[1] [2]
Jean-Claude Farcy
Centre Georges Chevrier, UMR 5605, CNRS, Dijon)
“Jean-Marie Fecteau,
La liberté du pauvre.
Sur la régulation du crime et de la pauvreté
au XIXe siècle québécois.”
In revue Crime, histoire & sociétés, vol. 9, no 1, 2005, varia. Pagination de l’édition papier, pp. 145-148.
Ce livre, fruit d'une réflexion ample et parfaitement maîtrisée, est important à plus d'un titre. Au delà de l'analyse des conceptions libérales en matière de gestion du crime et de la pauvreté dans les sociétés occidentales du XIXe siècle - le titre ne doit pas tromper : le Québec est constamment comparé aux pays européens fondés sur la même logique sociale du libéralisme - l'auteur interroge avec pertinence l'historiographie contemporaine et ses impasses et développe une analyse du fonctionnement des sociétés autour de la notion de régulation. Le large espace géographique pris en compte comme le niveau d'analyse retenu en font un livre original qui suscitera débats par les nombreuses hypothèses avancées remettant en cause certaines idées reçues.
L'originalité de l'auteur est d'autant plus marquée que son travail explore le champ très labouré des représentations, même s'il prend soin de les lire en rapport avec les pratiques institutionnelles. Son objectif est en effet d'étudier le regard porté par les élites sur la pauvreté et le crime, deux domaines retenus pour leur pertinence à mettre en valeur les dysfonctionnements fondamentaux de l'ordre social et donc susceptibles d'éclairer ce qui est au cœur de la régulation libérale des sociétés, du moins pour la période étudiée, celle d'un large XIXe siècle, ayant comme point de départ les révolutions de la fin du XVIIIe siècle inaugurant la transition au capitalisme dans le monde occidental. Dans ce cadre, il s'agit de retrouver et d'analyser le « socle intellectuel commun » (p. 11) sur lequel reposent les différentes expériences nationales, les différences les plus développées concernant le Québec, avec le poids de l'influence de l'Eglise catholique dans une formation sociale où l'État provincial est peu influent.
La première partie de l'ouvrage définit le cadre théorique comme les concepts utilisés et présente les traits majeurs constituant l'essence du libéralisme. La notion clé de l'auteur est celle de régulation sociale (chapitre 1er), opposée à celle de contrôle social - cette dernière trop souvent utilisée dans le sens de stratégies de contraintes et de pouvoir - comme aux analyses de type interactionniste et privilégiant le rôle des acteurs. Le concept de régulation sociale veut appréhender « les rapports sociaux comme une construction commune et contradictoire autour d'une logique globale de reproduction/changement des sociétés » (p. 39), notamment par l'intermédiaire d'institutions qui, se situant en deçà des grandes structures (rapports de genre ou de classe, structures politiques, modes de production) et au delà de la pratique quotidienne des acteurs, se matérialisent en normes, conventions et règles. La combinaison des structures, paramètres normatifs et institutionnels et pratiques des acteurs constitue ce que l'auteur appelle « mode de régulation ». L'étude va donc porter sur les normes et institutions au cœur du mode de régulation libérale ou capitaliste qui s'impose à la fin du XVIIIe siècle et perdure jusqu'à nos jours.
Le libéralisme, à ne pas confondre avec la vision étriquée que lui donneront les élites bourgeoises, est le moteur de la nouvelle société (chapitre II), définissant une éthique et un cadre comportemental, un « registre de principes et de valeurs » (p. 62). L'aspiration libertaire est faite de foi en l'avenir, d'une croyance dans la capacité de maîtriser son destin, associée à un sens aigu de la responsabilité personnelle (p. 61). Plus qu'une idéologie, il s'agit d'une vision du monde humaniste qui place l'individu au centre de l'histoire, y compris dans le cadre de la dialectique de ses rapports avec la sphère du public, de l'État, l'institutionnalisation de la vie collective n'étant pas forcément perçue en contradiction avec l'autonomie individuelle.
[3]
C'est cependant à ce niveau du rapport entre État et individus que se discernent le mieux les ruptures dans l'histoire du libéralisme au cours de la période considérée, particulièrement à travers la perception du crime et de la pauvreté comme dans leur traitement. Le chapitre III traite de la première phase de cette histoire, celle de la mise en place du mode de régulation libérale, en rupture avec la logique féodale centrée sur les communautés, la hiérarchie sociale et le statut. Si la pauvreté et le crime semblent, à l'issue des révolutions, défier le discours humaniste et réformateur hérité des Lumières, les politiques publiques de prise en charge de ces dysfonctionnements sociaux témoignent d'une foi, partagée par les différents courants d'idées (philanthropes, malthusiens et chrétiens), dans la possibilité de réformer les classes populaires : les interventions charitables sont faites dans le sens de développer l'autonomie des pauvres (par exemple en inculquant l'esprit de prévoyance) et la prison est mise en place avec la volonté de réformer les criminels, le crime étant alors en partie perçu comme lié à la pauvreté, comme résultat des dysfonctionnements de la société. Le développement du paupérisme dans les grandes villes industrielles, les révolutions populaires et nationales comme les peurs sociales qui en résultent vont conduire à une rupture à partir des années 1830-1840 et au triomphe d'un libéralisme bourgeois. En matière de lutte contre le crime (seconde partie), au delà de la rationalisation et d'une plus grande efficacité des instances répressives étroitement contrôlées par l'État, il y a un « retour à la raison punitive » (p. 153) excluant une réforme possible du criminel. L'acte criminel est perçu comme résultant de la liberté de choix, comme usage de la volonté à des fins mauvaises et illégales : comment alors intervenir dans le sens d'un amendement possible d'autant qu'il faut préserver la liberté individuelle ? La prison devient ainsi davantage un instrument de répression, d'exclusion, de prophylaxie sociale isolant les criminels de la société, offrant l'image du repoussoir à ceux qui seraient tentée de mal faire. À rencontre de M. Foucault pensant la prison dans un rapport de pouvoir, de mise en place d'une logique disciplinaire visant à conformer des individus par un travail sur le corps et l'esprit, J.-M. Fecteau préfère y voir l'instrument d'une construction sociale de l'exclusion qui vise d'ailleurs plus les classes que les individus. L'espoir de réforme se restreint à la sortie de prison (patronages) ou concerne l'enfance délinquante : le statut pénal du mineur, prenant en compte le défaut de discernement et écartant la règle de la proportionnalité des peines, autorise le placement des jeunes dans des réformatoires ou colonies. En mettant l'accent sur les discours et pratiques donnant la priorité à la réforme sur la punition, l'auteur voit dans ces institutions de jeunes détenus une exception à la logique pénale qui gouverne les adultes, Mettray étant pour lui non pas l'achèvement de la formation du système carcéral (M. Foucault) mais un commencement, celui de la rupture avec l'ordre pénal qui se met en place (p. 180).
Dans la même logique d'une conception libérale formaliste, les principes de liberté et responsabilité personnelle conduisent à mettre en valeur les différences entre individus et donc à rendre compte de la pauvreté comme épreuve nécessaire, rite de passage permettant à chacun de faire valoir ses talents (troisième partie). Le darwinisme social analysant la misère comme un bienfait social sélectionnant les meilleurs n'est que le point d'aboutissement ultime d'une telle conception qui va conduire à distinguer la pauvreté « naturelle », affectant le parcours ordinaire des classes populaires, objet de la charité privée qui comble ainsi un manque temporaire, du « paupérisme » dont les victimes, dépendantes et en situation de misère extrême, en rupture avec la vie en société sont l'objet, comme les criminels, d'une politique d'exclusion conduite par l'État (workhouses). La stigmatisation de ces « déchets de la société » permet ainsi de les séparer radicalement - en les plaçant du côté des délinquants, autres exclus - des « bons pauvres », ce qui évite d'analyser la pauvreté et le crime comme les deux faces d'un même problème social.
C'est justement ce qui commence à être envisagé dans le dernier tiers du XIXe siècle sous la pression de facteurs divers, comme la poussée du mouvement ouvrier ou la montée des identités nationales. Une nouvelle phase du mode régulation libérale se met alors en place, sur fond de critiques des conceptions précédentes, d'aiguisement des contradictions de l'économie charitable existante et du « choc de la réalité » (p. 247) qui s'écarte fortement du discours (les institutions d'enfermement sont loin de concerner les plus dépendants), particulièrement [4] dans le contexte des grandes crises cycliques. Sous l'influence des sciences sociales nouvelles, le nouveau regard sur les pauvres écarte la dimension morale (individuelle) jusqu'alors dominante pour poser la question d'un problème social auquel les États vont répondre par une politique de promotion de la classe ouvrière avec un objectif d'intégration, de conformité comportementale de ses membres. Toutefois l'exclusion reste le lot des plus pauvres et des plus dépendants, maintenus en institution. De même les sciences de l'homme laissent entrevoir la perspective de traiter la criminalité, même si la prise en charge thérapeutique reste encore très peu pratiquée au début du XXe siècle : mais il est possible, comme l'auteur le suggère, que le discours des criminologues ait contribué, indirectement, à la baisse des effectifs de prisonniers à la fin du XIXe siècle.
Un tel résumé de l'évolution du mode de régulation libérale est forcément réducteur. Il suffit cependant à montrer tout l'intérêt d'une pensée qui postule que la réalité historique à un sens, et que ce postulat implique l'élaboration et l'usage de concepts pertinents dans cette optique. Dans un paysage historique parcellisé et séduit par les pratiques singulières des acteurs, on ne peut que saluer ce désir d'appréhender ce qui est au cœur du fonctionnement des sociétés. De même les critiques de l'auteur relatives aux conceptions « continuistes », percevant l'évolution de manière trop linéaire, sont également les bienvenues, qu'elles visent l'idée d'une lente érosion de l'autonomie de l'individu au profit de l'emprise de la bureaucratie d'État (p. 66) ou celle d'un continuum des institutions de réforme pour jeunes délinquants à la mise en place des tribunaux pour enfants (p. 182). On admettra également l'utilité de mieux historiser le développement de l'État-providence que l'auteur refuse de voir naître à la fin du XIXe siècle, lors des premiers développements d'une politique de promotion ouvrière, idée qui peut être contestée dans la mesure où il n'est pas certain que l'exclusion du « résiduum » (inaptes, déficients et délinquants, p. 342) des mesures sociales ne caractérise pas également la période postérieure à celle considérée, notamment pour ce qui est des délinquants. Sur le fond, la notion de régulation sociale, de par sa vaste dimension, appelle sans doute une analyse prenant en compte tous les paramètres la composant pour une réalité historique donnée, alors que l'ouvrage s'en tient, volontairement, à un seul élément, celui des normes et institutions et plus particulièrement au « socle intellectuel » qui les fonde. Ce dernier est cependant insuffisant à rendre compte des évolutions, même si l'auteur excelle à mettre en valeur les contradictions des modèles mis en place. Mais les concepts utilisés, une fois développés dans une analyse concrète élargissant le regard à l'ensemble des paramètres, paraissent nettement plus pertinents et prometteurs pour rendre compte de l'évolution d'une société ou d'un de ses aspects que les approches privilégiant le contrôle social ou le rôle des acteurs. Au delà d'une belle réflexion sur la liberté du pauvre en société libérale - la liberté de mal faire... ce qui justifie qu'il soit objet de charité, ou sanctionné, voire exclu du corps social - l'ouvrage de J.-M. Fecteau est aussi et surtout un grand livre de réflexion historique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Claude Farcy, « Jean-Marie Fecteau, La liberté du pauvre. Sur la régulation du crime et de la pauvreté au XIX' siècle québécois », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies [En ligne], Vol. 9, n° 11, 2005, mis en ligne le 16 février 2009, Consulté le 05 mai 2013. URL : http://chs.revues.org/index393.html
Référence papier
[5]
Jean-Claude Farcy, « Jean-Marie Fecteau, La liberté du pauvre. Sur la régulation du crime et de la pauvreté au XIXe siècle québécois », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, Vol. 9, n° 11, 2005, 145-148.
À propos de l'auteur
Jean-Claude Farcy
(Centre Georges Chevrier, UMR 5605, CNRS, Dijon), [email protected]
|