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http://dx.doi.org/doi:10.1522/030092645

Collection « Méthodologie en sciences sociales »

TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

Sollicitude des sciences sociales et sollicitude économico-politique :
Jean Baudrillard, La société de consommation”.
Extrait de: Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures.
Paris, Éditions Denoël , 1970 (réédition in Folio, 1986), pp. 252-273.

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Jean Beaudrillard, Sollicitude des sciences sociales
et sollicitude économico-politique”.


Parmi les « obstacles épistémologiques » ainsi nommés par Gaston Bachelard, que doit éviter ou du moins reconnaître le chercheur en sciences sociales, s’exerce certainement la menace de la « demande sociale » qui tend à réduire en « service social » toute activité qui, pour peu qu’elle veuille obtenir un encouragement, un assentiment ou du moins une tolérance de la part des forces de l’ordre établi, doit plus ou moins s’adapter aux normes et aux objectifs institués. La psychologie, la sociologie, la psychosociologie sont ainsi exposées à être utilisées par les intérêts économico-politiques dominants autant qu’à utiliser ces intérêts avec quelque opportunisme. Nous remarquerons ainsi que la « sollicitude » que ces sciences portent aux individus est dangereusement proche de la « sollicitude » que, selon Jean Baudrillard, la « société de consommation » propose en compensation et en réparation comme service à ceux, les consommateurs, qu’elle a d’abord réduits à un froid isolement dans un monde dénué de véritable relation interpersonnelle et soumis uniquement au règne « sans sollicitude » des marchandises, des capitaux et des mécanismes de vente et d’achat où rien n’est gratuit ni don, où rien n’est même l’expression directe et spontanée d’un être humain mais toujours la conséquence d’une organisation. 

De même alors que « l’hôtesse d’accueil » ou le personnage publicitaire parmi d’autres agents, en s’adressant à vous avec sourire et chaleur, avec toute l’attention cordiale d’un familier soucieux de votre bien-être, accomplit la fonction de « repersonnaliser » le rapport à un champ de la consommation dépersonnalisé, - comprenons bien que le sociologue, le psychologue, le psychosociologue au cours des « contacts » que sont les entretiens et questionnaires avec lesquels ils se montrent soucieux à l’égard de leurs enquêtés de les connaître, de les comprendre, de les faire connaître et de les faire comprendre, ou de les faire se connaître et se comprendre, sont exposés, volontairement ou non, à jouer le rôle de complices cachant, sous les apparences fonctionnelles de l’attention humaine et de la prise en compte de l’humanité, les calculs économiques et politiques d’un système inhumain qui ne veut faire connaître et exprimer que lui seul. 

Comment donc faire pour que les sciences sociales ne soient pas reconverties en « pratiques de convivialité » de substitution, redonnant à consommer aux individus des ersatz de la relation intersubjective et de l’importance personnelle perdues ?  

Bernard Dantier, sociologue
15 mai 2008
.


Extrait de: Jean Beaudrillard,
La société de consommation, ses mythes, ses structures.
Paris, Éditions Denoël , 1970 (réédition in Folio, 1986), pp. 252-273.


LA MYSTIQUE DE LA SOLLICITUDE

 

La société de consommation ne se désigne pas seulement par la profusion des biens et des services, mais par le fait, plus important, que tout est service, que ce qui est donné à consommer ne se donne jamais comme produit pur et simple, mais bien comme service personnel, comme gratification. Depuis « Guinness is good for you » jusqu'à la profonde sollicitude des hommes politiques pour leurs concitoyens en passant par le sourire de l'hôtesse et les remerciements du dis­tributeur automatique de cigarettes, chacun de nous est environné d'une formidable serviabilité, entouré d'une coalition de dévouement et de bonne volonté. La moindre savonnette se donne comme le fruit de la réflexion de tout un concile, d'experts penchés depuis des mois sur le velouté de votre peau. Airborne met tout son état-major au service de votre « cul » : « Car tout est là. C'est lui notre premier terrain d'étude... Notre métier est de vous asseoir. Anatomiquement, socialement, et presque philosophiquement. Tous nos sièges sont nés d'une observation minutieuse de votre personne... Si un fauteuil a une coque en polyester, c'est pour mieux épouser votre galbe délicat, etc. » Ce siège n'est plus un siège, c'est une prestation sociale totale en votre faveur. Rien n'est aujourd'hui purement et simplement con­sommé, c'est-à-dire acheté, possédé, utilisé à telle fin. Les objets ne servent pas tellement à quelque chose, d'abord et surtout ils vous servent. Sans ce complément d'objet direct, le « vous » personnalisé, sans cette idéologie totale de prestation personnelle, la consommation ne serait que ce qu'elle est. C'est la chaleur de la gratification, de l'allégeance personnelle qui lui donne tout son sens, ce n'est pas la satisfaction pure et simple. C'est au soleil de la sollicitude que bronzent les consomma­teurs modernes. 

 

Transfert social et transfert maternel.

 

Ce système de gratification et de sollicitude a, dans toutes les sociétés modernes, des supports officiels : ce sont toutes les institutions de redistribution sociale (Sécurité sociale, Caisse de retraite, allocations multiples, subventions, assurances, bourses) par où, dit F. Perroux, « les pouvoirs publics sont amenés à corriger les excès des pouvoirs des monopoles par les flux des prestations sociales destinées à satisfaire des besoins et non pas à rémunérer des services productifs. Ces derniers transferts, sans contrepartie apparente, diminuent, sur une longue période, l'agressivité des classes dites dangereuses ». Nous ne discuterons pas ici l'efficacité réelle de cette redistribution ni ses mécanismes économiques. Ce qui nous intéresse, c'est le mécanisme psychologique collectif qu'elle fait jouer. Grâce à ses prélèvements et à ses transferts économiques, l'instance sociale (c'est-à-dire l'ordre établi) se donne le bénéfice psychologique de la générosité, se donne comme instance secourable. Tout un lexique maternel, protectionniste désigne ces institutions : Sécurité sociale, assurances, protection de l'enfance, de la vieillesse, allocation chômage. Cette « charité » bureaucratique, ces mécanismes de « solidarité collective » — et qui sont tous des « conquêtes sociales » — jouent ainsi, à travers l'opération idéologique de redistribution, comme mécanismes de contrôle social. Tout se passe comme si une certaine part de la plus-value était sacrifiée pour préserver l'autre — le système global de pouvoir se soutenant de cette idéologie de la munificence, où le « bienfait » cache le bénéfice. D'une pierre deux coups : le salarié est bien content de recevoir sous les apparences du don ou de la prestation « gratuite » une partie de ce dont il a été auparavant dessaisi. 

C'est, pour résumer, ce que J. M. Clark désigne sous le terme de « pseudo-market-society ». Malgré l'esprit marchand, les sociétés d'Occident protègent leur cohésion par les attributions prioritaires, les législations de la Sécurité sociale, la correction des inégalités de départ. Le principe de toutes ces mesures est une solidarité extra-mercantile. Les moyens en sont l'usage judicieux d'une certaine dose de contrainte pour des transferts qui n'obéissent pas d'eux-mêmes aux principes d'équivalence, mais aux règles d'une économie redistributive qui se rationalise peu à peu. 

Plus généralement, il est vrai de toute marchandise, selon F. Perroux, qu'« elle est le nœud de processus relationnels, institutionnels, transférentiels, culturels, et non seulement industriels. Dans une société organisée, les hommes ne peuvent échanger purement et simplement des marchandises. Ils échangent, à cette occasion, des symboles, des significations, des services et des informations. Chaque marchandise doit être considérée comme le noyau de services non imputables, et qui la qualifient socialement ». — Or, ceci, qui est juste, veut dire réversiblement que nul échange, nulle prestation dans notre société, de quelque type qu'elle soit, n'est « gratuite », que la vénalité des échanges, même les plus désintéressés apparemment, est universelle. Tout s'achète, tout se vend, mais la société marchande ne peut le concéder ni en principe ni en droit. D'où l'impor­tance idéologique capitale du mode « social » de la redistribution : celle-ci induit dans la mentalité collective le mythe d'un ordre social tout entier dévoué au « service » et au bien-être des individus [1].

 

Le pathos du sourire.

 

Pourtant, à côté des institutions économiques et politiques, c'est tout un autre système de relations sociales, plus informel, non institutionnel celui-là, qui nous intéresse plus précisément ici. C'est tout le réseau de communication « personnalisée » qui envahit la quotidienneté de la consommation. Car c'est bien de consommation qu'il s'agit — consommation de relation humaine, de solidarité, de réciprocité, de chaleur et de participations sociales standardisées sous forme de services — consommation continuelle de sollicitude, de sincérité et de chaleur, mais bien sûr consommation des signes seulement de cette sollicitude — vitale pour l'individu, plus encore que l'alimentation biologique, dans un système où la distance sociale et l'atrocité des rapports sociaux sont la règle objective. 

La perte de la relation humaine (spontanée, réciproque, symbolique) est le fait fondamental de nos sociétés. C'est sur cette base qu'on assiste à la réinjection systématique de relation humaine — sous forme de signes — dans le circuit social, et à la consommation de cette relation, de cette chaleur humaine signifiées. L'hôtesse d'accueil, l'assistante sociale, l'ingénieur en relations publiques, la pin-up publicitaire, tous ces apôtres fonctionnaires ont. pour mission séculière la gratification, la lubrification des rapports sociaux par le sourire institutionnel. On voit partout la publicité mimer les modes de communication proches, intimistes, personnels. Elle essaie de parler à la ménagère le langage de la ménagère d'en face, elle essaie de parler au cadre ou à la secrétaire comme son patron ou son collègue, elle essaie de parler à chacun de nous comme son ami, ou son surmoi, ou comme une voix intérieure, sur le mode de la confession. Elle produit ainsi, là où il n'y en a pas, ni entre les hommes ni entre eux et les produits, de l'intimité, selon un véritable processus de simulation. Et c'est cela entre autres (mais peut-être d'abord) qui est consommé dans la publicité. 

Toute la dynamique de groupe, et les pratiques analogues relèvent du même objectif (politique) ou de la même nécessité (vitale) : le psycho-sociologue patenté est payé cher pour réinjecter de la solidarité, de l'échange, de la communication, dans les rapports opaques de l'entreprise. 

Ainsi de tout le secteur tertiaire des services : le commerçant, l'employé de banque, la vendeuse de magasin, le représentant de commerce, les services de renseignements, de promotion des ventes, tous ces emplois de conditionnement, de marketing et de merchandizing de la relation humaine, sans oublier le sociologue, l'interviewer, l'imprésario et le salesman, à qui la règle professionnelle impose le « contact », la « participation », 1'« intéressement psychologique » des autres — dans tous ces secteurs d'emplois et de rôles, la connotation de réciprocité, de « chaleur » est incluse dans la programmation et l'exercice de la fonction. Elle constitue l'atout essentiel dans la promotion, dans le recrutement et le salaire. « Avoir des qualités humaines », « les qualités de contact », « chaleur relationnelle », etc. Partout c'est un déferlement de spontanéité truquée, de discours personnalisé, d'affectivité et de relation personnelle orchestrée. « Keep smiling! Scid nett miteinander! » « Le sourire de Sofitel-Lyon, c'est celui que nous espérons voir fleurir sur vos lèvres quand vous passerez notre porte, c'est celui de tous ceux qui ont déjà apprécié un des hôtels de notre chaîne... c'est la démonstration de notre philosophie en matière d'hôtellerie : le sourire. » 

« Opération : verre de l'amitié... Des " verres de l'amitié » dédicacés par les plus grands noms de la scène, de l'écran, du sport et du journalisme serviront de prime à la vente des produits des firmes désireuses de faire un don à la Fondation pour la recherche médicale française... Parmi les personnalités qui ont signé et décoré les « verres de l'amitié » figurent notamment le coureur J.-P. Beltoise, Louison Bobet, Yves Saint-Martin, Bourvil, Maurice Chevalier, Bernard Buffet, Jean Marais et l'explorateur Paul-Emile Victor. » 

T.W.A. : « Nous distribuons un million de dollars de primes à tous ceux de nos employés qui savent se surpasser en s'occupant de vous! Cette distribution dépend de vous, heureux passagers, à qui nous demandons de voter pour les employés T.W.A. dont le service vous aura vraiment comblés! » 

Superstructure tentaculaire, qui dépasse de loin la simple fonctionnalité des échanges sociaux pour se constituer en « philosophie », en système de valeurs de notre société technocratique.  

Playtime, ou la parodie des services.

 

Cet immense système de sollicitude vit sur une contradiction totale. Non seulement il ne saurait masquer la loi d'airain de la société marchande, la vérité objective des rapports sociaux, qui est la concurrence, la distance sociale croissante avec la promiscuité et la concentration urbaine et industrielle, mais surtout la généralisation de l'abstraction de la valeur d'échange au sein même de la quotidienneté et des relations les plus personnelles — mais ce système, — en dépit des apparences, est lui-même UN SYSTÈME DE PRODUCTION, production de communication, de relation humaine, de services. Il produit de la sociabilité. Or, en tant que système de production, il ne peut qu'obéir aux mêmes lois qui sont celles du mode de production des biens matériels, il ne peut que reproduire dans son fonctionnement même les rapports sociaux qu'il a pour objectif de dépasser. Des­tiné à produire de la sollicitude, il est voué à produire et à reproduire simultanément de la distance, de la non-communication, de l'opacité et de l'atrocité. 

Cette contradiction fondamentale est sensible dans tous les domaines de relation humaine « fonctionnalisée ». Parce que cette socialité nouvelle, cette sollicitude « rayonnante », cette « ambiance » chaleureuse n'a justement plus rien de spontané, parce qu'elle est produite institutionnellement et industriellement, il serait éton­nant que ne transparaisse pas, dans sa tonalité même, sa vérité sociale et économique. Et c'est bien cette distorsion qu'on éprouve partout : partout ce fonctionnariat de la sollicitude est biaisé et transi par l'agressivité, le sarcasme, l'humour (noir) involontaire, partout les services rendus, la serviabilité sont subtilement associés à la frustration, à la parodie. Et partout on éprouve, liée à cette contradiction, la fragilité de ce système général de gratification, et qu'il est toujours au bord de se détraquer et de s'écrouler (c'est d'ailleurs ce qui se pro­duit de temps en temps). 

Nous touchons là à une des contradictions profondes de notre société dite « d'abondance » : celle entre la notion de « service », d'origine et de tradition féodale, et les valeurs démocratiques dominantes. Le serf ou le serviteur féodal ou traditionnel servent « de bonne foi », sans réserve mentale : le système apparaît pourtant déjà en pleine crise chez Swift, dans les Instructions aux domestiques, où ceux-ci constituent une société pour soi, tout entière solidaire en marge de la société des maîtres, société parasitaire et cynique, parodique et sarcastique. C'est l'effondrement dans les mœurs de la société féale du « service » : elle aboutit à une hypocrisie féroce, à une espèce de lutte des classes latente, honteuse, à une exploitation réciproque éhontée des maîtres et des serviteurs, sous le couvert d'un système de valeurs qui formellement n'a pas changé. 

Aujourd'hui les valeurs sont démocratiques : il en résulte une contradiction insoluble au niveau des « services », dont la pratique est inconciliable avec l'égalité formelle des personnes. Seule issue : un jeu social généralisé (car chacun aujourd'hui, non seulement dans sa vie privée, mais dans sa pratique sociale et professionnelle, est assigné à recevoir ou à rendre des services — chacun est plus ou moins le « tertiaire » de l'autre). Ce jeu social de la relation humaine en société bureaucratique est différent de l'hypocrisie féroce des valets de Swift. C'est un gigantesque « modèle de simulation » de la réciprocité absente. Ce n'est plus de la dissimulation, c'est de la simulation fonctionnelle. Le minimum vital de la communication sociale n'est atteint qu'au prix de ce « forcing » relationnel, où chacun est impliqué — magnifique trompe-l'œil destiné à pacifier la relation objective d'hostilité et de distance qui va de chacun à tous. 

Notre monde des « services » est encore largement celui de Swift. La hargne du fonctionnaire, l'agressivité du bureaucrate sont des formes archaïques, encore swiftiennes d'inspiration. Ainsi la servilité du coiffeur de dames, l'importunité délibérée, sans scrupules, du représentant de commerce — tout cela est encore une forme violente, forcée, caricaturale, de la relation de service. Rhétorique de la servilité, où transparaît malgré tout, — comme entre les maîtres et les valets de Swift — une forme aliénée de relation personnelle. La façon qu'ont l'employé de banque, le groom ou la demoiselle des postes d'exprimer soit par leur acrimonie, soit par leur hyper-dévotion, qu'ils sont payés pour le faire — c'est cela qu'il y a en eux d'humain, de personnel et d'irré­ductible au système. La grossièreté, l'insolence, la distance affectée, la lenteur calculée, l'agressivité ouverte, ou inversement le respect excessif, c'est cela qui en eux résiste à la contradiction d'avoir à incarner comme si c'était naturel une dévotion systématique, et pour laquelle ils sont payés, un point c'est tout. D'où l'ambiance visqueuse, toujours au bord de l'agression voilée, de cet échange de « services », où les personnes réelles résistent à la « personnalisation » fonctionnelle des échanges. 

Mais ceci n'est qu'un résidu archaïque : la véritable relation fonctionnelle aujourd'hui a résolu toute tension, la relation « fonctionnelle » de service n'est plus violente, hypocrite, sado-masochiste, elle est ouvertement chaleureuse, spontanément personnalisée et définitivement pacifiée : c'est l'extraordinaire atonalité vibrante des speakerines d'Orly ou de la T.V., c'est le sourire atonal, « sincère » et calculé (mais au fond, ni l'un ni l'autre, car ce n'est plus une question de sincérité, ou de cynisme, c'est de la relation humaine « fonctionnalisée », épurée de tout aspect caractériel ou psychologique, épurée de tout harmonique réel et affectif, mais reconstituée à partir des vibrations calculées de la relation idéale — bref, dégagée de toute dialectique morale violente de l'être et de l'apparence et restituée à la seule fonctionnalité du système de relations). 

Nous sommes encore, dans notre société de consommation de services, au carrefour de ces deux ordres. C'est ce qu'illustrait très bien le film de Jacques Tati : Playtime, où l'on passait du sabotage traditionnel et cynique, de la parodie méchante des services (tout l'épisode du cabaret de prestige, le poisson refroidi qui va d'une table à l'autre, l'installation qui se détraque, toute la perversion des « structures d'accueil » et la désagrégation d'un univers trop neuf) à la fonctionnalité instrumentale et inutile des salons de réception, fauteuils et plantes vertes, des façades de verre et de la communication sans rivages, dans la sollicitude glaciale des innombra­bles gadgets et d'une ambiance impeccable.  

 

La publicité et l'idéologie du don.

 

La fonction sociale de la publicité est à saisir dans la même perspective extra-économique de l'idéologie du don, de la gratuité et du service. Car la publicité n'est pas seulement promotion des ventes, suggestion à des fins économiques. Elle n'est peut-être même pas cela d'abord (on s'interroge de plus en plus sur son efficacité économique) : le propre du « discours publicitaire » c'est de nier la rationalité économique de l'échange marchand sous les auspices de la gratuité [2]. 

Cette gratuité a des aspects économiques mineurs : ce sont les rabais, les soldes, les cadeaux d'entreprise, tous les mini-gadgets offerts à l'occasion d'un achat, les « gimmicks ». La profusion de primes, de jeux, de concours, d'affaires exceptionnelles constitue l'avant-scène de la promotion, son aspect extérieur tel qu'il apparaît à la ménagère de base. Description-robot : « Le matin, la ménagère consommatrice ouvre les volets de sa maison, la maison du bonheur gagnée au grand concours Floraline. Elle prend son thé dans de splendides déjeuners au décor persan qu'elle a obtenus grâce aux Triscottes (contre cinq preuves d'achat et 9,90 F)... Elle enfile une petite robe... une affaire des 3J (20% de réduction) pour se rendre au Prisunic. Elle n'oublie pas sa carte Prisu qui lui permet de faire ses achats sans argent... Plat de résistance tout trouvé! Au Supermarché, elle a joué au jeu de la lanterne magique Buitoni, et elle a gagné 0,40 F de réduction sur une boîte de poulet impérial (5,90 F). Pour son fils, du culturel : le tableau de Peter Van Hought avec la poudre à laver Persil. Grâce aux corn-flakes Kellog's, il s'est monté un aéroport. L'après-midi pour se détendre, elle met un disque, un concerto brandebourgeois. Ce 33 tours lui a coûté 8 F avec le Tri Pack San Pellegrino. Ce soir, grande nou­veauté : la T.V. en couleurs gracieusement prêtée pen­dant trois jours par Philips (sur simple demande sans obligation d'achat), etc. » « Je vends de moins en moins de lessive, et de plus en plus de cadeaux », soupire le directeur commercial d'une fabrique de détergents. 

Ceci n'est que le clin d'oeil, le menu fretin des public relations. Mais il faut voir que toute la publicité n'est que l'extrapolation gigantesque de ce « quelque chose en plus ». Les petites gratifications quotidiennes prennent dans la publicité la dimension d'un fait social total. La publicité est « dispensée », c'est une offre gratuite et continuelle à tous et pour tous. Elle est l'image prestigieuse de l'abondance, mais surtout le gage répété du miracle virtuel de la gratuité. Sa fonction sociale est donc celle d'un secteur des relations publiques. On sait comment procèdent celles-ci : visite d'usines (Saint-Gobain, stages de recyclage des cadres dans les châteaux Louis XIII, sourire photogénique du Directeur général, œuvres d'art dans les usines, dynamique du groupe : « La tâche d'un R. P. rnan est de maintenir une harmonie d'intérêts mutuels entre les publics et les managers »). De la même façon, la publicité sous toutes ses formes a pour fonction la mise en place d'un tissu social idéologiquement unifié sous les auspices d'un super-mécénat collectif, d'une super-féodalité gracieuse, qui vous offrent tout ça « en plus », comme les nobles donnaient la fête à leur peuple. À travers la publicité, qui est déjà en soi un service social, tous les produits se donnent comme services, tous les processus économiques réels sont mis en scène et réinterprétés socialement comme effets de don, d'allégeance personnelle et de relation affective. Que cette munificence, comme celle des potentats, ne soit jamais qu'une redistribution fonctionnelle d'une partie des bénéfices, ceci est sans conséquence. L'astuce de la publicité est justement de substituer partout la magie du « Cargo » (l'abondance totale et miraculeuse dont rêvent les indigènes) à la logique du marché. 

Tous les jeux de la publicité vont dans ce sens. Voyez comme elle se fait partout discrète, bénévole, effacée, désintéressée. Une heure d'émission de radio pour une minute de flash sur la marque. Quatre pages de prose poétique et la marque de la firme, honteuse (?!), au bas d'une page. Et tous les jeux avec elle-même, surenchère d'effacement et de parodie « antipublicitaire ». La page blanche pour la 1 000 000e Volkswagen : « Nous ne pouvons pas vous la montrer, elle vient d'être vendue. » Tout cela, qui peut s'inscrire dans une histoire de la rhétorique publicitaire, se déduit d'abord logiquement de la nécessité pour la publicité de se dédouaner du plan des contraintes économiques et d'alimenter la fiction d'un jeu, d'une fête, d'une institution caritative, d'un service social désintéressé. L'ostentation du désintéressement joue comme fonction sociale de la richesse (Veblen) et comme facteur d'intégration. On jouera même, à la limite, l'agressivité envers le consommateur, l'antiphrase. Tout est possible et tout est bon, non pas tellement pour faire vendre que pour restituer du consensus, de la complicité, de la collusion — bref, là aussi, pour produire de la relation, de la cohésion, de la communication. Que ce consensus induit par la publicité puisse ensuite résulter en adhésion à des objets, en conduites d'achat et en obéissance implicite aux impératifs économiques de consommation, ceci est certain, mais ce n'est pas l'essentiel, et de toute façon, cette fonction économique de la publicité est consécutive à sa fonction sociale globale. C'est bien pourquoi elle n'est jamais assurée [3]. 

 

La vitrine.

 

La vitrine, toutes les vitrines, qui sont, avec la publicité, le foyer de convection de nos pratiques urbaines consommatrices, sont aussi par excellence le lieu de cette « opération-consensus », de cette communication et de cet échange des valeurs par où toute une société s'homogénéise par acculturation quotidienne incessante à la logique, silencieuse et spectaculaire, de la mode. Cet espace spécifique qu'est la vitrine, ni intérieur ni extérieur, ni privé ni tout à fait public, qui est déjà la rue tout en maintenant derrière la transparence du verre le statut opaque et la distance de la marchandise, cet espace spécifique est aussi le lieu d'une relation sociale spécifique. Le travelling des vitrines, leur féerie calculée qui est toujours en même temps une frustration, cette valse-hésitation du shopping, c'est la danse canaque d'exaltation des biens avant l'échange. Les objets et les produits s'y offrent dans une mise en scène glorieuse, dans une ostentation sacralisante (ce n'est pas un faire-part pur et simple, pas plus que dans la publicité, c'est, comme dit G. Lagneau, un faire-valoir). Ce don symbolique que miment les objets mis en scène, cet échange symbolique, silencieux, entre l'objet offert et le regard, invite évidemment à l'échange réel, économique, à l'intérieur du magasin. Mais pas forcément, et, de toute façon, la communication qui s'établit au niveau de la vitrine n'est pas tellement celle des individus aux objets qu'une communication généralisée de tous les individus entre eux à travers non pas la contemplation des mêmes objets, mais à travers la lecture et la reconnaissance, dans les mêmes objets, du même système de signes et du même code hiérarchique des valeurs. C'est cette acculturation, c'est ce dressage qui a lieu à chaque instant partout dans les rues, sur les murs, dans les couloirs du métro, sur les panneaux publicitaires et les enseignés lumineuses. Les vitrines scandent ainsi le procès social de la valeur : elles sont pour tous un test d'adaptation continuel, un test de projection dirigée et d'intégration. Les Grands Magasins constituent une sorte de sommet de ce procès urbain, un véritable laboratoire et creuset social, où « la collectivité (Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse) renforce sa cohésion, comme dans les fêtes et les spectacles ». 

 

La société thérapeutique.

 

L'idéologie d'une société qui prend continuellement soin de vous culmine dans l'idéologie d'une société qui vous soigne, et très précisément comme malade virtuel. Il faut croire en effet que le grand corps social est bien malade, et les citoyens consommateurs bien fragiles, toujours au bord de la défaillance et du déséquilibre, pour que partout chez les professionnels, dans les gazettes et chez les moralistes analystes se tienne ce dis­cours « thérapeutique ». 

Bleustein-Blanchet : « Je considère que les gallups sont un instrument indispensable de mesure que le publicitaire doit utiliser comme le médecin qui prescrit analyse et radiographie. » 

Un publicitaire : « Ce que vient chercher le client, c'est une sécurité. Il a besoin d'être rassuré, pris en charge. Pour lui, vous êtes tantôt le père, ou la mère, ou le fils... » « Notre métier est proche de l'art médical. » « On est comme les toubibs, on donne des conseils, on n'impose rien. » « Mon métier, c'est un sacerdoce, comme celui du médecin. » 

Architectes, publicitaires, urbanistes, designers, tous se veulent démiurges, ou plutôt thaumaturges de la relation sociale et de l'environnement. « Les gens vivent dans la laideur » : il faut guérir tout cela. Les psycho-sociologues eux aussi se veulent thérapeutes de la communication humaine et sociale. Jusqu'aux industriels qui se prennent pour des missionnaires du bien-être et de la prospérité générale. « La Société est malade » : c'est le leitmotiv de toutes les bonnes âmes au pouvoir. La Société de Consommation est un chancre, « il faut lui rendre un supplément d'âme », dit M. Chaban-Delmas. Il faut dire que de ce grand mythe de la Société Malade, mythe qui évacue toute analyse des contradictions réelles, les medicine-men contemporains que sont les intellectuels sont très largement complices. Ceux-ci cependant ont tendance à localiser le mal à un niveau fondamental, d'où leur pessimisme prophétique. Les professionnels, en général, tendent plutôt à entretenir le mythe de la Société Malade non pas tellement orga­niquement (dans ce cas, c'est incurable) que fonctionnellement, au niveau de ses échanges et du métabolisme. D'où leur optimisme dynamique : il suffit pour la guérir de rétablir la fonctionnalité des échanges, d'accélérer le métabolisme (c'est-à-dire encore une fois injecter de la communication, de la relation, du contact, de l'équilibre humain, de la chaleur, de l'efficacité et du sourire contrôlé). Ce à quoi ils s'emploient allègrement et avec profit.

 

Ambiguïté et terrorisme de la sollicitude.

 

Toute cette liturgie de la sollicitude, il faut insister sur son ambiguïté profonde. Laquelle recoupe très exactement le double sens du verbe « solliciter » : 

1. L'acception qu'il prend dans « sollicitude » : prendre soin de, gratifier, materner, etc. C'est le sens manifeste, et le sens le plus courant. Le don. 

2. Le sens inverse qu'il prend de demande (sollicitant une réponse) d'exigence, de réquisition, à la limite (« J'ai été sollicité pour... »), sens plus évident encore dans l'acception moderne « solliciter les chiffres, solliciter les faits ». Ici, il s'agit franchement de dévier, capter, détourner à son profit. Exactement l'inverse de la sollicitude. 

Or, la fonction de tout l'appareil, institutionnel ou non, de sollicitude (public relations, publicité, etc.) qui nous entoure et prolifère, c'est bien, tout à la fois, de gratifier et satisfaire, et de séduire et détourner subrepticement. Le consommateur moyen est toujours l’objet de cette double "entreprise, il est sollicité dans tous les sens du terme — l'idéologie du don que véhicule la « sollicitude » étant toujours l'alibi du conditionnement réel qui est celui de la « sollicitation [4] ». 

Cette rhétorique de la thaumaturgie et de la sollicitude qui marque la société de consommation et d'abondance d'une tonalité affective particulière a des fonctions sociales précises : 

1. Recyclage affectif des individus isolés dans la société bureaucratique par la division technique et sociale du travail et par la division technique et sociale parallèle, tout aussi totale et bureaucratique, des pratiques de consommation. 

2. Stratégie politique d'intégration formelle, qui vient doubler et compenser les défaillances des institutions politiques : tout comme le suffrage universel, les référendums, les institutions parlementaires sont destinés à mettre en place un consensus social par participation formelle, ainsi la publicité, la mode, les relations humaines et publiques peuvent s'interpréter comme une sorte de référendum perpétuel — où les citoyens consommateurs sont sollicités à chaque instant de se prononcer favorablement pour un certain code de valeurs, et le sanctionnent implicitement. Ce système informel de mobilisation de l'assentiment est plus sûr : il ne permet pratiquement pas de dire non (il est vrai que le référendum électoral est lui aussi une mise en scène démocratique du « oui »). Dans tous les pays, on voit aujourd'hui les processus de contrôle social violents (contraintes répressives, étatiques, policières) relayés par des modes d'intégration « participationnistes » — d'abord sous la forme parlementaire et électorale, ensuite par les processus informels de sollicitation dont nous parlons. Il serait intéressant d'analyser dans ce sens l'opération « relations publiques » mise en place par Publicis/Saint-Gobain dans ce grand événement sociologique que fut l'O. P. A. de Boussois contre Saint-Gobain : l'opinion publique mobilisée, sollicitée comme témoin, requise comme « actionnaire psychologique » dans l'opération. Dans la restructuration objective de l'entreprise capitaliste, le public s'est trouvé, sous couleur d'information « démocratique », intégré comme jury, et, à travers le groupe symbole des actionnaires de Saint-Gobain, manipulé comme partie prenante. On voit comment l'action publicitaire, entendue au sens le plus large, peut modeler et totaliser des processus sociaux, comment elle peut se substituer quotidiennement, et sans doute plus efficacement encore, au système électoral, dans la mobilisation et le contrôle psychologique. Toute une nouvelle stratégie politique est en train de naître à ce niveau, contemporaine de l'évolution objective de la « technostructure » et du productivisme monopolistique. 

3. Le contrôle « politique » par la sollicitation et la sollicitude se double d'un contrôle plus intime sur les motivations mêmes. C'est là où. le verbe solliciter prend son sens double, et c'est en ce sens que toute cette solli­citude est au fond terroriste. Nous prendrons cet admirable exemple publicitaire qui s'intitule : « Quand une jeune fille vous dit qu'elle adore Freud, il faut comprendre qu'elle adore les bandes dessinées » : « Une jeune fille, c'est un "petit être farouche", plein de contradictions. Or, au-delà de ces contradictions, il nous appartient à nous, publicitaires, de comprendre cette jeune fille. Plus généralement, de comprendre les gens auxquels nous désirons nous adresser. » Donc : les gens sont incapables de se comprendre, de savoir ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent, mais nous sommes là pour ça. Nous en savons bien plus long que vous sur vous-mêmes. Position répressive d'analyste paternaliste. Et les finalités de cette « compréhension supérieure » sont claires : « Comprendre les gens pour être compris d'eux. Savoir leur parler pour être entendu d'eux. Savoir leur plaire pour les intéresser. Bref, savoir leur vendre un produit — votre produit. C'est ce que nous appelons la « communication ». Astuce de commercialisation ? Pas seulement. Cette jeune fille n'a pas le droit d'aimer Freud, elle se trompe, et nous allons lui imposer, pour son bien, ce qu'elle aime en secret. Toute l'inquisition sociale est là, toute la répression psychologique. La publicité dans son ensemble n'avoue pas si clairement les choses. Elle met en œuvre cependant à tout instant les mêmes mécanismes de contrôle charitable et répressif. 

Ainsi encore la T. W. A., « la Compagnie qui vous comprend ». Et voyez comme elle vous comprend : « Nous ne supportons pas l'idée de vous savoir tout seul dans votre chambre d'hôtel, manipulant frénétiquement les boutons de votre T. V... Nous allons tout faire pour vous permettre d'emmener votre chère moitié avec vous lors de votre prochain voyage d'affaires... tarif spécial famille, etc. Avec votre chère moitié près de vous, au moins vous aurez quelqu'un pour changer de chaîne... C'est ça l'amour... » Pas question d'être seul, vous n'avez pas le droit d'être seul : « Nous ne le supportons pas. » Si vous ne savez pas ce que c'est que d'être heureux, nous vous l'apprendrons. Nous le savons mieux que vous. Et même la façon de faire l'amour : votre « moitié », c'est votre « deuxième chaîne » érotique. Vous ne le saviez pas? Nous vous l'apprenons aussi. Car nous sommes là pour vous comprendre, c'est notre rôle... 

 

La compatibilité sociométrique.

 

La sociabilité, ou la capacité de « créer du contact », d'alimenter la relation, de promouvoir les échanges, d'intensifier le métabolisme social, devient dans cette société une marque de la « personnalité ». Les conduites de consommation, de dépense, de mode et, à travers elles, de communication avec les autres, sont une des pièces maîtresses de cette « personnalité » sociométrique contemporaine, telle que l'a esquissée D. Riesman dans La Foule solitaire. Tout le système de gratification et de sollicitude n'est en effet que la modulation affective elle-même fonctionnalisée, d'un système de relations où le statut de l'individu change totalement. Entrer dans le cycle de la consommation et de la mode, ce n'est pas seulement s'environner d'objets et de services au gré de son propre plaisir, c'est changer d'être et de détermination. C'est passer d'un principe individuel fondé sur l'autonomie, le caractère, la valeur propre du moi à un principe de recyclage perpétuel par indexation sur un code où la valeur de l'individu se fait rationnelle, démultipliée, changeante : c'est le code de la « personnalisation », dont nul individu en soi n'est dépositaire, mais qui traverse chaque individu dans sa relation signifiée aux autres. La « personne » comme instance de détermination disparaît au profit de la personnalisation. A partir de là, l'individu n’est plus un foyer de valeurs autonomes, il n'est plus que le terme de relations mul­tiples dans un processus d'interrelations mouvantes. « L'extro-déterminé est en quelque sorte chez lui partout et nulle part, capable d'une intimité rapide, quoique superficielle, avec tout le monde » (Riesman). En fait, il est pris dans une sorte de graphe sociométrique, et perpétuellement redéfini par sa position sur ces toiles d'araignée bizarres (ces fils qui joignent A, B, C, D, E, dans un réseau de relations positives, négatives, uni-ou bilatérales). Bref, c'est un être sociométrique, dont la définition est qu'il est à l'intersection des autres. 

Ceci n'est pas seulement un modèle « idéal ». Cette immanence des autres, et cette immanence aux autres régit tous les comportements statutaires (donc tout le domaine de la consommation) selon un processus d'interrelation illimitée, où il n'y a pas à proprement parler de Sujet individualisé dans sa « liberté », ni d'« Autres » au sens sartrien du terme, mais une « ambiance » généralisée, où les termes relatifs ne prennent de sens que par leur mobilité différentielle. C'est la même tendance qu'on peut lire au niveau des objets-éléments et de leur manipulation combinatoire dans les intérieurs modernes. Il ne s'agit donc pas, dans ce type nouveau d'intégration, de « conformisme » ou de « non-conformisme » (quoique le lexique journalistique use encore constamment de ces termes, ils sont relatifs à la société bourgeoise traditionnelle), mais de socialité optimale, de compatibilité maximale aux autres, aux situations, aux professions diverses (recyclage, polyvalence), de mobilité à tous les niveaux. Etre universellement « mobile », fiable et polyvalent, c'est cela la « culture » à l'ère de l'human engineering. Ainsi les molécules se constituent à partir des valences multiples de tels atomes, elles peuvent se défaire pour se réorganiser autrement ou constituer de grosses molécules complexes... Cette capacité d'adaptation coïncide avec une mobilité sociale différente de l'ascension du parvenu ou du self-made-man « traditionnels ». On n'y brise pas les liens selon la trajectoire individuelle, on n'y fraye pas sa voie, en rupture de classe, on n'y brûle pas les étapes : il s'agit d'être mobile avec tout le monde, et de franchir les degrés codés d'une hiérarchie dont les signes se distribuent de façon rigoureuse. 

II n'est d'ailleurs pas question de ne pas être mobile : la mobilité est un brevet de moralité. C'est donc toujours aussi une contrainte de « mobilisation ». Et cette compatibilité de tous les instants est toujours aussi une comptabilité — c'est-à-dire que l'individu défini comme la somme de ses relations, de ses « valences », est aussi toujours comptabilisable comme tel : il devient unité de calcul, et entre de lui-même dans un plan-calcul sociométrique (ou politique).


[1] La publicité elle-même, au titre de processus économique, pout être considérée comme une » fête gratuite », financée par Je travail social, mais délivrée à tous « sans contrepartie apparente », et se donnant comme gratification collective (voir plus loin).

[2] Cf. G. Lagneau, dans le Faire-Valoir : « La publicité, c'est l'enrobage d'une logique économique insoutenable par les mille prestiges de la gratuité qui la nient pour mieux permettre son exercice. »

[3] Cf. sur ce problème : Revue Française de Sociologie, 19G9, X, 3, les articles de J. Marcus-Steifî et P. Kende.

[4] En allemand Werben, qui signifie solliciter la main de, briguer, rechercher en mariage, sollicitude amoureuse, signifie aussi la compé­tition, la concurrence et la publicité (la sollicitation publicitaire).

Fin de l'extrait.



Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 2011 13:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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