous les travaux sur la densité par feux des historiens démographes. (…)
Dans ces grandes maisons, ni palais, ni toujours hôtels, fermes, ou demeures urbaines occupant un étage seulement d'une maison, nous trouvons le milieu de culture du sentiment de l'enfance et de la famille. Nous y avons ramassé toutes les observations qui forment la matière de ce livre. La première famille moderne est celle de ces notables. C'est elle que représentent cette riche iconographie familiale du milieu du XVIIe siècle, les gravures d'Abraham Bosse, les portraits de Ph. de Champaigne, les scènes des peintres hollandais. C'est pour elles qu'ont écrit les moralistes éducateurs, que se sont multipliés les collèges. Pour elles, c'est-à-dire pour le groupe tout entier qu'elles formaient et qui comprenait outre la famille conjugale, non pas d'autres parents (ce type de famille patriarcale devait être très rare), tout au plus quelque frère célibataire, mais une clientèle de serviteurs, d'amis, de protégés.
Cette grande maison jouait un rôle public. Dans cette société sans café, sans public house, elle était le seul lieu où amis, clients, parents, protégés pouvaient se rencontrer, s'entretenir. Aux serviteurs, clercs, commis, qui y résidaient en permanence, il faut ajouter le flot incessant des visiteurs. Ceux-ci ne devaient guère se soucier de l'heure et n'étaient jamais éconduits, car les éducateurs du XVIIe siècle considéraient que la fréquence et l'heure des visites interdisaient un horaire régulier en particulier pour les repas, et ils estimaient cette irrégularité assez funeste à la formation des enfants pour légitimer leur envoi au collège, malgré les inconvénients moraux de la promiscuité scolaire. Le passage constant des visiteurs distrayait les enfants de leur travail. Bref, les visites apparaissaient comme une véritable occupation, qui commandait la vie de la maison, dont dépendaient même les heures de repas.
Ces visites n'étaient pas seulement amicales ou mondaines, elles étaient aussi professionnelles, mais on distinguait mal les unes des autres. Les clients de l'étude sont restés longtemps les amis du notaire, les uns et les autres étaient ses débiteurs. Il n'existait pas de locaux professionnels, ni pour le juge, ni pour le marchand, ni pour le banquier ni pour l'homme d'affaires. Tout se passait dans les mêmes pièces où il vivait avec sa famille.
Or ces pièces ne présentaient pas plus de spécialisation domestique que professionnelle. Elles communiquaient entre elles, les plus riches demeures étaient formées à l'étage noble de galeries et de salles en enfilade. Aux autres étages les, pièces étaient plus petites, mais aussi dépendantes les unes des autres. Aucune n'avait de destination précise, sauf la cuisine; encore est-il que dans bien des cas on devait faire la cuisine dans l'âtre de la plus grande salle. Les installations de cuisine, à la ville et dans les maisons moyennes, ne permettaient guère de raffinements, et quand on avait des invités, on achetait des plats tout préparés chez le rôtisseur voisin. (…)
Les historiens nous ont appris depuis longtemps que le roi ne restait jamais seul. Mais en fait, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, personne n'était seul. La densité sociale interdisait l'isolement et on vantait comme des performances rares ceux qui avaient réussi à s'enfermer dans un «poêle»ou une «étude» assez longtemps: relations entre pairs, relations entre personnes de même condition mais dépendant les unes des autres, relations entre maîtres et serviteurs, ces relations de tous les jours et de toutes les heures ne laissaient jamais l'homme seul. Cette sociabilité s'était longtemps opposée à la formation du sentiment familial, faute d'intimité. Le développement, aux XVIe et XVIIe siècles, d'une relation affective nouvelle, ou tout au moins autrement consciente, entre les parents et les enfants, ne l'a pas détruite. Cette conscience de l'enfance et de la famille au sens où on parle de conscience de classe postulait des zones d'intimité physique et morale qui n'existaient pas auparavant. Elle s'est toutefois accommodée à cette époque d'une promiscuité de tous les instants. La conjonction d'une sociabilité traditionnelle et d'une conscience nouvelle de la famille s'est faite seulement dans certaines familles, des familles de notables ruraux ou urbains, nobles ou roturiers, paysans ou artisans. Les maisons de ces notables sont devenues des foyers de vie sociale autour desquels gravitait tout un petit monde complexe et nombreux. Cet équilibre entre la famille et la société ne devait pas résister à l'évolution des mœurs et aux nouveaux progrès de l'intimité.
Dès le XVIIIe siècle, la famille commence à prendre ses distances à l'égard de la société, à la refouler au-delà d'une zone de vie privée toujours plus étendue. L'organisation de la maison répond à ce souci nouveau de défense contre le monde. C'est déjà la maison moderne qui assure de l'indépendance aux pièces en les ouvrant sur un couloir d'accès. Si elles communiquent entre elles, on n'est plus obligé de les traverser toutes pour passer de l'une à l'autre. On a dit que le confort date de cette époque; il est né en même temps que l'intimité, la discrétion, l'isolement, il en est l'une des manifestations. Il n'y a plus de lits n'importe où. Les lits sont réservés à la chambre à coucher, équipée de chaque côté de l'alcôve de placards et de réduits où apparaît un outillage nouveau de toilette et d'hygiène. En France et en Italie le mot chambre a tendu à s'opposer au mot salle ils étaient autrefois plutôt synonymes , la chambre désignant la pièce où l'on couche, la salle, celle où l'on reçoit, celle où l'on mange: le salon, la salle (à manger) la caméra et la sala da pranza. En Angleterre le mot room est resté dans tous les usages, mais on l'a précisé par un préfixe: la salle à dîner, la salle au lit...
Cette spécialisation des pièces de l'habitat, dans la bourgeoisie et la noblesse d'abord, est certainement un des plus grands changements de la vie quotidienne. Il répond à un besoin nouveau d'isolement. Dans ces intérieurs plus fermés, les serviteurs ne quittent plus les lieux écartés qui leur sont assignés sinon chez les princes du sang, où les anciennes mœurs persistent. Sébastien Mercier note comme une habitude récente, que les dames sonnent leurs servantes. Les sonnettes sont alors montées de telle sorte qu'on puisse les commander à distance, alors qu'autrefois elles étaient juste capables d'éveiller l'attention dans la pièce même où on les agitait. Rien n'est plus caractéristique de ce nouveau besoin d'écarter les serviteurs, et aussi de se défendre des intrus. Il n'est plus d'usage, à la fin du XVIII siècle, de se rendre chez un ami ou un associé à n'importe quelle heure et sans prévenir. Ou bien on a des jours de réception, ou encore «on s'envoie réciproquement des cartes par domestiques », «La petite poste se charge aussi des visites.» «Le porte elaquette» dépose les cartes, «rien n'est plus aisé, personne n'est visible, chacun a l'honnêteté de fermer sa porte.»Les nouvelles manières proposent de tourner ce qui était autrefois la plus naturelle occupation, le moyen de faire avancer ses affaires, de garder sa place et ses amis. On vivait jadis en public et en représentation, et tout se faisait oralement, par conversation. Désormais on sépare mieux la vie mondaine, la vie professionnelle et la vie privée: à chacune sera affecté un local approprié, la chambre, le cabinet, le salon.
L'usage de la carte ou du jour n'est pas isolé. Il appartient à tout un code nouveau des manières qui s'est substitué à l'ancienne bienséance qui porte désormais le nom moderne de politesse, et qui est dirigé dans le même sens de protection de la liberté et de l'intimité individuelle ou familiale, contre la pression sociale. L'ancienne bienséance était un art de vivre en commun et en représentation. La nouvelle politesse oblige à la discrétion et au respect de l'intimité d'autrui. L'accent moral s'est déplacé, Sébastien Mercier l'a très bien observé: «Le ton du siècle a fort abrégé les cérémonies et il n'y a guère qu'un provincial qui soit un homme cérémonieux.» On n'allonge plus le repas: «II est plus court et ce n'est pas à table que l'on discourt en liberté, ni que l'on fait des contes amusants », c'est au salon, la salle où on se retire: drawing room. «On ne se presse plus de boire, on ne tourmente pas ses convives pour leur prouver qu'on sait recevoir son monde. On ne vous prie plus de chanter (les concerts autour de la table encore chargée de fruits du XVI-XVII siècle!)» «On a renoncé à ces usages sots et ridicules si familiers à nos ancêtres, malheureux prosélytes d'une coutume gênante et contrariante qu’ils appelaient honnête.» «Pas une minute de repos; on se bataillait (en cérémonie) avant le repas et pendant le repas avec une opiniâtreté pédantesque, et les experts en cérémonie applaudissaient à ces puérils combats.» «De toutes les coutumes antiques et triviales, celle de saluer lorsqu'on éternue est la seule qui subsiste encore de nos jours.» «On laisse le cordonnier et le tailleur se donner l'accolade vraie ou fausse qui était encore familière au beau monde il y a quarante ans.» «Ce n'est plus que chez le petit bourgeois (amusant, l'emploi de ce mot) que l'on emploie des cérémonies fastidieuses et ces façons inutiles et éternelles qu'il prend encore pour des civilités et qui fatiguent à l'excès les gens qui ont l'usage du monde. »
L'arrangement de la maison, la réforme des mœurs laissent une plus grande place à l'intimité: celle-ci est remplie par une famille réduite aux parents et aux enfants, d'où sont écartés les serviteurs, clients, amis. Les lettres du général de Martange, écrites à sa femme entre 1760 et 1780, permettent de mesurer les progrès d'un sentiment de la famille, dépouillé de tout archaïsme, devenu identique à celui du XIXe et du début du XXe siècle. La famille a cessé d'être «taisible »; elle est devenue très bavarde et envahit la correspondance et sans doute les conversations et les soucis. (…)
La santé et l'éducation: les deux principaux soucis des parents désormais. On ne peut pas ne pas être frappé par l'accent très moderne de cette correspondance. Malgré les deux siècles qui nous séparent, elle est plus proche de nous que de Mme de Sévigné, un siècle seulement plus tôt. Chez Mme de Sévigné, à côté de la sollicitude naturelle d'une bonne grand-mère, apparaît surtout, dans les moments quelconques de la vie, une curiosité amusée des fantaisies de l'enfance, ce que j'ai appelé plus haut le premier sentiment de l'enfance, le mignotage. Ce sentiment est presque absent chez Martange. Il prend tout beaucoup plus au sérieux. C'est déjà la gravité du XIXe siècle, appliquée aux petites choses comme aux grandes, la gravité victorienne. Au XVIIe siècle, quand il n'était pas sujet de divertissement, l'enfant était l'instrument d'une spéculation matrimoniale et professionnelle, qui devait amener un avancement de la famille dans la société. Ce souci passe au second plan chez Martange: la recherche de l'éducation apparaît beaucoup plus désintéressée. Les enfants tels qu'ils sont, la famille telle qu'elle est, avec ses peines et ses joies quotidiennes, ont émergé d'une routine élémentaire pour atteindre les zones les plus lumineuses de la conscience. Ce groupe de parents et d'enfants, heureux de leur solitude, étrangers au reste de la société, ce n'est plus la famille du XVIIe siècle, ouverte au monde envahissant des amis, clients, serviteurs, c'est la famille moderne.
L'une des marques les plus caractéristiques de cette famille est le souci d'égalité entre les enfants. On a vu que les moralistes de la seconde moitié du XVIIe siècle les défendaient très timidement, surtout parce que la faveur des privilégiés faisait courir aux cadets négligés le risque de fausses vocations religieuses, mais aussi parce qu'ils étaient en avance sur leur époque et pressentaient les conditions futures de la vie familiale. On a bien vu à les lire combien ils avaient le sentiment de contrarier l'opinion commune. Désormais, à la fin du XVIIIe siècle, l'inégalité entre les enfants apparaîtra comme une injustice intolérable. Ce sont les mœurs, et non le code civil ni la Révolution, qui ont supprimé le droit d'aînesse. Les familles le refuseront quand les ultras de la Restauration le rendront possible, inspirés par une conception nouvelle de la famille, qu'ils attribuaient faussement à l'Ancien Régime: «Sur vingt familles aisées, écrit Villèle à Polignac le 31 octobre 1824, il n'y en a à peine une où l'on use de la faculté d'avantager l'aîné ou tout autre de ses enfants. Les liens de la subordination sont tellement relâchés partout que dans la famille, le père se croit obligé de ménager ses enfants.»
Depuis la fin du Moyen Age jusqu'aux XVIe-XVIIe siècles, l'enfant avait conquis une place auprès de ses parents, à laquelle il ne pouvait prétendre au temps où l'usage voulait qu'on le confiât à des étrangers. Ce retour des enfants au foyer est un grand événement: il donne à la famille du XVIIe siècle son principal caractère, qui la distingue des familles médiévales. L'enfant devient un élément indispensable de la vie quotidienne, on se préoccupe de son éducation, de son placement, de son avenir. Il n'est pas encore le pivot de tout le système, mais il devient un personnage beaucoup plus consistant. Cette famille du XVIIe siècle n'est pourtant pas la famille moderne: elle s'en distingue par l'énorme masse de sociabilité qu'elle conserve. Elle est, là où elle existe, c'est-à-dire dans de grandes maisons, un centre de relations sociales, la capitale d'une petite société complexe et hiérarchisée que commande le chef de famille.
Au contraire, la famille moderne se retranche du monde, et oppose à la société le groupe solitaire des parents et des enfants. Toute l'énergie du groupe est dépensée pour la promotion des enfants, chacun en particulier, sans aucune ambition collective: les enfants, plutôt que la famille.
Cette évolution de la famille médiévale à la famille du XVIIe siècle et à la famille moderne, fut longtemps limitée aux nobles, aux bourgeois, aux riches artisans, aux riches laboureurs. Encore au début du XIXe siècle, une grande partie de la population, la plus pauvre et la plus nombreuse, vivait comme les familles médiévales, les enfants ne restaient pas chez leurs parents. Le sentiment de la maison, du «chez soi », du home, n'existait pas pour eux. Le sentiment de la maison est une autre face du sentiment de la famille. A partir du XVIIIe siècle et pour longtemps, jusqu'à nos jours, le sentiment de la famille se modifia très peu. Il resta tel qu'on l'observe dans les bourgeoisies rurales ou urbaines du XVIIIe siècle. Par contre, il s'étendra de plus en plus à d'autres couches sociales. Dans l'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, Ashton constate les progrès du genre de vie familiale: «Des ouvriers agricoles tendaient à s'installer un foyer à eux, au lieu de prendre pension chez leurs employeurs, et un déclin de l'apprentissage dans l'industrie permettait des mariages plus précoces et des familles plus nombreuses.» Le retard de l'âge du mariage, la précarité du travail, les difficultés du logement, la mobilité du compagnonnage, la persistance des traditions d'apprentissage, autant d'obstacles au mode idéal de la vie de famille bourgeoise, autant d'obstacles que l'évolution des mœurs grignotera peu à peu. La vie familiale s'est désormais étendue à presque toute la société, au point qu'on a oublié son origine aristocratique et bourgeoise.
Fin de l'extrait.
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