[105]
Claude Lessard
“L'école, lieu de culture.
Idéologies modernes et tensions autour
du couple socialisation/instruction.”
In ouvrage sous la direction de Yves Lenoir et Frédéric Tupin, Les pratiques enseignantes entre instruire et socialiser. Regards internationaux, chapitre 3, pp. 105-130. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 2012, 590 pp. Collection: “Formation et profession”.
- Introduction [105]
- 1. Une recomposition du couple Instruction/ socialisation ? [111]
- 1.1. Entre instruction et socialisation : une division du travail ? [111]
- 1.2. Entre les enseignants et un personnel professionnel ou technique [116]
- 2. Instruction et socialisation comme produit d’une action concertée de l’établissement et de son environnement [118]
- 3. Instruction et socialisation : quel effet d’une politique auriculaire centrée sur les compétences ? [120]
- Conclusion [126]
- Références [128]
Introduction
Suivant la tradition des Lumières, le savoir, la raison et la science libèrent l’individu de l’ignorance et des préjugés souvent liés à des enfermements dans des appartenances locales étroites et à des préjugés qu’Auguste
Comte associait aux âges préscientique ou prépositiviste (les âges théologique et philosophique). Selon ce point de vue, le savoir, la raison et la science sont de puissants vecteurs d’universalisme et constituent le fondement du progrès des individus comme des sociétés. Dans cette vision, la socialisation doit privilégier parmi les valeurs à inculquer à la jeune génération celles de la nation démocratique, dans laquelle tous les citoyens sont égaux devant la loi rationnelle, une loi qui fonde son développement sur une citoyenneté éclairée par les Lumières. Tout comme le savoir universel supplante les savoirs locaux, la tradition et la religion, la socialisation scolaire détache l’élève de ses appartenances premières pour l’insérer dans un monde plus vaste, celui de la nation. La socialisation à la nation est un passage obligé vers l’universel.
Le savoir est donc émancipateur ; il fournit les clés pour s’arracher à l’ignorance et aux préjugés, comprendre le monde, et pour y agir de manière rationnelle. En ce sens, l’instruction, la transmission des savoirs universels, prime sur la socialisation, et celle-ci doit être subordonnée aux exigences de l’instruction. Peut-être serait-il plus juste de dire que dans cette vision, le couple instruction/socialisation est fortement lié et unifié : il n’y a pas de tension ou de contradiction entre ces deux visées modernes. L’élève qui apprend est dans son [106] rapport au savoir et à l’institution comparable au fidèle dans son rapport à la foi et à l’institution religieuse. Comme Durkheim (1969) l’a montré dans L’évolution pédagogique en France, le rapport pédagogique est efficace dans la mesure où il produit une conversion chez l’élève. Cette conversion sera d’autant plus forte qu’elle sera morale, inscrite dans la gestion du groupe classe (au moyen de récompenses et de punitions) et soutenue par les règles de l’institution (Durkheim, 1963). On se souvient que Durkheim estimait nécessaire que l’école inculque à tous les élèves l’esprit de discipline, l’attachement aux groupes sociaux et l’autonomie de la volonté, de telle sorte que la société se reproduise en chacun d’eux, ordonne leur vie dans le cadre de la solidarité organique et se constitue comme référent transcendant (le social est religieux). Pour parler comme Dubet (1994), l’acteur et le système ici ne font qu’un ; c’est le système qui construit l’acteur, qui autrement n’existe pas. D’où la nécessaire et forte imbrication de l’instruction, qui fournit les cadres cognitifs, et de la socialisation, qui émancipe l’individu de ses attaches premières, le rend ainsi disponible pour le savoir et l’intègre par là dans un ensemble plus vaste qui donne sens à son cheminement. Si cette analogie n’était pas usée, on pourrait dire que l’instruction transmet la carte du monde, et la socialisation fournit la boussole.
La tradition scolaire française incarne cette conception de l’institution scolaire. La France est probablement le pays occidental qui a le plus radicalisé la coupure entre l’universel et le particulier, le privé et le public, la société et l’individu, la science et la religion, les savoirs avec un grand S et le sens commun, le sensible et le rationnel. Cette conception normative et religieuse de l’école établit une forte hiérarchie entre ce que Dumont (1968) appelait la culture première ou commune et la culture seconde, et elle rejette hors de l’enceinte scolaire le monde de la culture première ou commune, fruit de la socialisation première. Elle conduit à concevoir la crise de l’école comme celle de l’envahissement de la culture première ou de l’incapacité de l’école à tenir à distance cette culture commune.
Cette opposition entre deux mondes, entre l’école et la société, et cette conception hégémonique de la culture seconde, sont des produits historiques et elles doivent être discutées comme telles. Ne serait-ce que parce que même parmi les sociétés modernes, elles ne se retrouvent pas partout avec une égale force. En effet, dans les sociétés anglo-saxonnes, marquées par le pragmatisme et un mélange d’individualisme et de communautarisme, l’école est une émanation de la communauté : elle est d’abord un lieu de socialisation qui habilite (sur les plans cognitif, émotif et moral) l’individu pour qu’il participe à la construction d’une société meilleure, participation qui permettra à son individualité de s’épanouir. La culture n’est pas un monde lointain et déconnecté de sa vie, un déracinement libérateur, elle est surtout une orientation active et [107] vivante, une source vive où puiser l’impulsion et les outils nécessaires pour construire un monde meilleur. Certes, l’école élargit l’expérience de l’individu et l’introduit dans de nouveaux mondes, mais cet élargissement, dans une société de classes moyennes, n’a pas à être vécu sous le mode de la rupture, mais bien davantage sous celui de la continuité. Il ne s’agit pas tant de s’émanciper des « chaînes » de la tradition et des localismes, que d’y prendre appui pour se projeter et s’insérer dans l’avenir, un avenir meilleur.
Il y a donc une exception française, que l’on ne retrouve pas dans les pays voisins, ni en Amérique du Nord. On aurait tort d’en déduire par exemple que le monde anglo-saxon ne valorise pas le savoir et qu’il ne conçoit pas l’école comme émancipatrice (quoique l’émancipation n’y a pas le même sens). Après tout, aux États-Unis, la séparation entre l’école et la religion est nette et claire, et la socialisation au patriotisme constitutionnel est centrale dans un pays où la nation ne se veut pas ethnique. L’école américaine doit produire des citoyens capables de subordonner et de transcender leur identité religieuse, ethnique, régionale et de participer au développement de la démocratie américaine. Cependant, il y a davantage de continuité entre l’individu et la société, le particulier et l’universel, le privé et le public. Il y a aussi une culture et une philosophie politique qui font davantage confiance aux individus et aux communautés locales pour gérer leurs affaires qu’à l’État central, ce qui est le contraire de la culture politique française. En ce sens, les nations anglo-saxonnes marquées par le protestantisme et le pragmatisme ne partagent pas l’idée que, pour accomplir convenablement sa mission, l’école doive être un sanctuaire ou une forteresse qui tient à distance la communauté immédiate. Au contraire, elle doit s’appuyer sur cette communauté et partager avec elle le travail de socialisation, tout en reconnaissant la particularité de la contribution de chacune. Aussi, la grande tradition de la formation dite libérale (les liberal arts) est émancipatrice : on peut certes discuter de son déclin relatif au profit de curricula plus axés sur les besoins de l’économie et de la société (déclin qui s’observe ailleurs aussi), mais sa longue histoire et son rôle dans la formation des élites américaines témoignent d’une vision de l’éducation qui n’est pas instrumentale.
On aura compris que nous nous méfions d’une vision qui oppose la France des Lumières et de l’émancipation par le savoir, au monde anglo-saxon dont l’école, parce qu’elle serait soumise à divers communautarismes et au monde du travail, produirait essentiellement du conformisme et de la soumission à l’économie. Il vaut mieux penser autrement les deux réalités : le savoir importe dans les deux modèles (autant que la socialisation d’ailleurs), mais il n’a pas le même statut : dans le modèle des Lumières, il est en quelque sorte un absolu, un référent valable en soi, la source quasi magique de l’émancipation ; dans le modèle anglo-saxon, le savoir n’est pas la référence ultime, il est une ressource essentielle [108] de l’action transformatrice du monde, et c’est cette action dans et sur le monde qui est la finalité ultime, celle qui permet à l’individu d’actualiser son potentiel. En somme, la problématique de la socialisation et de l’instruction n’est pas simple, et ce qui précède montre qu’il y a plusieurs manières de les combiner dans des modèles idéologiques cohérents, quoique différents, voire rivaux.
Pour aller plus loin, quelques distinctions conceptuelles nous semblent utiles. D’abord entre la socialisation primaire et la socialisation secondaire, et entre la culture primaire ou commune et la culture seconde.
Les sociologues conviennent que toutes les institutions à divers degrés socialisent les individus qui sont d’une manière ou d’une autre sujets ou objets du travail de l’institution. Les institutions transmettent donc aux individus qu’elles encadrent l’expérience, des valeurs, des normes, des règles, des visions du monde, des outils cognitifs qui contribuent à constituer pour cet individu la réalité du monde dans lequel il se trouve incorporé. Mais, à l’instar de Berger et Luckmann (1966), les sociologues distinguent des institutions de socialisation primaire et des institutions de socialisation secondaire. La famille nucléaire ou étendue est l’archétype du premier type d’institution ; l’école, une église, l’armée sont des exemples du second. En général, les institutions secondaires sont plus particulières que les institutions primaires : elles ne s’intéressent pas à la totalité de l’individu et de son expérience, mais seulement à un aspect de celui-ci, comme le patient, le soldat, l’élève, le citoyen, etc. Mais certaines institutions de socialisation secondaire sont « totales » ou « totalitaires » (Goffman, 1961), en ce qu’elles se proposent de socialiser ou de resocialiser complètement un individu, par exemple dans une institution de rééducation pour jeunes délinquants, un hôpital psychiatrique, un monastère, etc. Les institutions « totales » opèrent une rupture entre leur monde et celui de la socialisation primaire, dont il faut « extraire » et « sauver » l’individu. Aussi, les institutions de socialisation secondaire fonctionnent au second degré et systématiquement, en ce sens qu’elles explicitent, formalisent et normalisent leurs façons de faire, alors que les institutions de socialisation primaire fonctionnent souvent sur le mode de l’imprégnation et de l’implicite. Mais cette différence est relative.
Pour autant qu’elles s’insèrent dans une même société, les institutions de socialisation primaire et secondaire ont des rapports qu’il faut qualifier. Dans une vision fonctionnaliste, on sera porté à insister sur la nécessaire articulation des deux univers, par exemple d’une famille qui, loin de se refermer sur elle-même, prépare la jeune génération à s’intégrer dans le monde des institutions secondaires, au premier chef, à l’école, et d’une école qui établit de solides ponts avec l’ensemble des familles qu’elle dessert. Cette vision de la continuité et du partenariat est propre à une société de classes moyennes qui voient dans l’école [109] le canal de la mobilité sociale. Dans une vision plus conflictualiste, on insistera sur l’inévitable conflit entre ces diverses institutions, du fait que leurs cultures sont socialement connotées et ultimement antinomiques. Par exemple, à la suite de Bourdieu et Passeron (1970), de Bernstein (1975), de Willis (1977) et de Dolby, Dimitriadis et Willis (2004), il est désormais reconnu que la culture de certains milieux populaires entre en conflit avec celle de l’école, et que le passage obligé de la première à la seconde entraîne son lot de problèmes : échec, relégation, stigmatisation, abandon. Ici, le problème n’est pas posé en termes d’opposition entre la socialisation et l’instruction ; il se construit plutôt en termes de conflit entre deux mondes culturels et deux modes de socialisation. Ces deux mondes s’opposent parce qu’ils véhiculent des pratiques sociales et reposent sur des rapports sociaux différents.
Une manière voisine, mais plus socio-épistémologique, d’approcher cette question est proposée par Dumont (1968), grâce à sa distinction entre la culture première ou commune et la culture seconde. Pour Dumont (1968), la culture première, c’est le monde de l’expérience sensible, de la participation immédiate au monde, un « donné » incorporé dans la socialisation première (au sein de la famille) et commune à un groupe social. La culture seconde, c’est le monde des symboles, de l’expérience transposée et réfléchie, du second degré, de la distance et de la mémoire. La culture première, c’est celle qui baigne nos milieux d’appartenance de base et notre vie quotidienne « naturalisée », alors que la culture seconde, c’est celle « qui, sans se livrer dans sa transparence, mais en créant des objets seconds privilégiés, me permet à la fois de prendre distance vis-à-vis d’elle et d’avoir conscience de sa signification d’ensemble » (Dumont, 1968, p. 53). Pour Dumont (1968), la culture se dédouble, en ce sens que « la culture seconde n’est pas un complément ajouté du dehors à la culture commune. C’est comme le sens rendu explicite et, pour cela, réuni et concentré dans un nouvel élément » (p. 53). Ici, la fonction de l’école est de rendre possible, de faciliter et de fournir à chaque individu les outils de ce dédoublement, de ce passage ou plutôt de cet aller-retour permanent entre la culture commune première et la culture seconde. Suivant cette vision de la culture, le rôle de l’enseignant est celui d’un passeur, il aide ses élèves à faire tout au long de leur parcours scolaire des allers-retours entre ces deux mondes.
Dans un très beau livre, son autobiographie intellectuelle, Dumont (1997) décrit ce passage et rend sensible sa difficulté pour un fils d’ouvrier comme lui, car, constate-t-il dès les débuts de sa scolarisation, la culture seconde, qui est celle de l’école, est socialement connotée : elle a historiquement, sinon été produite, du moins été récupérée et légitimée par les classes dominantes, dont elle a constitué un des fondements de la distinction et du pouvoir. C’est ainsi que, par exemple, il n’a jamais été facile pour un fils d’ouvrier d’entrer dans le monde [110] de la littérature et de la philosophie, un monde étranger à celui de sa socialisation première. Mais cela est possible, comme le cas de Dumont l’indique.
On peut penser qu’il y a là le problème central de la pédagogie moderne : comment faciliter et accompagner ce passage pour le plus grand nombre d’élèves ? Pour l’enseignant, comment être un bon passeur culturel (Zakhartchouk, 1999) ? Les débats pédagogiques portent pour une part importante sur cette question.
Que retenir de tout cela pour la suite ? L’école moderne est une institution de socialisation secondaire, ce qui nécessite qu’elle a un mode de travail précis, différent de celui des institutions de socialisation primaire. Ce mode est plus formel, systématique, normalisé, en somme plus rationalisé. L’école a été instituée d’abord en dehors de la famille, puis des églises. Elle a des rapports tantôt marqués par la continuité, tantôt marqués par le conflit et la rupture avec divers milieux de socialisation primaire. Sur le plan idéologique, les rapports entre l’école et les autres institutions de socialisation donnent forme à au moins deux modèles : celui de l’école du savoir et des Lumières, toute orientée vers la transmission de savoirs universels et orientée vers l’émancipation des individus et le progrès social (définis en termes d’émancipation de la tradition, de l’ignorance, des préjugés, de l’« irrationnel ») ; et celui de l’école, adossée à la communauté et à sa culture première, qui projette l’individu dans un avenir à construire et l’insère dans une société, à la fois bonne et à améliorer, ce travail d’amélioration permettant à l’individu de s’épanouir pleinement et d’accéder à la culture seconde. Dans les deux cas de figure, l’école demeure une institution qui est censée, au sens où Dumont en parle, travailler au dédoublement de la culture, c’est-à-dire au passage de la culture première à la culture seconde, où plutôt à la transposition/traduction dans la culture seconde des expériences de la culture première.
Sur le plan pratique, dans une société de classes moyennes, la continuité entre l’école et la société est forte, d’autant plus que les familles de classes moyennes voient dans l’école l’outil privilégié de la mobilité sociale et donc de l’insertion de leurs enfants dans un monde certes perfectible, mais non pas foncièrement mauvais. Par ailleurs, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, c’est en relation avec des milieux populaires d’abord, puis avec ceux issus de l’immigration, que le conflit est apparu plus prononcé, l’école apparaissant comme le lieu de pratiques et des rapports sociaux en rupture avec le milieu d’appartenance de certains élèves. D’où la « crise » de l’école (Dubet, 2002, 2003, 2009), crise à la fois de la socialisation et de l’instruction. Notons que cette crise travaille avec une égale vivacité l’ensemble des systèmes scolaires contemporains, qu’ils s’inspirent du modèle des Lumières ou de celui de l’amélioration de la société. En ce sens, aucun des deux modèles n’est épargné. Comment s’adaptent-ils ? Comment tentent-ils de renouer les fils de la socialisation et de [111] l’instruction ? Qu’en est-il de l’école québécoise, sorte d’hybride historique des deux modèles ?
1. Une recomposition du couple
Instruction/ socialisation ?
En nous appuyant sur la situation québécoise, nous voudrions, dans les paragraphes qui suivent, tenter de montrer que l’évolution récente en matière de lien socialisation/instruction est affectée par
- 1º une division du travail au sein du système éducatif ;
- 2º l’obligation qui est faite aux établissements de construire et d’entretenir leur légitimité, ce qui les amène à se concerter davantage avec leurs usagers, et donc à concevoir l’instruction et la socialisation comme le fruit d’une action locale, davantage concertée et négociée entre les acteurs de l’école et les familles, que le fruit d’une « action coloniale » de l’institution scolaire dans un environnement local ;
- 3º des politiques curriculaires, notamment les approches dites par compétences, qui peuvent être vues comme une manière de lier instruction et socialisation et qui, étant donné leur généalogie, présentent des ambiguïtés normatives.
Nous croyons ces évolutions significatives. Mais nous ne pouvons qu’en esquisser ici le possible sens et quelques effets potentiels sur l’expérience des élèves. Notre thèse est que ces évolutions reconfigurent les rapports entre socialisation et instruction, et qu’il est difficile au total d’en dégager une vision intégrée.
- 1.1. Entre instruction et socialisation :
une division du travail ?
Cette division du travail prend au moins deux formes : elle différencie les ordres primaire et secondaire et touche diverses catégories de personnel. Voyons d’abord la division du travail entre le primaire et le secondaire.
- 1.1.1. Entre le primaire et le secondaire
Depuis que les sociétés occidentales ont allongé la scolarisation et construit de véritables systèmes éducatifs, dans le discours officiel comme dans celui des acteurs, dans la représentation collective des ordres et de leur fonction, une vision de l’école primaire d’abord comme instance de socialisation s’est assez nettement cristallisée. Le primaire est ainsi vu comme se centrant sur la transition famille/école, sur l’apprentissage du métier d’élève et sur la socialisation au vivre-ensemble dans un espace public de plus en plus divers. Dans un certain discours enseignant, cela prend des accents quasi maternels (Lessard et Tardif, [112] 2003). Suivant les catégories de Dubet (1994), les enseignants de cet ordre conçoivent leur rôle surtout en termes de logique d’intégration des élèves à une culture commune, celle-ci comprenant à la fois la culture première de la classe moyenne et des éléments de base de la culture seconde, au sens que Dumont (1968) donnait à ces termes. Les savoir-faire cognitifs (savoir lire, écrire dans la langue d’enseignement, compter) sont importants, de même que certains savoirs (histoire et géographie, par exemple), parce qu’ils sont les ingrédients essentiels de l’intégration à l’école et à la société.
Dans un contexte urbain multiethnique, plurilinguistique et pluraliste sur le plan des valeurs et des religions, cette logique d’intégration s’impose aux enseignants dans le face à face quotidien avec des groupes-classes très hétérogènes et dans leurs relations avec les parents et la communauté locale. Elle est reprise et prend une valeur normative forte dans les politiques des commissions scolaires et du ministère de l’Éducation, qui mettent en avant cette socialisation intégratrice aux valeurs et aux normes sociales communes de la langue, de la tolérance et du respect des différences, de la coopération et de la résolution pacifique des différends, de l’écologie et d’une citoyenneté planétaire, etc.
Cette école primaire est aussi moralisante que celle de notre enfance, même si de la morale catholique, nous sommes passés à une morale du vivre-ensemble pluraliste. Elle est moins autoritaire, mais n’en cherche pas moins à façonner l’univers normatif des élèves, dans le cadre d’une « pédagogie de l’autonomie » (Lahire, 2005) ou de ce que Courpasson (1997) appelle la « contrainte souple ».
Il y a plus de 40 ans, Dreeben (1968) avait soutenu que l’effort de socialisation de l’école primaire américaine pouvait être compris dans les catégories parsoniennes d’indépendance, d’achievement, d’universalisme et de particularité. Il soutenait que la forme scolaire était ainsi faite qu’elle programmait l’apprentissage et l’intériorisation par les élèves des normes d’indépendance (c’est-à-dire du travail autonome dont on assume la responsabilité devant soi et les autres), de l’achievement (c’est-à-dire la performance, la réussite et l’échec), l’universalisme (c’est-à-dire l’acceptation qu’il soit juste que l’on (l’élève) soit traité par les adultes, agents de l’institution, comme membre d’une catégorie (donc de manière identique aux autres membres de notre catégorie d’appartenance) et non pas comme personne singulière), et la spécificité (c’est-à-dire l’acceptation du fait que les adultes ne s’intéressent qu’à l’élève et non pas à l’enfant). Dreeben soutenait que cela se voulait parfaitement fonctionnel et adapté aux exigences de la vie adulte, du marché du travail et de la vie politique. Il y a encore des traces de cette socialisation au primaire et dans l’apprentissage du métier d’élève, mais il est certain que cela est de nos jours métissé avec d’autres normes et valeurs sociales et pédagogiques qui reconnaissent le statut de l’enfant, et qui entendent [113] lui faire une place plus grande, ainsi qu’à la collaboration et au partage. Si ces nouvelles orientations et pratiques occupent une place importante, elles n’ont pas pour autant fait disparaître les plus anciennes, tant ces dernières sont liées à la forme scolaire (Vincent, Lahire et Thin, 1994).
Au secondaire, la logique stratégique s’impose aux élèves, à leurs parents et à leurs enseignants. L’espace scolaire auquel l’élève est désormais intégré revêt les habits d’un marché qui offre aux familles diverses formations, filières, projets particuliers et promesses d’avenir. Dès la fin du primaire, et en fonction du passage du primaire au secondaire, les écoles privées et publiques, prises dans un jeu de plus en plus concurrentiel, tentent de convaincre les familles de classes moyennes que la réussite scolaire et sociale de leurs enfants est directement reliée à la formation qu’elles offrent. Comme le film Les enfants du palmarès (2009) le montre, les enfants apprennent que leur avenir risque de se jouer à l’entrée du secondaire, et qu’il y a des conséquences dramatiques à réussir ou à rater un examen d’entrée dans une institution secondaire privée réputée. Il y a un double apprentissage qui se fait à ce moment crucial : d’une part, l’élève apprend que sa performance, sa capacité de se soumettre à une épreuve a des conséquences, qu’il est responsable de son destin, que celui-ci est marqué par la compétition et, d’autre part, que les écoles secondaires n’offrent pas toutes les mêmes promesses d’avenir pour tout le monde. Si le monde de l’école primaire est un univers « chaud » (maternel, féminin) de socialisation qui cherche à intégrer les élèves dans un cadre commun et homogène, l’élève entre au secondaire dans un monde plus différencié, plus compétitif, où la performance compte et où son individualité doit plus clairement émerger et s’affirmer. La « vie sérieuse », c’est-à-dire responsable et porteuse de conséquences que l’élève doit assumer, y commence pour de bon. L’élève y apprend ainsi qu’il y a dans la vie des gagnants et des perdants, et qu’il vaut mieux appartenir au premier groupe. C’est la loi d’airain de la méritocratie. On peut nuancer un peu ces dernières affirmations en soulignant que ce qui importe pour le jeune, du moins en contexte de modernité avancée, n’est pas tant d’être le meilleur (quoique cette pression existe véritablement), mais plutôt de trouver son chemin, sa voie, ce qui fera de lui une personnalité unique et valable. Il y a donc une multiplicité d’échelles de mérite et de grandeur, et il faut, suivant ce point de vue, que l’école aide chacun à se mesurer à celle de son choix ou à celle qui lui convient le mieux. La mauvaise école produit des élèves qui sont littéralement jugés et se vivent comme « bons à rien ». La bonne école produit des élèves qui en sortent avec un sentiment de valeur sur une échelle de grandeur reconnue comme légitime par l’institution.
On observe des dérives inquiétantes sur le plan de cette logique stratégique. L’éducation parallèle (shadow education, suivant l’expression anglo-saxonne) se développe : elle vise à assurer la performance et l’avantage concurrentiel de l’élève [114] sur le marché scolaire. De plus en plus d’élèves sont « coachés » par des tuteurs privés pour réussir l’examen d’entrée au secondaire privé. Leurs familles ne sont pas loin de penser (en tout cas d’agir comme s’ils pensaient ainsi) que la compétition scolaire s’apparente à celle du sport de haut niveau : un entraînement intensif bien planifié mène à la performance de pointe au bon moment (le jour de l’examen) (Lessard, 2009). D’ailleurs, certaines institutions privées, confrontées en cours de secondaire, à des élèves qui reviennent à « la normale », c’est-à-dire une performance moins bonne que celle du jour de l’examen, cherchent des manières de contrer cet effet doping du coaching et de l’entraînement intensif des élèves.
On peut aussi observer une certaine « colonisation » du primaire par le secondaire. Si au Québec se répand, au moins au sein des classes moyennes, la représentation que tout se joue de plus en plus à l’entrée au secondaire, on peut facilement imaginer la pression sur le primaire pour préparer convenablement les élèves à cette transition. La logique primaire de l’intégration doit s’arrimer d’une manière plus étroite à la logique stratégique, et la socialisation commune, morale et normative, doit faire une place plus grande aux valeurs de la méritocratie et de l’instruction, pour autant que l’acquisition des savoirs est le critère légitime du classement méritocratique.
- 1.1.2. Entre les matières
Certaines matières sont plus importantes que d’autres, cela n’est guère nouveau ou récent. Sous l’angle de la socialisation et de l’instruction, certaines matières sont perçues comme fortes sur le plan de l’instruction (la langue maternelle, les mathématiques et les sciences), alors que d’autres semblent trouver leur justification dans leur contribution à la socialisation de la jeune génération (l’histoire, la littérature nationale, les diverses « éducation à » (à la carrière, à la citoyenneté, à l’environnement, à la santé, à l’interculturel, à l’entrepreneuriat, etc.).
La récente réforme curriculaire québécoise a voulu renforcer le premier type de matières en éliminant les « petites matières ». De même, le Program for International Student Assessment (PISA) évalue les acquis des élèves de 15 ans en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en science, trois matières fortes sur la dimension instruction. Nul doute qu’il aurait été difficile d’inclure dans ces évaluations des matières à forte visée socialisatrice, tant la variation entre les systèmes aurait été grande et tant il se serait avéré impossible d’en arriver à un consensus international. Quand on sait à quel point il est difficile au sein d’un pays de convenir d’un enseignement de l’histoire, on imagine le travail requis pour construire un instrument international de mesure des acquis dans ce domaine.
[115]
- 1.1.3. Entre la classe « ordinaire »
et la classe d’« élite »
Le secondaire est de moins en moins uniforme. La différenciation des parcours scolaires au secondaire, la hiérarchisation des établissements suivant la réussite de leurs élèves, leur réputation associée à la composition de leur population d’élèves, à leur niveau socioéconomique et à leur densité ethnique, ou encore suivant leurs projets particuliers, tout cela donne à penser que les écoles secondaires varient considérablement, tant dans l’instruction qu’elles donnent que dans la socialisation qu’elles accomplissent. Ainsi, certaines écoles, pour attirer les élèves, accordent beaucoup d’importance aux activités sportives, investissent des sommes importantes dans des équipements modernes et se taillent une place reconnue dans la formation d’athlètes d’élite. D’autres font leur marketing en fonction des « vieilles pierres », de la tradition séculaire de l’institution et de la réussite professionnelle et de la renommée de ses diplômés. Encore d’autres insistent sur la qualité de la formation dispensée, par exemple en sciences, et sur le nombre de leurs diplômés qui réussissent à entrer dans les universités les plus prestigieuses.
Les savoirs prennent ainsi de l’importance au secondaire, certes, mais ils sont instrumentalisés par les familles de classes moyennes et par l’école elle-même, dans un projet de mobilité sociale ou de maintien de statut pour les familles, projet qui, s’il réussit, rejaillit sur l’école. Cela n’est guère nouveau, c’est même la fonction historique de l’enseignement secondaire, notamment au Québec, héritier à cet égard de la tradition française (plus que de la tradition anglo-américaine), davantage axée sur l’excellence et la formation d’une élite éclairée que sur la réussite pour tous et la formation de base d’une citoyenneté solidaire.
À cet égard, le développement du baccalauréat international est très intéressant. Il s’agit d’une formation prônée par une association internationale privée, qui détermine le contenu et les standards de formation et voit à l’accréditation des institutions et au respect des critères de qualité. Le BI, comme on l’appelle communément, ajoute quelque chose aux programmes nationaux, cela apparaissant à plusieurs familles comme un signe de distinction culturelle et un atout important dans le contexte de la mondialisation économique. Il y a aussi, pour les écoles, une « signature » (branding) prestigieuse qui a une réelle valeur marchande. Au Québec, ce programme s’est surtout développé au sein du réseau des écoles secondaires publiques, dans le cadre d’une stratégie consciente de la part des commissions scolaires, pour freiner l’inscription de leurs élèves dans les écoles privées. C’est un programme exigeant et sélectif, d’élite, aux valeurs méritocratiques explicites. Son expansion à travers le monde donne à penser que nous sommes peut-être ici dans un remake du curriculum de la Renaissance [116] pour la formation des élites de la bourgeoisie. Le BI peut être vu comme la version moderne du Ratio Studiorum des Jésuites.
- 1.2. Entre les enseignants
et un personnel professionnel ou technique
Il y a une autre division du travail observable au sein même des écoles publiques. Elle est surtout présente dans les écoles de milieu défavorisé. Il s’agit d’une division du travail entre, d’une part, le personnel enseignant, perçu ici comme expert de la transmission des connaissances et de la formation d’un habitus scolaire et, d’autre part, le personnel professionnel ou technique, perçu comme expert dans la gestion des crises et des affrontements, agent de la normalisation du cours de l’activité en classe, encadreur des comportements dans l’enceinte scolaire. Cette division du travail dissocie instruction et socialisation. Elle centre le travail de socialisation sur la normalisation des comportements, sur la gestion des conflits et de la violence, et sur l’apprentissage d’un savoir-vivre ensemble. Divers travaux nous renseignent sur cette évolution. Pour la France, on connaît ceux de Payet (1997) sur ce qu’il a appelé le « sale boulot », et ceux de Dubet (2002) sur les accompagnateurs jeunes, qui patrouillent les corridors, les cours de récréation et les abords de l’école afin de prévenir, gérer et si possible réduire des comportements antiscolaires. Pour le Québec, Tardif et Levasseur (2010) montrent clairement la croissance du personnel technique et sa contribution à la pacification des milieux scolaires. Aux États-Unis, Devine (1996), à partir d’une étude ethnographique de la violence dans un établissement, souligne le danger pour les enseignants à se satisfaire de cette division du travail. En effet, il y aurait selon lui un risque réel que les enseignants, en se cantonnant dans leur rôle de transmetteur de savoirs, et en laissant à d’autres le travail de socialisation, accroissent la distance entre eux et leurs élèves et qu’ils vivent ainsi une difficulté croissante à construire une véritable relation avec leurs élèves, cela à terme rendant de plus en plus difficile la transmission des savoirs. Les enseignants seraient ici pris dans une spirale infernale : la division du travail qu’ils estiment conforme à leur identité professionnelle et à la noblesse de leur mission d’instruction les enferme dans un corridor trop étroit et réduit leur champ d’action aux seuls élèves qui se comportent comme des « fidèles » (c’est-à-dire aux élèves déjà socialisés à la forme scolaire).
Cela est d’autant plus problématique selon Devine (1996) (et les autres chercheurs) que le personnel professionnel et technique qui gère « le relationnel » concurrence les enseignants pour obtenir une place significative auprès des élèves. Car ce personnel non enseignant ne se définit pas d’abord et avant tout en tant qu’agent de la loi et de l’ordre : même s’il sait très bien qu’il doit parfois poser des gestes « répressifs » et punitifs, et incarner une forme d’autorité, il se voit [117] davantage comme composé d’adultes capables de rejoindre les jeunes, d’établir une véritable relation avec eux, de contribuer à leur développement et de faire une différence dans leur vie. C’est du moins ce qui ressort des études précitées et des entrevues que les chercheurs ont réalisées auprès de ces personnes. Tout se passe comme si ce personnel répugne à être enfermé dans un rôle de contrôle et qu’en investissant le « relationnel », il entend ennoblir sa fonction. Il est donc tout à fait possible que le policier noir, qui est présent deux jours par semaine à l’école du centre-ville de Chicago, soit une personne plus importante dans la vie de quelques jeunes que leur professeur de mathématiques qui se contente de donner son cours et de préparer tant bien que mal ses élèves pour les examens prescrits par le No Child Left Behind (NCLB). De même, le technicien québécois en éducation spécialisée qui refuse de voir son rôle réduit à la répression peut être amené à travailler fortement la relation avec les élèves et leurs familles, justement pour limiter son nombre d’interventions répressives et punitives.
Il y aurait donc une division du travail entre le primaire et le secondaire, entre diverses filières de formation au secondaire, voire entre les secteurs public et privé, et aussi entre diverses catégories de personnel en matière d’instruction et de socialisation. Paradoxalement, cette division, qui exprime des évolutions historiques, des finalités différenciées ou des réponses plus ou moins fonctionnelles à des problèmes difficiles, ne prend tout son sens que dans une matrice commune. Elle n’a de valeur d’efficacité que si elle est lâche et incomplète. Ainsi, le primaire introduit l’élève à une culture commune, mais cette culture ne se réduit pas à la morale du vivre-ensemble harmonieux, c’est aussi une culture seconde, celle de l’écrit dans la langue maternelle, qui ouvre à l’élève un autre monde (plus large, plus riche, plus complexe et sophistiqué) que celui de son vécu immédiat, marqué par l’immanence des savoirs dans les pratiques sociales. Ce monde de l’écrit est celui de la distance et de l’objectivation, celle-ci supposant entre autres l’apprentissage de règles (de grammaire, de syntaxe et d’orthographe, autrefois de calligraphie) (Vincent, Lahire et Thin, 1994). Le passage de l’oral à l’écrit, qui normalement s’opère pendant le primaire, participe donc de celui de la culture première à la culture seconde. Sa réussite est capitale pour la suite. De même, certaines évolutions au secondaire révèlent le caractère problématique de l’instruction et la nécessité de la modifier pour que la classe et l’école tiennent. Si le rapport au savoir au secondaire pose problème, il faut donc travailler ce rapport, ce qui suppose aussi une pédagogie (une socialisation) adaptée. À cet égard, les « éducations à » peuvent être vues comme des manières de relier savoirs et pratiques sociales, culture seconde et culture première, instruction et socialisation.
Cette division du travail nous rappelle que la culture est, dans les sociétés modernes avancées, toujours plurielle et liée aux pratiques sociales de divers [118] milieux sociaux qui ont des attentes proprement culturelles à l’égard de l’école. Que cela interroge nos valeurs d’égalité et d’équité, cela ne fait aucun doute. Mais la sociologie de la reproduction nous a appris à la fois que l’école ne peut pas être plus égalitaire que la société qui légitime son action, et aussi que l’uniformité de traitement, l’indifférence aux différences selon l’expression de Bourdieu, n’est pas une solution.
2. Instruction et socialisation comme produit
d’une action concertée de l’établissement
et de son environnement
Au Québec, il est frappant de constater combien il est dorénavant demandé aux agents scolaires locaux d’établir une relation forte avec leurs usagers, les familles et la communauté locale. Dans plusieurs facettes de la vie scolaire, et notamment pour plusieurs d’entre elles qui ont des effets socialisants, tout se passe comme si l’institution se sentait aujourd’hui incapable de prescrire quoi que ce soit pour l’ensemble des acteurs, et qu’elle estimait que la seule politique viable est de laisser les acteurs locaux élaborer la prescription qui leur convient. Dit autrement, l’institution prescrit de moins en moins des règles « substantielles » ; elle se contente de prescrire aux acteurs des procédures qu’ils doivent suivre pour établir eux-mêmes la prescription.
C’est ainsi que récemment, le Conseil supérieur de l’éducation a refusé de formuler et de recommander à la ministre de l’Éducation une règle à propos des devoirs et des leçons à l’école ou à la maison. Cette position trouverait sa justification dans l’absence de consensus sociétal, et de données de recherche probantes qui permettraient de trancher les débats autour des devoirs. Il n’y a pas non plus de pratiques exemplaires en ce domaine ou d’état de l’art professionnel qui pourrait s’imposer aux enseignants comme une règle d’or du métier. La solution est typique d’une institution affaiblie, dirait Dubet (ou d’un métier peu professionnalisé, sommes-nous tenté d’ajouter) : que chaque établissement, dans le cadre de son propre conseil, après consultation et discussion avec les enseignants et les parents, convienne d’une politique locale des devoirs, et qu’il se donne les outils pour la faire appliquer.
Dans la même veine, en tant que parents, vous voyez des avantages à l’imposition d’un costume ou de règles vestimentaires précises, alors ne cherchez pas dans la Loi de l’instruction publique ou dans une instruction ministérielle une directive à cet effet : cela relève de l’établissement et de sa capacité proprement politique à construire une ligne d’action en ce domaine et de s’y tenir assez longtemps pour que cela entre dans la routine institutionnelle et dans sa « signature ».
[119]
Vous vous demandez en tant que chef d’établissement, quoi faire par rapport à des demandes d’accommodements raisonnables en matière religieuse, sachez que le Ministère a produit un guide pour vous aider à analyser la demande, en soupeser les tenants et aboutissants dans le cadre juridique québécois et canadien, mais il ne vous dira pas quelle réponse donner à ces demandes, le cas par cas étant la règle. Idem pour le code de vie à l’intérieur de votre établissement. Dans ce dernier cas, la Commission scolaire de Montréal vient de rendre publique sa stratégie d’élaboration avec les parents, les enseignants et les élèves d’une politique de civisme à l’école. Certes, vous avez des comptes à rendre à votre commission scolaire et ultimement au Ministère, mais il vous revient en tant qu’acteur local de formuler les règles dans ces domaines et dans des domaines connexes.
Ce déplacement de la promulgation de la règle par le haut du système éducatif et pour l’ensemble des établissements, à la procédure locale de son élaboration et de son application accompagne des politiques de « décentralisation ou de déconcentration », ou d’autonomisation des établissements afin qu’ils puissent, suivant le discours officiel, se rapprocher de leur milieu. Au Québec, la mise sur pied des conseils d’établissement, les notions de projet éducatif, de plan de réussite et de projets particuliers témoignent à la fois d’un espace d’action concertée ouvert pour l’établissement et aussi d’une quête de légitimité, à la fois locale et nationale. Le mouvement de l’école communautaire, les actions entreprises pour rapprocher l’école des parents dans certains milieux, les activités de soutien offertes par l’école pour aider les parents dans leur rôle auprès de leurs enfants, l’institutionnalisation des services de garde en milieu scolaire, le soutien aux devoirs à l’école, l’utilisation des locaux scolaires le samedi pour des activités animées par des organismes communautaires, les programmes d’apprentissage des langues d’origine pour les enfants des familles immigrantes, etc., tout cela procède d’une quête de légitimité de l’école publique, susceptible de contribuer à accroître sa capacité d’instruire et de socialiser. Ainsi, l’école est moins un sanctuaire imperméable aux valeurs et aux préoccupations de ses usagers et de sa communauté ; elle participe plutôt à un mouvement continu de prise en compte, d’échanges, de délibérations et de convergences, à propos des missions, des valeurs et des préoccupations des uns et des autres. De ces multiples transactions est censé s’institutionnaliser un ordre scolaire à la fois local et national apte à assurer l’efficacité maximale, du moins à rendre meilleures (plus légitimes selon Suchman, 1995) l’instruction et la socialisation des jeunes. Au final, il est souhaité que le système perde son uniformité toute bureaucratique, et qu’il se rapproche du modèle de la courtepointe.
Dans ce travail de légitimation, le chef d’établissement est amené à jouer un rôle crucial. Et les redéfinitions normatives de son rôle vont dans ce sens. En effet, plusieurs auteurs mettent en avant que de nouvelles prescriptions institutionnelles [120] les enjoignent à devenir des « leaders pédagogiques » qui animent l’activité éducative au sein de leur école et assurent le pilotage des réformes scolaires en mobilisant leur équipe éducative autour d’une vision (Bergeron, Massé et Rathé, 2005 ; Brassard et al., 2004 ; Corriveau, 2004). En Europe, des tendances comparables sont relevées, et plusieurs études montrent que les directeurs ne doivent plus seulement être des administrateurs et des gestionnaires, mais aussi des « animateurs pédagogiques » initiateurs de la politique pédagogique de leur école et des « agents de changement » du système éducatif (Dutercq, 2006). En Communauté française de Belgique, Dupriez (2002, 2005) montre ainsi que, dans une logique de pilotage du système éducatif par les résultats, les récentes politiques scolaires valorisent un nouveau modèle idéal de « l’établissement mobilisé », où les différents acteurs sont censés construire collectivement des projets afin de produire un enseignement de qualité et adapté aux particularités de son environnement local. De manière plus générale, Leclerc (2005) soulève que dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique du Nord, le directeur d’école n’est plus considéré comme un simple administrateur chargé d’observer les règlements, d’exécuter un budget et de gérer le personnel, mais simultanément comme un gestionnaire, un animateur pédagogique et un initiateur de projets, responsable d’une vision (et des résultats) qu’il construit avec un collectif qu’il doit connaître et animer, collectif qui comprend certes les enseignants, mais aussi les parents d’élèves ainsi que la communauté locale.
3. Instruction et socialisation :
quel effet d’une politique auriculaire centrée
sur les compétences ?
Dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les politiques éducatives valorisent beaucoup l’efficacité et l’efficience, et entendent piloter les systèmes éducatifs grâce à des indicateurs quantitatifs de réussite scolaire (taux de réussite à des examens standardisés, taux de diplomation, etc.). Le No Child Left Behind américain est probablement la législation qui va le plus loin dans ce domaine, bien au-delà de la rhétorique politique ou du changement cosmétique. Le récent ouvrage de Ravitch (2010), pourtant jusqu’à récemment sympathique à ces orientations, montre combien ces politiques, inspirées du New Public Management, valorisant l’imputabilité par les tests et le libre choix de l’école par les parents, réduit l’instruction à l’acquisition d’habiletés de base en anglais et en mathématiques, au détriment des autres matières et d’une formation humaniste, et la socialisation au développement de l’habitus nécessaire à la passation des épreuves standardisées et à la gestion de leurs conséquences. Au total, ainsi qu’elle le résume, constate-t-on peut-être des résultats plus élevés à des tests discutables (mais cela [121] est loin d’être certain), mais une moins bonne éducation. Dans le langage de Dubet, on se retrouve avec des écoles, des enseignants, des élèves et des parents stratèges, mais aussi avec un système qui ne contribue plus à l’intégration communautaire ou citoyenne, et à la subjectivation, car le savoir n’y a aucune valeur émancipatrice : c’est un ingrédient incorporé à des habiletés nécessaires sur le marché du travail (et à l’enrichissement individuel) et à la protection minimale contre l’exclusion sociale.
Dans plusieurs pays occidentaux, les récentes réformes curriculaires ont été conçues en matière d’approches par compétences. Ces approches sont-elles réductibles à celles des habiletés mesurées par le NCLB américain ? Peut-on les analyser suivant le prisme de la socialisation et de l’instruction ? Pour y répondre, il faut poser quelques éléments de la généalogie de ces approches.
La montée et la généralisation des approches par compétences depuis une trentaine d’années sont assez spectaculaires. Certains ont parlé d’une « irrésistible ascension » (Dolz et Ollagnier, 2002, p. 7). On le sait, la notion de compétence nous vient du monde du travail, qui l’a utilisée comme analyseur d’une évolution marquée par l’importance moindre des qualifications au profit de l’expérience, des savoirs et savoir-faire vivants, bref des compétences acquises par l’individu au cours de sa trajectoire personnelle et professionnelle et dont un portfolio bien fait est censé témoigner. Pour plusieurs (Stroobants, 2002), cette évolution est apparue inquiétante, puisqu’elle risquait de défaire le lien entre qualification et emploi. Puis la notion de compétence a émigré sans trop de difficultés vers les mondes de la formation des adultes (et la problématique de la reconnaissance des acquis) et de la formation professionnelle (et de l’association entre des compétences et des familles de situations de travail). Elle a ensuite pénétré le monde de la formation générale des jeunes (et y a été associée, d’une part, à une centration sur l’activité de l’apprenant, déployée dans un contexte d’apprentissage authentique, liée à des situations complexes qui font sens parce qu’elles sont ancrées dans le réel et, d’autre part, à des savoirs et à des savoir-faire fondamentaux, ce qu’exprime la notion de socle).
Cette circulation internationale et ce passage à travers divers mondes (les mondes du travail, de la formation des adultes, de la formation professionnelle, et enfin de la formation générale des jeunes), cette migration de la notion de compétence ne vont pas sans difficultés et sans commander une nécessaire traduction dans la logique de chacun de ses mondes. Sur le plan de la circulation internationale, il en est de même : par exemple, il n’est pas évident de transposer dans les systèmes scolaires du Sud des approches par compétences développées dans le Nord, tant les familles de situations auxquelles les compétences doivent renvoyer apparaissent d’emblée différentes.
[122]
Cela étant dit, il est néanmoins certain que la notion de compétence et les approches curriculaires dites par compétences constituent, parce qu’elles sont incorporées au paradigme de l’imputabilité et de l’efficacité, de puissants facteurs de convergence des systèmes éducatifs.
Dans cette convergence, le monde des affaires a aussi pesé de tout son poids, non seulement en valorisant des politiques institutionnelles conformes au paradigme de la productivité, mais aussi en insistant pour que le curriculum développe les compétences nécessaires à l’ « économie du savoir ». Si le langage des compétences se répand un peu partout, c’est, du moins on peut formuler cette hypothèse, qu’il bénéficie du soutien et qu’il profite d’une alliance objective entre le monde des affaires et certains acteurs internes du monde de l’éducation, notamment de celles et ceux proches du courant de l’École nouvelle, qui y voient le véhicule approprié pour le développement d’un sujet apprenant actif et doté de capacités de haut niveau. Car un sujet compétent est incontestablement maître de son activité et du projet qu’il y développe et poursuit ; en ce sens, il est productif et efficace. Dans cette alliance, l’évolution des conceptions de l’égalité des chances en éducation peut aussi jouer un rôle. Cette dernière insiste sur la capacité de l’école non pas d’assurer l’égalité formelle d’accès et de traitement pour les divers groupes sociaux constitués, mais plutôt de doter chaque individu, y compris le plus démuni, d’acquis de base essentiels et communs (égalité d’acquis), c’est-à-dire du capital (connaissances, compétences, expériences, etc.) apte à réduire les risques que créent la société d’aujourd’hui (chômage, maladie, exclusion, etc.). L’individu a besoin de ce capital pour mener de manière autonome et réflexive la vie qu’il souhaite (Giddens et Blair, 2002 ; Giddens, 1991). Si cette hypothèse est fondée, on comprend plus aisément la montée et la diffusion des curricula dits par compétences. On comprend aussi en quoi la référence internationale, le langage de l’efficacité, de l’équité, de l’évaluation et des compétences, parce qu’ils sont constitutifs d’un programme international, appellent et légitiment en même temps des réformes nationales ou locales qui les actualiseraient.
Dans un article récent, Verhoeven, Orianne et Dupriez (2007) se demandent si les politiques éducatives sont « capacitantes ». Revisitant les différentes conceptions de l’égalité des chances et prenant appui sur la pensée de Sen, ces auteurs pensent que plusieurs systèmes tentent de dépasser une vision « ressourciste » de l’égalité des chances à la faveur d’une approche inspirée du concept de « capabilité » forgé par Sen. On connaît la conception « ressourciste » de l’égalité ; elle s’ancre au départ dans l’accès pour tous à une offre éducative d’égale qualité et s’opérationnalise par la suite à travers une redistribution des ressources éducatives en fonction des besoins de certains groupes d’élèves (par exemple, les élèves de milieux dits défavorisés, dans le cadre de politiques compensatoires ou d’équité). [123] Les systèmes éducatifs, selon les auteurs belges, auraient évolué d’une conception « ressourciste » vers une conception de l’égalité des acquis de base. Celle-ci s’opérationnalise dans un curriculum construit autour de l’idée d’un socle de connaissances et de compétences de base, devant être assimilé par tous les élèves dans le cadre de la scolarité obligatoire. L’égalité des acquis au Québec s’exprime dans le slogan de la réussite pour tous (par opposition au discours sur l’excellence) et prend forme dans le curriculum organisé autour des connaissances essentielles et des compétences transversales et disciplinaires susceptibles de former le citoyen de demain. Dans ce cadre normatif, la méritocratie est reportée après la scolarité obligatoire. L’enseignement obligatoire n’a pas pour but de faire le tri parmi les élèves, cela viendra après que l’on se soit assuré que tous les élèves partagent la même formation de qualité, définie en fonction des connaissances essentielles et des compétences.
Le souci de l’acquisition réelle des connaissances et des compétences de base pour tous apparaît aux auteurs belges comme une tentative de « renforcer l’efficacité du lien entre ressources et fonctionnements, conformément aux théories du capital humain (Becker, 1964) qui inspirent nombre de tentatives récentes de modernisation de la gestion publique dans le cadre européen » (Verhoeven, Orianne et Dupriez, 2007, p. 100).
Ce curriculum axé sur l’égalité des acquis combinerait une préoccupation pour les apprentissages réellement effectués par les élèves (ce que le souci politique d’efficacité et de qualité appelle de ses vœux) et l’importance croissante d’une reddition de comptes et d’imputabilité externe (principal levier du changement).
Pour sa part, l’approche par compétences dépasserait la conception « ressourciste » de l’égalité, dans la mesure où en déplaçant l’accent des savoirs vers la capacité individuelle des élèves à en faire (bon) usage en situation, elle priorise la capacité des élèves, dans le langage de Sen, à convertir des « ressources » en « fonctionnement » et à actualiser et à accroître leur liberté réelle. La priorisation de l’exercice des compétences peut être comprise comme une volonté d’agir sur les facteurs individuels de conversion, c’est-à-dire sur les capacités des élèves à convertir des ressources en fonctionnements. Car, « la notion de compétence porte en elle-même l’idée d’un transfert des ressources vers un ensemble très vaste de situations possibles. Une certaine idée de la conversion lui est donc inhérente » (Verhoeven, Orianne et Dupriez, 2007, p. 100). L’insistance sur les compétences remet aussi en cause l’instruction et la légitimité des savoirs scolaires pour eux-mêmes : ils ne sont plus des fins en soi, mais des moyens à mobiliser en situation. Enfin, un curriculum par compétences doit développer et exercer, en simulant des situations ou en insérant l’élève dans une situation réelle (notamment en formation professionnelle), la capacité de l’élève d’utiliser les ressources [124] à sa disposition, dont le savoir. Il y a donc ici une tentative de dépassement des approches ressourcistes :
- Pour Sen, celles-ci [les approches ressourcistes] ne permettent pas de penser la « liberté réelle » des individus, car elles se centrent sur les moyens de la liberté, et non sur son étendue c’est-à-dire sur ce que les individus peuvent réellement réaliser ou obtenir à partir de ces moyens…On ne peut donc s’en tenir aux ressources fournies aux individus pour évaluer l’action publique, car en raison de la diversité humaine fondamentale, « rien ne présage de la relation que les individus établiront avec les biens sociaux (Sen, 1987, p. 207).
Dès lors, ce dont on a besoin pour penser et évaluer la justice sociale, c’est d’une information sur la manière dont les individus peuvent effectivement utiliser leurs ressources pour les transformer en réalisations effectives (fonctionnements) et augmenter ainsi leur « capacité » (Verhoeven, Orianne et Dupriez, 2007, p. 97).
La conversion des ressources en fonctionnements n’est pas seulement une affaire qui relève de l’individu, elle dépend aussi de facteurs sociaux qui contribuent à faciliter ou au contraire à inhiber cette conversion et à structurer les choix qui s’offrent ou non à l’individu. Il n’y a pas que les capacités individuelles, il y a aussi un espace d’opportunités socialement construit.
Si les savoirs ne sont plus des fins en soi, l’école n’est plus non plus un sanctuaire ou une forteresse qui doit demeurer coupée de la « vie » et de la société. Au contraire, la notion de compétence n’a de sens qu’en fonction de familles de situations socialement construites. Sinon, elle participe d’un discours creux et abstrait, sans prise sur le réel. Ainsi, la socialisation scolaire doit se rapprocher le plus possible de la « vraie vie », les apprentissages doivent être « authentiques », c’est-à-dire ancrés dans des situations réelles. On écrira ainsi des lettres aux responsables politiques pour les enjoindre à agir selon ce qui nous apparaît conforme à l’intérêt public, on conversera en langue seconde dans le cadre de visites auprès de communautés linguistiques autres que la sienne propre, on fera une recherche-action sur ce que sa municipalité ou son arrondissement peuvent faire pour sauver la planète, réduire la pollution et consommer moins de ressources. On invitera aussi à l’école des hommes et des femmes de métier pour nous aider à cheminer dans notre orientation professionnelle. Enfin, on débattra au sein de la classe et dans l’école de règles de vie commune et du vivre-ensemble pluraliste et démocratique. Ce sont là des exemples assez banals de pratiques scolaires qui procèdent d’un rapport au savoir différent de celui d’autrefois, et qui tentent de former un nouvel apprenant, plus actif, autonome et doté de capacités d’apprentissage et d’action efficaces.
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Cette idée de « capacité » ou de compétence prend une dimension encore plus large dans le cadre des politiques d’éducation tout au long de la vie, promue par les instances internationales comme l’OCDE. Développer l’habitus requis pour apprendre de manière autonome tout au long de sa vie, dans des situations variées et complexes, des savoirs tout aussi variés, revêt diverses significations : c’est s’intégrer et participer activement dans une société de la connaissance, c’est être un citoyen actif et participer à la délibération sociale, c’est aussi suivre l’évolution technologique et s’adapter (et non pas se soumettre ou se résigner) aux impératifs du monde de la production. Mais dans tous les cas de figure, c’est une forme d’autonomie et de responsabilisation par la compétence individuelle qui est mise de l’avant.
Étant donné la généalogie de la notion et des approches par compétences, leur étroite relation avec l’évolution du monde du travail, il nous faut reconnaître leur ambiguïté : si elles véhiculent des soucis pédagogiques légitimes (élève actif, réussite pour tous, culture de base commune, apprentissages « réels » et « transférables », citoyenneté) et sociaux (justice scolaire conçue en référence à l’égalité des acquis), elles peuvent aussi apparaître comme la dernière mouture des nombreuses et régulières tentatives de soumettre l’école à l’économie (dans ce cas-ci, l’ « économie du savoir »), d’instrumentaliser les savoirs et de réduire le sujet au « capital » qu’il possède et sait faire fructifier sur un marché (logique stratégique productiviste). Pour voir clair dans cela, si jamais cela est possible, il faut à la fois attendre qu’un certain temps passe et aussi analyser finement les représentations et les pratiques des acteurs, notamment sur le plan de l’évaluation. Car l’évaluation est toujours révélatrice des véritables objectifs poursuivis. À cet égard, la prochaine politique ministérielle québécoise devrait être un moment de vérité pour les véritables intentions du curriculum québécois.
Les politiques curriculaires récentes, quelle que soit la lecture privilégiée, déplacent les accents traditionnels mis sur l’instruction et la socialisation. Le savoir n’est pas en soi émancipateur ; cela dépend de l’usage qu’en fera l’individu et des valeurs qu’il épouse. L’élève est socialisé, du moins en théorie, à devenir un apprenant actif et autonome, c’est-à-dire capable de trouver et d’exploiter l’information, de résoudre des problèmes, de se donner des méthodes de travail efficaces et d’être capable d’identifier ses propres stratégies « gagnantes », de communiquer, de coopérer, de débattre, d’exercer son jugement, etc. Ici, l’élève et le citoyen actif peuvent se rapprocher.
Nous ne savons pas encore ce que produiront comme effets socialisateurs ces curriculums, s’ils sont véritablement mis en pratique, ce qui n’est pas encore acquis. Au Québec, si l’approche par compétences semble être relativement bien reçue au primaire, elle heurte beaucoup la culture du secondaire, et rien n’indique [126] qu’elle y fera une percée significative et durable. Peut-être serait-il plus juste de faire l’hypothèse qu’elle s’y différenciera selon les types de programmes et de clientèles : l’approche par compétences actualisée dans un programme de baccalauréat international pour élèves doués risque d’être assez différente de celle qui pénètre les écoles et les classes de milieux défavorisés, ce qui nous ramène à des considérations précédemment discutées.
Conclusion
Entre une vision qui voit le déclin de l’institution scolaire et s’en représente les acteurs comme laissés à eux-mêmes pour bricoler des accommodements fragiles et temporaires entre l’instruction et la socialisation, et une vision qui la critique parce qu’elle inculquerait avec une redoutable efficacité de nouveaux codes cognitifs et moraux dictés par la globalisation économique néolibérale (la performance, la compétitivité, l’excellence…) ou par une culture individualiste postmoderne (épanouissement personnel, liberté, créativité…), entre l’impuissance et la toute-puissance institutionnelle, entre une société atomisée et une forme d’hyperfonctionnalisme critique, y a-t-il place pour une recomposition de l’école en tant qu’institution de socialisation secondaire et pour une transition vers un (ou des) nouvel amalgame instruction/socialisation, certes plus éclaté et pluriel qu’autrefois, mais néanmoins tout de même apte à assurer ce que Dumont appelle le dédoublement de la culture ?
L’école ne s’est jamais bornée à la seule transmission des connaissances, et elle y a toujours imbriqué une forme ou l’autre de socialisation. En fait, ces deux dimensions sont inextricablement reliées, dans des rapports parfois harmonieux (apprendre à lire pour trouver dans la Bible la parole de Dieu), parfois difficiles (par exemple, quand on cherche à mettre sur le même pied l’enseignement scientifique et l’idéologie créationniste). Dans les sociétés modernes avancées, la recomposition des rapports entre l’instruction et la socialisation semble prendre plusieurs chemins. Elle se manifeste :
- 1º sur le mode de l’implosion du système scolaire que nous avons connu au cours des dernières décennies : divers groupes sociaux ou segments du marché scolaire (classes sociales, groupes religieux, communautés de valeurs ou d’affinités, préférences de consommateurs, etc.) se dotent des écoles qui conviennent à leurs valeurs et à leurs intérêts (par exemple, les classes moyennes gèrent les risques de la scolarisation de leurs enfants et soutiennent le développement d’écoles et de programmes plus ou moins élitistes (qui instruisent et socialisent, faut-il le rappeler, mais d’une manière particulière et en fonction d’une destination sociale particulière) ; les classes supérieures jouent la carte internationale et le réseautage ; les groupes religieux, linguistiques [127] ou culturels réclament et obtiennent des écoles conformes à leurs valeurs ;
- 2º dans le cadre des politiques éducatives actuelles, l’instruction et la socialisation apparaissent de plus en plus comme sinon totalement déterminées, du moins clairement informées par l’action concertée de l’établissement et de la communauté locale ; il apparaît de plus en plus légitime pour les instances locales de « colorer » l’amalgame instruction/socialisation, contribuant ainsi à lui redonner vigueur et légitimité ; les chefs d’établissement, à cet égard, voient leur fonction se transformer ;
- 3º enfin, la recomposition du couple instruction/socialisation peut aussi prendre forme dans des politiques éducatives et des réformes curriculaires qui tentent à la fois de refaire une certaine unité systémique (politiques d’imputabilité, reddition de comptes), de gérer les risques de l’implosion (politiques d’aide aux milieux défavorisés) et de revoir la place dans les programmes d’enseignement des connaissances et des compétences. Sur ce dernier point, la polysémie du langage des compétences et le mélange curieux des acteurs qui s’en font les porte-parole manifestent des ambiguïtés qu’il est présentement difficile de lever.
Ces manifestations observées au Québec se retrouvent ailleurs, avec leurs caractéristiques particulières. Elles ne sont propres ni à l’un ni à l’autre des modèles de socialisation/instruction discutés au début de ce chapitre, même si ceux-ci n’ont pas les mêmes rapports avec ceux-là. Il va de soi par exemple que le modèle des Lumières résiste mieux aux approches dites par compétences que le modèle pragmatique nord-américain. Mais on pourrait penser que tout se passe comme si la « crise scolaire », commune à tous les systèmes, engendre l’emprunt des mêmes chemins menant à des solutions apparentées.
L’école demeure un lieu de culture et est, à ce titre, travaillée par les évolutions de celle-ci. Si la culture, première et seconde, apparaît de plus en plus éclatée, hétérogène et mouvante, voire instable et incertaine, alors l’école aura de la difficulté à assurer sa fonction de socialisation et d’instruction autrement que d’une manière elle aussi éclatée, hétérogène et mouvante. Elle pourrait être tentée de se retrancher dans une vision passéiste de l’école « sanctuaire » ou « forteresse », coupée du monde et transmettant un héritage culturel bien balisé. Elle pourrait aussi éclater en une multitude marchande d’univers différents ; c’est un scénario tout à fait possible. Mais elle pourrait, en tant qu’institution créatrice de lien social, aussi affronter l’avenir en se souciant de construire cette appartenance commune, tout en fournissant aux divers individus les outils multiples et variés requis pour comprendre l’évolution du monde, pour s’y insérer de manière créatrice et, à défaut de le dominer, contribuer à son humanisation. [128] En somme, produire un sujet relié à d’autres sujets et pour qui la culture est une ressource utile à son insertion dans la modernité avancée, et de nature à l’aider à en maîtriser la mouvance. Ainsi peut-être réactualisera-t-elle ou permettra-t-elle la synthèse ou le dépassement des deux modèles discutés au début de ce chapitre.
Références
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