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Les identités enseignantes.
Analyse de facteurs de différenciation du corps enseignant québécois 1960-1990.(2003)
Introduction
La modernisation du système éducatif québécois a constitué un des éléments marquants de la Révolution tranquille. Depuis au moins le début des années 1950, des voix de plus en plus nombreuses s’élevaient au Québec afin de dénoncer les carences du système éducatif. Les collèges classiques, principale voie d’entrée aux études supérieures, étaient jugés élitistes. La culture scolaire trop exclusivement centrée sur les lettres et la philosophie anciennes contrariait la formation d’une nouvelle classe sociale capable de s’imposer dans les principaux secteurs de l’économie, comme l’industrie, le commerce, la finance et la gestion. La fréquentation scolaire ne dépassait que rarement le niveau primaire, et le Québec faisait partie des sociétés industrielles les moins scolarisées au monde. La formation des maîtres constituait aux yeux des réformateurs une des faiblesses du système éducatif dans la mesure où elle était insuffisamment axée sur les théories modernes de la pédagogie et de la psychologie. L’administration du système scolaire comportait également ses propres déficiences. La très grande majorité des commissions scolaires, mises à part celles situées dans les grands centres urbains, n’administrait qu’un nombre très réduit d’établissements, et les différentes écoles professionnelles relevaient de ministères différents, ce qui rendait encore plus criante l’absence de cohésion au sein du système éducatif dans son ensemble.
Afin de remédier à cet ensemble de faiblesses, une vaste opération de modernisation du système éducatif fut entreprise comprenant les dispositifs et les structures suivants ; promulgation de la loi sur l’obligation de la fréquentation scolaire ; instauration de la gratuité scolaire ; diversification de la culture scientifique et technique et de la culture de masse dans les programmes d’études afin de répondre aux différents besoins de formation d’une nouvelle clientèle scolaire traditionnellement exclue des études secondaires et postsecondaires ; développement des différents ordres d’enseignement élémentaire, secondaire, collégial et universitaire sur tout le territoire afin de favoriser un accès plus facile aux études ; introduction de professionnels non enseignants permettant la prise en compte la plus large possible des besoins diversifiés des élèves (instruction, éducation, santé physique et psychologique, formation spirituelle) ; et création du ministère de l’Éducation assurant une meilleure coordination des activités du système dans son ensemble.
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De nombreuses études ont porté au Québec sur ces différents aspects structuraux de la modernisation du système éducatif, notamment sur la démocratisation des chances, le mode de gestion mis en place par le ministère de l’Éducation, la formation des maîtres, les programmes d’enseignement, les caractéristiques socioprofessionnelles des enseignants, les politiques scolaires, la syndicalisation du personnel enseignant, le financement du système, ses coûts, son efficacité, etc. (Robert etTondreau, 1997).
La présente recherche s’inscrit dans une perspective différente. Elle propose de reconstituer, à partir du discours des enseignants et de leur expérience de travail, l’histoire des différents champs ou secteurs institutionnels auxquels ils ont appartenu pendant la seconde moitié des années 1980, soit une vingtaine d’années après la modernisation du système éducatif dans les années 1960. Bien évidemment, les structures auxquelles cette modernisation a donné naissance existent toujours, mais les enseignants ont porté sur elles un regard tantôt objectif, tantôt critique qui laissait entrevoir, dès les années 1980, des changements réels ou souhaités au sein du système éducatif. De plus, certaines structures se transformèrent sous la pression même des changements sociaux alors que d’autres s’institutionnalisèrent. L’expérience des enseignants permet de pénétrer le fonctionnement des structures dans lesquelles ils œuvraient, de mieux comprendre la façon dont s’est développé le système éducatif dans les années 1980, de voir sa conformité ou ses écarts par rapport aux idéaux politiques et éducatifs qui l’ont fait naître. Elle permet également de voir en quoi ces modifications structurelles ont influé sur le travail même des enseignants.
L'hypothèse d'une différenciation du travail enseignant
et les questions de recherche
Cet ouvrage analyse donc l’effet de variables structurelles et fonctionnelles lourdes sur le travail enseignant et sur la ou les cultures professionnelles des enseignants. Il tente ainsi de répondre à une série de questions interreliées dont la plus fondamentale se formule ainsi ;
- - Les situations de travail vécues par les enseignants en classe et dans l’école varient-elles de manière significative suivant l’appartenance à un ordre d’enseignement particulier - à la maternelle, au primaire ou au secondaire -, à un secteur d’enseignement secondaire - le général ou le professionnel -, à des institutions d’enseignement secondaire publiques ou privées, ou encore, suivant le fait d’accomplir une fonction spécialisée rattachée à un champ donné - le champ de l’adaptation scolaire et celui de l’accueil ?
- - Influencent-elles la ou les perspectives particulières que les enseignants développent sur l’enseignement, les élèves, les programmes, etc. ?
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- - Contribuent-elles à la construction de « professionnalités » identifiables et particulières ?
Deux autres séries de questions découlent de la précédente :
- - Si l’on peut parler d’appartenances différentes associées à l’expérience de situations de travail spécifiques, expérience partagée entre collègues et génératrice d’une « sous-culture » professionnelle particulière, quels rapports s’établissent entre ces « sous-cultures » au sein d’une sorte de mosaïque professionnelle ; des rapports de complémentarité, d’accommodation, d’isolement, de conflit ou des rapports hiérarchiques ?
- - Les différents ordres, secteurs et champs institutionnels exigent-ils des enseignants les mêmes compétences génériques et globales ? Si tel est le cas, comment les enseignants amenés à vivre une mobilité professionnelle - volontaire ou imposée - d’un ordre à un autre ou d’un champ à l’autre, vivent-ils ce changement ? Le métier leur apparaît-il fortement ou faiblement influencé par le lieu de son exercice et par les caractéristiques de ce lieu saisies en termes de conditions et de contraintes ? Apprendre à enseigner, est-ce nécessairement apprendre à faire apprendre, et communiquer sur un plan pédagogique toujours contextualisé en fonction de caractéristiques situationnelles spécifiques, par exemple l’âge des élèves, le niveau socioéconomique et culturel des parents, la composition sexuelle du personnel enseignant et administratif de l’école, les finalités éducatives spécifiques poursuivies, la place de l’ordre ou du champ dans le système éducatif et sa hiérarchie de prestige, l’environnement socio-économique et l’histoire de l’éducation ? Enfin, la carrière d’un enseignant ne contribue-t-elle pas d’une certaine manière à enraciner toujours davantage celui-ci dans des lieux de pratique précis ?
À travers notre démarche, nous essaierons de montrer les liens insécables entre les situations de travail, le fonctionnement des champs, ordres et secteurs d’enseignement, et les stratégies identitaires de groupe. Celles-ci sont variées. À la maternelle, il s’agit d’une stratégie d’adaptation à une nouvelle donne liée au développement des services de garde scolaire et aux garderies privées. Au secondaire professionnel, nous observons une résistance à une institution dévalorisante. Au secondaire public et privé, nous voyons, à travers la soumission aux règles du marché scolaire, les signes d’une crise importante ; le secteur public et les enseignants qui y œuvrent, en jouant le jeu du marché et de la compétition, y perdront-ils leur « âme » ? Qu’en est-il des idéaux démocratiques qui fondent leur action ? Le privé, quant à lui, perdra-t-il à ce jeu sa marque de commerce traditionnelle, c’est-à-dire la sélection et un encadrement serré des élèves ? Au primaire, nous voyons la forte liaison entre certains traits [10] du travail enseignant et l’identité sexuelle des enseignantes qui l’exercent, le secondaire apparaissant davantage comme un monde d’hommes.
L’analyse que nous avons menée s’est voulue attentive à un autre thème afférent à la construction de la ou des professionnalités des enseignants, soit celui du couple autonomie/contrôle de l’enseignement et de ceux qui l’exercent. Quelle est la marge de manœuvre des enseignants ? Varie-t-elle suivant les situations de travail et les périodes historiques ? Comment les enseignants utilisent-ils cette marge de manœuvre ? Est-elle trop grande, engendre-t-elle une grande dose d’incertitude et d’anxiété dans un métier où les façons de faire demeurent relativement « pragmatiques » et où l’« individualisme » domine ? L’institution scolaire est-elle en mesure de soutenir et d’orienter le travail des enseignants ou ces derniers ont-ils le sentiment croissant qu’un fossé se creuse entre l’univers de leurs pratiques quotidiennes et une institution de moins en moins efficace à produire les conditions et les ressources matérielles et symboliques dont ils ont besoin pour accomplir leur travail ? Ce sont là d’autres interrogations qui ont guidé notre analyse comparative des situations de travail et des caractéristiques du travail enseignant.
- Les thèmes d'analyse
Nos catégories d’analyse permettent de saisir les caractéristiques du travail enseignant en relation avec la structuration interne des champs et des secteurs du système éducatif. Elles sont les suivantes.
- - La genèse sociale et institutionnelle du champ. Nous évoquons les contextes social et éducatif dans lesquels les differents secteurs et champs se sont institutionnalisés ou restructurés des années 1960 aux années 1980 (redéfinition de la mission éducative, transformation du rapport pédagogique, nouvelle régulation du système scolaire par la demande, etc.).
- - Les caractéristiques du travail enseignant. Nous montrons les principales caractéristiques du champ ou secteur dans le travail même des enseignants, les difficultés particulières à y enseigner, les caractéristiques du rapport pédagogique, l’inadéquation des programmes en regard des besoins des élèves et des conditions de travail, l’insuffisance du matériel pédagogique, le caractère approximatif des méthodes d’évaluation, la faible allocation des ressources, la place dans la hiérarchie du prestige scolaire, etc.
- - Les rapports avec les autres agents scolaires. Il existe, entre les membres d’un même champ et entre ceux-ci et ceux d’autres champs ou de la direction, des rapports de coordination et de collaboration, mais également parfois des rapports conflictuels qui tiennent à la non-reconnaissance du travail effectué, au ravalement d’un champ par rapport à d’autres champs dans [11] la hiérarchie de prestige scolaire, à des divergences de formation ou de philosophie éducative, à la structure même du pouvoir organisationnel, etc. Nous tentons de déterminer si l’éventuelle conflictualité de ces rapports s’inscrit ou non dans la nature même du fonctionnement de toute institution ; si elle a des incidences marginales sur le travail des enseignants ou au contraire, si elle entrave sérieusement leur travail ; si, enfin, elle est révélatrice d’une hiérarchisation forte du système scolaire se traduisant par la distribution inéquitable des ressources entre les divers secteurs, ordres et champs d’enseignement.
- - La construction identitaire des enseignants liée à leur appartenance au champ. Chaque champ se caractérise par un mode de fonctionnement particulier, par un travail enseignant particulier et subit également, comme nous venons de le voir, diverses transformations (intégration dans de nouvelles institutions, redéfinition de la mission éducative, introduction de nouvelles clientèles ou de nouveaux programmes d’enseignement, modification du rapport pédagogique). Ces trois facteurs (fonctionnement, travail enseignant, transformations institutionnelles) ont de très fortes incidences sur la construction de l’identité professionnelle [1] et sur les rapports que les membres vivent avec les membres des autres champs scolaires ou de la direction. L’identité professionnelle peut être saisie par des valeurs éducatives auxquelles adhèrent l’ensemble des enseignants d’un champ ou secteur, par le jugement porté sur l’autre, celui qui appartient à un autre champ, celui qui établit un rapport différencié au travail (maternelle, accueil), celui qui a une formation différente (professionnel et général), celui qui a un statut différent, celui qui représente un compétiteur pour l’obtention d’un poste.
L’analyse contenue dans les chapitres de ce rapport repose essentiellement sur des entrevues réalisées auprès d’enseignants. Notre principal matériau est donc de l’ordre du discours et de ce que nous avons appelé, à la suite de Giddens, l’univers de la conscience professionnelle. Nous distinguons trois types de discours enseignant, ou plutôt trois dimensions d’un même discours, souvent fort emmêlées les unes aux autres. Il y a d’abord le discours identitaire où l’enseignant se dit ce qu’il fait ou tente de faire, nomme ce qui le caractérise [12] comme personne enseignante, révèle son identité professionnelle particulière et témoigne de ses choix, préférences, orientations et valeurs. Ce discours participe à la construction de sa personnalité enseignante, son soi professionnel, et donne à voir l’utilisation possible de sa marge de manœuvre en classe avec les élèves. Il y a ensuite des éléments de discours contextuels ou situationnels où l’enseignant décrit les réalités qui l’entourent, les élèves, leur milieu, ses collègues, l’administration, les parents, etc. Il s’y révèle alors en quelque sorte un sociologue parfois très fin de son propre travail et des conditions et contraintes d’exercice qui le caractérisent. Il y a enfin un discours plus global et normatif - à connotation « politique » -, à la fois critique de l’ordre des choses et plein d’espoir, par lequel l’enseignant affirme ses valeurs, ses attentes, ses rêves, ses engagements profonds en tant qu’enseignant de tel ordre, secteur ou champ d’enseignement. Les trois types ou éléments de discours doivent être saisis et analysés si l’on veut avoir une idée relativement complète de la représentation que construisent les enseignants de leur métier, des interactions qui constituent le cœur de celui-ci et des rêves qui les habitent. Ces éléments de discours peuvent aussi être saisis comme contribuant à la connaissance de l’enseignement et des manifestations ou des actualisations de la conscience professionnelle des enseignants.
Les éléments conceptuels :
le travail interactif la professionnalité,
la culture professionnelle
Ces trois notions, discutées dans les paragraphes qui suivent, s’imbriquent telles des poupées russes, les unes dans les autres, suivant une logique ascendante qui va du travail réel à sa représentation symbolique et à son insertion dans un ensemble plus large d’interactions et de représentations.
- Le travail interactif
L’enseignement est une des plus anciennes occupations, aussi ancienne que la médecine et le droit. Réalité familière à tout un chacun, l’enseignement a été longtemps présenté comme une vocation, un apostolat, un sacerdoce laïc ; son exercice reposait alors avant tout sur des qualités morales que le bon maître se devait de posséder et d’afficher au su de tous ceux qui contrôlaient d’une manière ou d’une autre son travail avec et sur les jeunes. Au cours des dernières décennies, dans le contexte de la généralisation et de la massification de l’éducation, et, par extension, dans le cadre de la bureaucratisation des systèmes éducatifs, le syndicalisme enseignant et les associations professionnelles ont insisté, à juste titre, pour que l’enseignement soit reconnu comme un métier et pour que les enseignants, en tant que travailleurs qualifiés, soient [13] convenablement traités par leur employeur, tant au plan matériel que symbolique. Plus récemment encore, certaines politiques éducatives nationales (Lang, 1999), faisant écho au discours de bon nombre de formateurs de maîtres à travers le monde (Tardif, Lessard et Gauthier, 1998), estiment que ce métier doit évoluer suivant une logique de professionnalisation, celle-ci étant entendue à la fois dans le sens d’une reconnaissance de statut par la société et à la fois en tant que développement par le corps enseignant lui-même d’un répertoire de compétences spécifiques et de savoirs propres à contribuer à la réussite éducative du plus grand nombre possible de jeunes et d’adultes.
Vocation, métier, profession (Lessard et Tardif, 1996). À ces trois conceptions de l’enseignement correspondent trois types d’exigences ; dans la première conception domine une exigence de qualités morales, dans la deuxième, une exigence de qualifications formelles symbolisées par des titres scolaires, et dans la troisième, un accent fort sur des compétences et, derrière celles-ci, sur la capacité effective des praticiens à atteindre des résultats sinon mesurables, du moins tangibles et difficilement contestables.
On peut penser que ce triptyque exprime la ligne d’évolution de l’enseignement ; certes, il capte une partie de l’évolution des représentations de l’enseignement, mais il reste proche des construits des acteurs, et le chercheur doit tenter de s’en distancer afin que son analyse ne soit pas qu’un écho savant du terrain. De plus, nous sommes ici dans l’ordre des représentations ; il n’est pas certain que celles-ci correspondent à la réalité, comme le soutiennent les sociologues d’allégeance critique qui préfèrent voir dans les tendances récentes tout le contraire de la professionnalisation, c’est-à-dire diverses formes de déqualification et de prolétarisation du métier (Apple, 1980 ; Harris, 1982).
Cependant, si l’on reste un temps dans le domaine des représentations, il peut être utile d’envisager l’enseignement actuel comme étant un composite de ces trois conceptions, qui alors n’apparaissent plus comme une succession d’étapes historiques, mais comme révélant des dimensions fondamentales du travail enseignant, sans cesse redéfinies et recomposées en fonction des contraintes et des conditions dans lesquelles s’exerce ce travail. L’évolution n’est plus alors saisie comme unidimensionnelle et unidirectionnelle ; elle apparaît plutôt comme un processus de complexification et de recomposition d’un travail qui tente de reconnaître et d’incorporer des dimensions en quelque sorte intrinsèques de l’activité enseignante.
En tant que travail concret et quotidien, l’enseignement peut être aussi analysé selon un second triptyque ; en effet, l’enseignement est une activité, un statut et une expérience.
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C’est une activité qui présente des caractéristiques spécifiques en tant que travail sur l’humain ; l’analyse ici se rattache globalement à la conception du « travail interactif » (Cherradi, 1990) développée par des chercheurs comme Dreeben (1970), Hasenfeld (1983), Lipsky (1980), Maheu (1996) et Bidwell (1965). Cette conception est basée sur l’idée centrale que le travail mettant en présence des êtres humains, des travailleurs et leurs « clients » ou « usagers » (par exemple, des policiers et des citoyens, des gardiens et des prisonniers, des infirmières et des malades, des médecins et des patients, des travailleurs sociaux et des assistés sociaux, des enseignants et des élèves, etc.) présente des caractéristiques suffisamment originales et contraignantes qui permettent de le distinguer des autres formes de travail qu’on rencontre, par exemple, en industrie, dans certains services ou dans certains secteurs de l’administration, où les travailleurs ont affaire avant tout à de la matière inerte, à des biens de consommation ou à des informations. Soulignons rapidement les caractéristiques les plus importantes du travail interactif.
L’objet du travail est un sujet humain, un usager. Le rapport à l’usager est donc central pour l’enseignant ; il fait de ce dernier l’acteur-clé de l’organisation. À tel point qu’on peut soutenir que les missions réellement accomplies par l’école recouvrent pour l’essentiel les activités que les enseignants réalisent avec et sur leurs élèves. Tout le reste n’est que contributoire au travail effectué par les enseignants.
La relation de travail ne peut esquiver les dimensions plus émotionnelles, informelles, et éthiques des rapports humains. Ces dimensions ne sont pas contextuelles, elles sont constitutives du travail interactif, du contact direct qu’il implique avec les usagers.
Les usagers ont une identité sociale et morale et sont porteurs de valeurs. Il y a, liées à cette caractéristique des usagers, des contraintes dans le choix des outils, des moyens ou des technologies disponibles pour accomplir le travail. Ces contraintes évoluent au cours de l’histoire et varient dans l’espace, mais nulle part ni jamais il n’a été légitime de faire n’importe quoi et n’importe comment avec des jeunes.
Le travail interactif ne peut être produit s’il n’est pas consommé. Il ne peut être produit si le pôle du consommateur ou de l’usager de cette relation de travail n’est pas constitutif de la production elle-même du travail. On n’enseigne pas tout seul. La collaboration de l’usager ou sa coopération, ses formes de résistance ou encore sa neutralité passive, attentiste, sont plus que des conditions dans lesquelles s’exerce le travail interactif. Elles en structurent directement la production.
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Ce type de travail est tout entier réalisé dans la relation de production et non pas dans le produit de travail et sa matérialité. En ce sens, l’enseignement ne peut être assimilé à une œuvre artistique, dont la vie est plus longue que celle de son créateur et indépendante de lui.
Le travail interactif fonctionne mal à la rationalité formelle, celle qui prend appui sur les référents d’utilité concrète du produit du travail, sur les repères aisément quantitatifs d’efficacité, de rentabilité, de productivité. Bien souvent, la relation de production du travail interactif demeure hautement émotive et empreinte d’incertitude. Pour une part, cette relation de production demeure non formalisée. L’hétérogénéité des objets de ce travail, des sujets humains consommateurs du travail enseignant, ajoute à sa non-formalisation, à l’incertitude et au flou qui le caractérisent.
Enseigner, c’est pour une bonne part dire et faire dire. L’absence d’un produit autonome du travail interactif, sa centration sur la relation même par laquelle il est produit rendent aussi difficile le recours explicite et systématique à des technologies de la production. Celles-ci ne peuvent faire l’économie d’un recours intensif au langage, aux moyens de la communication.
La pratique du travail interactif est aux prises avec les tensions des deux types de rationalité, l’instrumentale/formelle et la communicationnelle/sym- bolique. En tant qu’activité finalisée, l’enseignement ne peut échapper à la rationalité instrumentale - quel est le meilleur moyen pour faire comprendre aux élèves la loi de la gravité ? -, mais en tant que travail sur et avec l’humain, il ne peut être réduit à une série mécanique de séquences moyens-fins ; il baigne dans le monde multidimensionnel de l’expressivité humaine, en même temps qu’il tente d’en produire des porteurs libres et autonomes de sens.
Travail interactif, l’enseignement est aussi un statut, c’est-à-dire que ceux qui accomplissent cette activité appartiennent à une organisation formelle, au sein de laquelle ils occupent une place précise dans la division du travail et dans la hiérarchie du pouvoir ; leur travail les amène à interagir avec d’autres acteurs au sein de l’organisation, comme dans son environnement immédiat ; au sein de cette organisation, comme groupe, ils héritent, construisent, affirment et recomposent lorsque nécessaire une identité professionnelle de groupe ou de sous-groupe. Il y a là une dynamique identitaire importante et significative pour les enseignants.
Enfin, enseigner constitue une expérience ; celle-ci nous apprend et nous fait apprendre les exigences et les dimensions de ce travail ; elle nous amène aussi à construire des significations, des raisons ou des justifications pour continuer [16] à exercer cette activité. Elle m’incorpore comme personne dans mon travail. L’expérience fait aussi l’objet de récits ; elle est mise en mots et transmise à autrui pas toujours avec succès ! Elle est, en ce sens, sociale et non pas seulement individuelle et privée. Surtout, insiste Dubet (1994), l’expérience est ce qui nomme l’hétérogénéité des logiques sociales ; elle est alors la capacité pratique de combiner des logiques différentes. Pour Dubet, les rôles, les positions sociales et la culture ne suffisent plus à définir les éléments stables de l’action parce que les individus n’accomplissent pas un programme prédéfini qu’ils auraient appris, mais visent à construire une unité expérientielle ou vécue à partir des éléments divers de la vie sociale et de la multiplicité des orientations qu’ils portent en eux. Qu’on nous permette ici cette citation qui illustre bien l’intérêt de cette idée pour notre propos.
- La plupart des enseignants décrivent leurs pratiques non en termes de rôle, mais en termes d’expérience. D’un côté, ils sont pris dans un statut imposant de règles et distribuant des protections que la plupart acceptent et défendent, mais qui ne définissent que très partiellement ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Au contraire les enseignants [...] consacrent une grande énergie à dire qu’ils ne sont pas réductibles à ce que l’institution fait et attend d’eux, dans la mesure où celle-ci porte plusieurs principes contradictoires. D’un autre côté, les enseignants se réfèrent sans cesse à une interprétation personnelle de leur fonction à travers la construction d’un métier présenté comme une expérience privée, quand elle n’est pas intime. Cette intimité vient de ce que les acteurs doivent combiner des logiques et des principes divers, souvent opposés, combinaison qu’ils perçoivent comme leur œuvre, comme la réalisation, ou comme l’échec, de leur personnalité. Ainsi, tout en étant attachés aux règles bureaucratiques qui les encadrent, les enseignants définissent-ils leur métier comme une expérience, comme une construction individuelle réalisée à partir d’éléments épars ; le respect du programme, le souci des personnes, la recherche des performances, celle de la justice (Dubet, 1994, p. 16-17).
Cette citation décrit très bien une part importante de notre propre matériel empirique (Tardif et Lessard, 1999), dans lequel les enseignants mettent systématiquement en évidence, à travers leur propre discours, les tensions, les dilemmes, les contradictions qui structurent l’expérience de leur propre travail. Cette expérience hétérogène n’est pas séparable des deux dimensions précédentes de leur travail, à savoir l’activité et le statut, car c’est dans l’action quotidienne et les rôles qu’ils endossent que les enseignants font justement cette expérience [17] d’une sorte d’écartèlement entre des logiques contradictoires. Comme cela a été constaté à de multiples reprises, ces phénomènes de tension, de contradiction sont au cœur du travail enseignant. Ils ne manifestent pas des dysfonctions ou des fautes professionnelles ; ils définissent et structurent l’activité enseignante qui dès lors s’organise en fonction de leur gestion équilibrée et personnelle.
Vocation, métier, profession. Activité, statut et expérience. Constatons qu’on ne peut pas réduire l’enseignement à une seule et unique dimension et que toute stratégie de restauration ou d’affirmation d’une dimension au détriment des autres est vouée à l’échec. Le travail enseignant ne se réduit aucunement aux caractéristiques formelles qui servent à le définir. Au-delà du travail prescrit et codifié, au-delà de la définition formelle des tâches, des rôles officiels ou institutionnels, de la formation obligatoire reçue, des injonctions ministérielles auxquelles il importe de se conformer (respect des programmes ministériels et locaux, des horaires de travail), l’enseignant cherche à donner à son expérience de travail un sens profond par lequel il se réalise, se découvre lui-même et rend significatif ce dans quoi il s’engage sur une base quotidienne. Toutefois, pareille expérience individuelle, pareil rapport intime au travail excède le domaine strict de la subjectivité pour atteindre une dimension sociale tout à fait fondamentale.
Nous avons écrit dans un livre précédent que :
- si l’expérience de chaque enseignant [...] est bien la sienne, elle est aussi celle d’un collectif partageant un même univers de travail, avec toutes ses contraintes et ses conditions. A ce titre, le vécu le plus intime (la souffrance face à un échec, les joies de l’accomplissement, une situation difficile, etc.) excède l’intimité du Moi psychologique pour s’inscrire dans une culture professionnelle partagée par un groupe, grâce à laquelle ses membres accordent sensiblement des significations analogues à des situations communes. En ce sens, vivre une situation professionnelle comme un échec ou un succès n’est pas qu’une expérience personnelle. Il s’agit d’une expérience sociale, dans la mesure où l’échec et le succès d’une action sont également des catégories sociales à travers lesquelles un groupe désigne un ordre de valeurs et de mérites attribués à l’action. Bref, ce qui nous intéresse avec cette notion d’expérience sociale de l’acteur, c’est précisément les situations et les significations à travers lesquelles l’expérience de chacun est aussi d’une certaine manière l’expérience de tous » (Tardif et Lessard, 1999, p. 41-42).
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En ce sens, l’expérience individuelle de l’enseignant est structurée par les situations de travail vécues, elles-mêmes en partie déterminées par les caractéristiques des champs, secteurs ou ordres d’enseignement. Ces expériences de travail façonnent une professionnalité.
- La notion de professionnalité
Ainsi que le rapportent Mathey-Pierre et Bourdoncle (1995), la notion de professionnalité a été utilisée pour la première fois par les syndicats italiens qui tentaient de rendre compte de conflits centrés sur l’organisation du travail et sur les modes de reconnaissance de la qualification, des années 1960 à 1975. Créée par les syndicats, la notion a été par la suite récupérée par les entreprises. En effet, elle serait liée au modèle industriel actuel caractérisé par des structures décentralisées de production, de petites unités de travail privilégiées, une demande patronale forte de flexibilité, de souplesse, le développement du travail collectif, la décentralisation des responsabilités, le décloisonnement des savoirs et des savoir-faire entre les métiers traditionnels, l’interdépendance des fonctions, le développement des interactions, l’initiative personnelle et la polyvalence, ainsi que par le recul du mouvement syndical. En ce sens, il y aurait, du point de vue de l’entreprise et des organisations de travail en général, une professionnalité normative ou prescrite, adaptée au contexte actuel ou émergent. Dans ce nouveau contexte, la professionnalité renvoie à une identité professionnelle structurellement instable. Elle est liée à une plus grande mobilisation de l’individu au service de l’entreprise ou des organisations.
Dans son acception la plus neutre, la professionnalité est très proche des compétences. En effet, selon Mathey-Pierre et Bourdoncle (1995), la professionnalité d’un groupe de travailleurs cerne la nature plus ou moins élevée et rationalisée des savoirs, des capacités et des compétences utilisés dans l’exercice professionnel, leur amélioration constituant le développement professionnel. Selon Trépos (1992, dans Mathey-Pierre et Bourdoncle, 1995),
- le gisement de compétences des travailleurs, l’ensemble de savoirs, savoir-faire, nouveaux ou non, qui, lorsqu’ils sont structurés et mobilisés par une personne ou un groupe, en fonction d’un but, dans un lieu et un temps donnés, souvent dans une situation nouvelle, constitue ce que l’on appelle de plus en plus fréquemment la « professionnalité ». Elle concerne plutôt la personne, ses acquis, sa capacité à les utiliser dans une situation donnée, le mode d’accomplissement des tâches. Elle est instable, toujours en cours de construction, surgissant de l’acte même du travail ; elle facilite l’adaptation à un contexte de crise (p. 142).
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Pour Aballéa (1992, dans Mathey-Pierre et Bourdoncle, 1995), la profes- sionnalité est « l’expertise complexe et composite, encadrée par un système de références, valeurs et normes de mise en œuvre, ou pour parler plus simplement, un savoir et une déontologie, sinon une science et une conscience (p. 147) ». Elle garantirait l’efficacité et la finalité sociale de l’activité professionnelle. Il y a donc dans la notion de professionnalité une référence à des compétences et à l’efficacité entendue comme l’atteinte des finalités d’une activité de travail.
Du point de vue de l’analyse du travail, la professionnalité apparaît comme un construit social, au confluent de multiples demandes, situations, savoirs, institutions et lieux d’influence et de pouvoir. Ainsi, la professionnalité est :
- - tantôt requise par l’instance politique et administrative ;
- - tantôt montrée par la recherche (notamment celle portant sur l’effet-enseignant et l’effet-établissement (Félouzis, 1997), objet de recherches ou déduite de celles-ci ; elle peut être décrite, analysée, expliquée par les recherches en éducation, à la lumière des approches qui ont cours (l’approche processus- produit, l’ethnométhodologie, le cadre conceptuel de la cognition des enseignants, l’analyse de l’enseignement, le courant du teacher ’s work anglo-saxon, l’analyse du travail et l’approche ergonomique française, etc.) et des disciplines contributoires (l’histoire, la sociologie, la philosophie, l’éthique) ; elle peut être mise en mots, images ou métaphores dans des démarches d’explicitation des savoirs de la pratique ; enfin, saisie dans son émergence ou dans sa transformation dans des démarches de recherche-action et de recherche-formation ;
- - tantôt modélisée, objet d’une co-construction partenariale (sujet/formateur ; institution de formation/école), formalisée dans un référentiel de compétences, et apprise lors d’un cheminement personnel dans des programmes et des dispositifs de formation initiale ou continue. Elle est ainsi le produit du travail des formateurs et des formés ;
- - tantôt fortement liée à la construction identitaire des enseignants et revendiquée par les praticiens comme leur « capital » [2] ;
- - rarement ou partiellement reconnue par la société.
Ainsi donc, les politiques et les administrateurs, les chercheurs, les formateurs et les praticiens donnent à voir la multiplicité des perspectives possibles sur la professionnalité des enseignants, celles-ci étant liées à la diversité des [20] positions et des intérêts (dans tous les sens du terme) dans le champ éducatif. Ces perspectives s’entrechoquent, même si les groupes constitués ne forment pas des catégories étanches ; des recherches sont commandées, utilisées par l’instance politique ; si les États formulent rarement des politiques de recherche en éducation, ils n’en commandent pas moins des travaux ou financent des organismes internationaux qui le font (OCDE, Unesco, Banque mondiale) ; des praticiens participent à la formation et donc contribuent à la modélisation de la professionnalité ; les formateurs, en contexte universitaire, sont aussi des chercheurs ; certains chercheurs assument pendant un certain temps des fonctions politiques, d’autres assument des fonctions de conseil, les administrateurs sont ou ont été des enseignants, etc. Des courants de recherche valorisent la co-construction des connaissances et des modèles d’action par les chercheurs et les praticiens. Il y a même tout un courant de recherche sur l’enseignant-chercheur ou sur la pratique du métier conçue comme une pratique de la recherche ou comme une forme de science-action, suivant l’expression de St-Arnaud (1992). Il y a donc des recouvrements, une interpénétration des domaines d’intérêt et des catégories d’acteurs. Cela rend possible le dialogue, l’échange, la négociation et au mieux, la co-construction de quelque chose qui a quelque chance de converger et de répondre aux exigences théoriques, pratiques et éthiques du métier.
Le débat sur la ou les professionnalités de l’enseignement ne va pas sans tensions :
- - tension entre son utilisation par les praticiens dans une logique de reconnaissance sociale de leurs compétences et le discours politique/managérial sa logique « productiviste » de responsabilisation et d’imputabilité des travailleurs ; « Nous sommes des professionnels, sérieux et engagés dans notre travail, nous l’avons toujours été. », disent les porte-parole des enseignants ; « Il faut un nouveau professionnalisme, un professionnalisme collectif, par exemple que l’établissement et l’équipe-enseignante assument la responsabilité de la réussite des élèves et acceptent l’évaluation des actions et ses conséquences. », disent les politiques ;
- - tension entre des professionnalités anciennes et nouvelles, celles qui disparaissent et dont il faut faire son deuil et celles que la situation actuelle et les politiques récentes commandent [3] ; des professionnalités associées à diverses images du métier ou ordres d’enseignement ; le maître instruit, l’artisan, le technicien, le praticien réflexif, la personne, l’acteur social (Paquay, 1994 ; Lang, 1999) ; une professionnalité unique, centrale, spécifique reposant [21] sur un socle cohérent et consistant de compétences (Lang, 1999), ou une professionnalité multiple, un composite syncrétique, fruit d’un bricolage de diverses facettes (Paquay, 1994), voire un métier sans centre (Dubet et Martucelli, 1996) ;
- - tension entre une professionnalité qui surplombe et standardise la pratique, extérieure au monde vécu des praticiens - fruit des politiques et des modélisations abstraites construites par des experts, des chercheurs, des formateurs - et perçue comme une imposition, une contrainte, « leur » affaire, « eux » qui « nous » contrôlent, et non l’expression de « notre » identité particulière. Ici apparaît une tension entre l’« interne » et l’« externe ». Qui professionnalise qui ? La professionnalisation perçue comme imposition de nouvelles exigences par opposition à la professionnalisation saisie comme un processus d’auto-organisation collective, d’autonomisation, d’autorégulation et de contrôle d’une pratique, ou encore comme la co-construction partenariale et égalitaire entre des praticiens, des formateurs et des chercheurs ;
- - tension entre une vision large et une vision étroite de la professionnalité. On peut la réduire à une liste de connaissances procédurales assez précises, de nature pédagogique et didactique ; on peut au contraire l’aborder de manière à tenir compte de la spécificité de l’enseignement en tant que métier de relations humaines, travaillant sur, avec et pour l’humain en devenir. Dans cette vision large, il y a des limites à toute forme de rationalisation instrumentale, car s’il y a des aspects techniques dans l’enseignement, en définitive le métier dépasse cette rationalité instrumentale et trouve son sens dans des considérations culturelles, éthiques et politiques. La pression actuelle sur les résultats et surtout sur des résultats rapides renforce la demande pour des méthodes efficaces à court terme et risque de faire oublier le lent travail d’instruction et de formation que nous associons à une vision plus large de la spécificité de l’enseignement ;
- - tension liée au développement du champ de l’éducation, à la division du travail et à la relative professionnalisation de l’administration, de la formation et de la recherche en éducation. Des spécificités se développent, des rôles se différencient et s’autonomisent. Des articulations deviennent problématiques ; entre la formation et la recherche, entre des logiques d’efficacité et d’imputabilité d’une part, et de formation et d’innovation, d’autre part, etc. ;
- - tension entre une ou des professionnalités ancrées dans des pratiques bien établies et une institution qui soutient peu ou pas le développement de ces pratiques et qui ne reconnaît pas ou peu leur spécificité [4].
[22]
Rappelons que les tensions sont inhérentes à la vie individuelle et collective ; elles sont normales dans un système d’action professionnelle où une division du travail est assez prononcée. Les nier est contre-productif. Ces tensions sont productrices de cultures professionnelles distinctes et interagissant entre elles.
- La culture professionnelle,
une perspective symboliste-interactionniste
Dans la mesure où la notion de professionnalité comporte une dimension sociale fondamentale et s’insère dans des rapports sociaux marqués par la négociation d’un travail, de son contenu, de ses exigences, de ses finalités, de son contrôle et de son autonomie, elle nous permet 1) de considérer la diversité des cultures professionnelles qui coexistent dans le système éducatif et, partant, 2) de mettre en question l’hypothèse d’un ensemble relativement unifié. Suivant le point de vue interactionniste, il n’y aurait pas, du moins a priori, UNE culture enseignante commune à l’ensemble des enseignants, mais plutôt une mosaïque de cultures professionnelles produites par les enseignants dans les processus d’interaction quotidienne structurés par diverses conditions et contraintes systémiques (les ordres, les secteurs d’enseignement, les champs d’enseignement, les établissements et leurs environnements socio-économiques les régions, etc.). Cela ne signifie pas que les enseignants n’ont rien en commun ni en partage, mais que cette communauté, si elle existe, n’efface pas la diversité des contextes d’interaction, générateurs de cultures partiellement distinctives. Une culture enseignante serait commune dans la mesure où elle comprendrait des éléments à travers lesquels chacun se reconnaît comme enseignant et reconnaît des caractéristiques de sa pratique, cette reconnaissance pouvant se transformer parfois en revendication identitaire collective auprès des autres. Ainsi, au Québec, on peut supposer que les enseignants du primaire et du secondaire partagent une culture syndicale historiquement assez forte, élément d’appartenance collective assez important, et que celles et ceux qui œuvrent au sein du réseau public valorisent l’éducation comme service public voué à Légalité des chances et à la démocratisation de la société et du savoir. Suivant ce point de vue, la tâche ou le cahier des charges, ses paramètres, la rémunération, l’affectation et, globalement, les conditions d’emploi et de travail rassemblent les enseignants dans une communauté occupationnelle marquée par un statut collectif au sein de l’institution et dans la société.
Feiman-Nemser et Floden, auteurs du chapitre consacré aux cultures de l’enseignement dans le Handbook of Research on Teaching (Wittrock, 1986, p. 505-526), soutiennent un point de vue susceptible d’appuyer notre hypothèse [23] de départ. Définissant la culture professionnelle comme un ensemble de sentiments partagés, d’habitudes mentales et de modèles ou patterns d’interaction avec les élèves, les collègues, les administrateurs et les parents « shared sentiments, habits of mind, patterns of interaction » (Feiman-Nemser et Floden, 1986, p. 515), ils estiment que cette culture comprend aussi un point de vue sur les récompenses intrinsèques et extrinsèques associées à l’exercice du métier et une représentation de la carrière. Sur tous ces objets, il n’y aurait pas uniformité des représentations.
- The assumption of cultural uniformity (of teachers) is however untenable. Teachers differ in age, experience, social and cultural background, gender, marital status, subject matter, wisdom and ability. The schools in which they work also differ in many ways, as do the groups of students they teach. All these différences may lead to différences in teaching culture. The problem facing the researcher is how to design studies and draw inferences in the light of this diversity (Ibid., p. 507).
Au cours des dernières années, la notion de culture a connu un succès croissant, supplantant dans l’usage courant, mi-savant, mi-populaire, des termes plus anciens comme esprit, tradition, mentalité, idéologie (Cuche, 1996, p. 97-112). Elle a été retrouvée dans des domaines pour elle nouveaux, comme la politique (où le terme idéologie est en discrédit), la religion et l’immigration, et surtout le monde de l’entreprise. Au sein de celle-ci, elle participe d’une tentative de réhabiliter une organisation du travail vouée à la productivité et au profit, à travers un discours humaniste soulignant l’importance du facteur humain. Il importe donc de se méfier des usages socialement répandus du concept de culture, ceux-ci pouvant engendrer de la confusion et contribuer à mêler description et prescription, analyse et conclusion.
Fidèles à nos orientations théoriques [5], nous adoptons un point de vue interactionniste sur la culture. Suivant cette approche, la culture est un ensemble de significations que se communiquent les individus d’un groupe donné à travers leurs interactions quotidiennes. Le sysmbolisme-interactionnisme nous convient parce qu’il se distingue d’une approche substantialiste ou essentialiste de la culture. Au contraire, l’accent y est mis sur l’interaction sociale, étant entendu qu’au cours de celle-ci, la culture d’un groupe s’élabore, se construit, se transmet, se reproduit et se transforme. L’important est donc ce que les membres d’un groupe communiquent verbalement et non verbalement entre [24] eux dans des contextes d’interaction plus ou moins stables ou changeants. Comme le souligne Cuche (1996) en référant aux travaux des anthropologues américains de la communication, celle-ci
- n’est pas conçue comme une relation d’émetteur à récepteur, mais selon un modèle orchestral, autrement dit comme résultat d’un ensemble d’individus réunis pour jouer ensemble et se trouvant en situation d’interaction durable. Tous participent solidairement, mais chacun à sa manière, à l’exécution d’une partition invisible. La partition, c’est-à-dire la culture, n’existe que par le jeu interactif des individus (p. 49).
On le comprend aisément à ce qui précède, cette approche interactionniste de la culture souligne l’importance du langage et des conversations que les individus tiennent au jour le jour et au gré des situations qu’ils vivent ensemble. D’où l’accent accordé par les symbolistes-interactionnistes aux discours et aux perspectives que les individus et les groupes développent et qui, en quelque sorte, les constituent comme groupe partageant une « culture », c’est-à-dire un ensemble de significations. Cet ensemble comprend des « lectures » du réel, des normes et des valeurs, ainsi que les outils permettant d’élaborer ces significations. Dans cette logique, ce rapport de recherche tente de reconstruire le discours des enseignants sur leurs pratiques et ses contextes et postule qu’il faut partir de là pour comprendre la « culture » professionnelle des enseignants, c’est-à-dire leur compréhension du métier et les valeurs qu’ils y poursuivent.
Cette orientation « par le bas » rend problématique la distinction culture/ sous-culture. Puisque la culture est le fruit des interactions entre individus et entre groupes d’individus, « ce qui est premier, c’est la culture du groupe, la culture locale, la culture qui lie les individus en interaction immédiate les uns avec les autres, et non la culture globale de la collectivité la plus large » (Cuche, 1996, p. 50). En ce sens, une sous-culture n’est pas une variante dérivée d’une culture globale qui lui préexistait, une sorte de sous-espèce d’une espèce plus grande, comme il en existe dans les sciences biologiques. Il importe donc de renverser la perspective héritée d’un fonctionnalisme systémique clos selon laquelle de grands modèles ou patterns culturels préexistants à l’interaction sociale contribueraient fortement et constamment à sa structuration, et de prendre en compte diverses spécificités situationnelles caractéristiques des sous-cultures. En ce sens, il importe donc de privilégier un regard « par le bas », centré sur les interactions quotidiennes, quitte à prendre en compte, dans un second temps, les éléments et les ressources « déjà là » structurant ces interactions. [25] Si les individus utilisent un ensemble de matériaux qu’ils n’ont pas inventés de toutes pièces, et si en ce sens ils sont le produit d’une « culture », celle-ci n’est rien d’autre que le sédiment d’interactions sociales passées et actuelles, plus ou moins symbolisées et matérialisées dans des œuvres, des institutions et des trajectoires individuelles (Dumont, 1995).
L’analyse de la culture comporte un danger que les usages sociaux actuels du concept illustrent clairement. En effet, on sent, à travers notamment toute la littérature sur la culture d’entreprise, une volonté d’associer la culture à la convergence et à l’homogénéité des points de vue, des perspectives, des valeurs et des orientations exprimées par des acteurs partageant un même espace de travail. Nous ne sommes pas loin ici du vieux discours sur la loyauté à l’organisation et sur la responsabilité du travailleur, voire, dans le domaine de l’éducation, sur le « professionnalisme » conçu de manière restrictive et étroite comme l’intériorisation par l’enseignant des exigences de travail définies par l’institution. Sont ici évacuées toutes références à la diversité des perspectives et des intérêts, au conflit et au changement. La culture est ici vue comme ce qui lie les individus les uns aux autres ; elle est une force normative unificatrice et homogénéisante qui ne tolère pas l’altérité associée à la déviance. Ce type d’usage du concept de culture mène tout droit à une image prescriptive, fixiste et réifiée de la culture, et dote celle-ci d’une forte cohérence et, par extension, d’une capacité de contraindre les comportements, les émotions et les pensées des individus. On voit mal comment le changement, pourtant réel et constant, pourrait être pris en compte par une perspective aussi close et absolue ; la « partition invisible », pour reprendre l’image de Cuche, risquerait d’apparaître immuable, sans qu’il soit possible d’y incorporer de nouveaux éléments, d’en revoir d’autres ou d’« improviser » (par exemple d’apprendre) au gré de situations nouvelles. Nous sommes sensibles à cette question de l’homogénéité et du conformisme associés au concept de culture, d’autant plus qu’une des questions centrales qui habitent ce rapport de recherche porte sur l’unicité ou la diversité de la culture enseignante ; y a-t-il une culture enseignante ou plusieurs cultures, renvoyant à des pratiques, des territoires et des savoirs distinctifs coexistant au sein de l’institution, suivant divers patrons de relations ?
À propos de cette question du changement, la notion d’habitus, redéfinie par Bourdieu et Passeron (1964 ; 1970), peut être intéressante, à condition cependant qu’elle n’apparaisse pas comme un système rigide de dispositions héritées et incorporées au cours du processus de socialisation familiale ou scolaire. En effet, la notion d’habitus permet de prendre acte d’une prédisposition chez les individus à agir, penser et sentir d’une manière socialement prédéfinie et qui les lie les uns aux autres dans des espaces d’interaction ou des champs. [26] Elle permet aussi, par l’analyse de la trajectoire sociale des individus et de l’expérience de la mobilité sociale, de rendre compte de variations possibles, de changements et de conflits. Si l’habitus est fort, dans les cas où les dispositifs de socialisation sont efficaces, il est néanmoins susceptible de modifications, rendant ainsi possibles une certaine distance et une certaine transformation de la culture transmise et héritée (Dubet, 1994 ; Lahire, 1999 ; Chariot, 1997).
L’analyse des cultures professionnelles nous oblige donc à ne pas oublier que les individus ne sont pas que des travailleurs exerçant une occupation. Ils ont d’autres caractéristiques, ils appartiennent à d’autres univers sociaux qui influencent leur activité professionnelle et leur permettent souvent de prendre une certaine distance par rapport à ce qui peut apparaître comme l’orthodoxie professionnelle dominante. En ce sens, les individus ne sont pas totalement ou exclusivement déterminés par les attributs et le contexte de leur travail. Et même si on arrivait à isoler le jeu des variables « externes », on constaterait que les individus divergent dans leur réponse aux données situationnelles du travail. Les cultures professionnelles doivent donc être saisies comme relativement perméables à diverses influences externes. Elles ne constituent pas ou plus des en-soi totalitaires, même si dans certains cas, on retrouve encore à l’œuvre de forts mécanismes d’homogénéisation (sélection et formation/socialisation forte).
La dimension historique de la recherche
Notre recherche s’inscrit dans une perspective historique à trois dimensions. En effet, les différents champs, secteurs et ordres d’enseignement que nous investiguons (primaire/secondaire, professionnel, orthopédagogie) ont connu, lors de la réforme des années 1960, un moment fort de leur structuration, mais pour certains de ces espaces institutionnels, ce moment fort a eu cours dans les années 1970 et 1980 (maternelle, accueil, public/privé). Par exemple, la prolifération des garderies dans les années 1970 a fortement influé sur l’orientation éducative des maternelles même si celles-ci existaient bien avant la réforme des années 1960. Les vagues d’immigration des années 1970 ont conduit à la constitution du secteur de l’accueil.
Nous avons recueilli les propos des enseignants dans la seconde moitié des années 1980, une époque charnière, car ils ont porté alors un regard réflexif sur le système d’enseignement, sur leur propre travail et sur la place que leur champ occupait dans l’enceinte scolaire, et ils ont formulé des analyses qui préfiguraient les transformations plus récentes du système éducatif québécois. Autrement dit, leur discours s’est inscrit à la jonction d’une démarche critique [27] de l’institué et d’une démarche prospective d’un avenir que nous vivons actuellement. Nous voyons donc se superposer des mémoires historiques se rapportant à l’éducation au Québec. Le discours enseignant date des années 1980, prend racine dans les années 1960 et 1970, époque de transformations d’une importance capitale en éducation, et à bien des égards se projette dans un avenir qui parvient jusqu’à nous.
Afin de rendre compte de cette superposition historique de la façon la plus dynamique possible, nous avons situé certains éléments conjoncturels révolus ou propres aux décennies passées dans leur contexte historique en recourant à l’imparfait et au passé composé. Toutefois, certains des éléments recueillis pendant nos entrevues peuvent avoir caractérisé des circonstances liées à l’expérience des enseignants dès leur entrée dans la carrière dans les années 1970 et être encore d’actualité aujourd’hui. En ces cas, nous avons recouru au temps présent. Par exemple, le clivage entre les modes d’organisation formels du secondaire et les modes d’organisation plus informels, voire familiaux, du primaire qui existaient dans les années 1970 nous apparaît encore d’actualité, tout comme d’ailleurs le modèle pédagogique des enseignants du secteur professionnel fortement centré sur l’atelier et sur la nécessaire articulation entre l’enseignement et le marché du travail. L’usage circonstancié du passé et du présent permet donc de montrer que certains des aspects de l’expérience des enseignants appartiennent résolument au contexte de l’époque alors que d’autres constituent des éléments profonds de leur identité qui transcendent les époques. Ainsi, les enseignants de l’accueil ont dû, à la fin des années 1970, constituer dans l’urgence un programme en vue de répondre aux besoins d’une clientèle tout à fait nouvelle. Depuis trente ans, ces enseignants ont eu le temps de s’ajuster, et un programme provincial a d’ailleurs été mis sur pied vers le début des années 1990. Toutefois, leur amour des élèves, le sentiment d’accomplir une fonction d’intégration sociale importante auprès d’eux, le fait que l’accueil ne requière aucune formation particulière pour y enseigner, voilà des éléments dont ont parlé abondamment les enseignants rencontrés dans la seconde moitié des années 1980, qui faisaient déjà partie de leur expérience enseignante dans les années 1970 et qui caractérisent encore aujourd’hui le fonctionnement de l’accueil. Il y a donc un inévitable enchevêtrement d’éléments historiques dans nos analyses, que nous avons conservé et mis en perspective.
Il nous restait toutefois à surmonter une difficulté grammaticale particulière. Nous avons toujours eu recours au passé composé ou à l’imparfait pour nous référer au discours des enseignants. Toutefois, ce discours révolu sur le plan historique nous révèle parfois l’existence d’un phénomène toujours d’actualité. [28] Ainsi les enseignants des secteurs privé et public ont abondamment commenté la compétition que les deux secteurs ont commencé à se livrer dans les années 1980, compétition qui aujourd’hui est on ne peut plus d’actualité. De sorte que les temps verbaux se rapportant au passé rendent parfois compte de situations tout à fait contemporaines. Dans ces cas, l’imparfait, lié à un contexte historique antérieur, côtoie le présent qui illustre bien évidemment des situations contemporaines. En somme, le discours des enseignants appartient toujours au passé, mais ce qu’il révèle peut appartenir soit au passé, soit au présent.
Le plan du rapport
Dans les pages qui suivent, nous présentons le fruit de notre analyse des facteurs de segmentation et de différenciation du corps enseignant, dans l’ordre des situations de travail suivant ; la maternelle, le primaire et le secondaire, le secondaire professionnel, les secteurs public et privé, l’orthopédagogie et l’accueil. Pour chaque cas, nous avons procédé grosso modo de la même manière, en quatre temps ; d’abord des éléments d’histoire nous permettant de dégager une hypothèse sur l’évolution ; deuxièmement, une analyse de contenu des entrevues réalisées auprès des enseignants et de nature à dégager les caractéristiques du travail enseignant et les perspectives des enseignants sur ce travail ; troisièmement, une analyse de la situation de ce secteur, champ ou travail au sein de l’école et du système éducatif, et, quatrièmement, des éléments de réflexion sur les enjeux actuels et l’avenir du domaine étudié.
[1] « L’identité professionnelle, c’est ce qui permet aux membres d’une même profession de se reconnaître eux-mêmes comme tels et de faire reconnaître leur spécificité à l’extérieur. Les identités professionnelles supposent donc un double travail, d’unification interne d’une part, de reconnaissance externe d’autre part. D’autres matériaux que les modèles professionnels participent donc à la construction de ces identités ; car si ces dernières supposent certes une communauté de pratiques, elles se constituent aussi dans les similitudes d’accès au métier, se forgent dans le creuset des institutions de formation, se nourrissent de la culture du métier et se légitiment et se consolident au sein des organisations de défense et de représentation collective » (Ion, 1990, p. 91).
[2] Ainsi qu’on le verra plus avant, les enseignantes chevronnées de la maternelle, les pionnières du champ, témoigneront de ce capital qu’elles associent à la notion d’« esprit de la maternelle » dont elles seraient les fiduciaires.
[3] Le cas de l’orthopédagogie est intéressant à cet égard ; la politique d’intégration de la fin des années 1970 sonnera le glas du modèle psycho-médical de la pratique et rendra nécessaire le modèle dit pédagogique.
[4] Le cas de l’enseignement professionnel au secondaire est l’exemple que nous présenterons de type de tension.
[5] Elles sont multiples et en quelque sorte éclectiques, mais le symbolisme-interactionisme en constitue un élément important, quoique non exclusif.
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