[53]
Claude Trottier et Claude Lessard
“La place de l’enseignement de la sociologie de l’éducation
dans les programmes de formation des enseignants au Québec :
étude de cas inspirée d’une sociologie du curriculum.”
In revue Éducation et sociétés, 2002/1 (n° 9), pages 53-71. Éditeur : De Boeck Supérieur. Numéro intitulé : “À quoi sert la sociologie de l’éducation ?”
- Introduction [53]
-
- Position du problème et perspective d’analyse [53]
-
- Méthodologie [54]
-
- Place de la sociologie de l’éducation dans les programmes de formation à l’enseignement [55]
-
- Éléments d’interprétation [61]
-
- Dilemmes dans l’enseignement de la sociologie de l’éducation [68]
-
- Conclusion [69]
-
- Bibliographie [71]
Claude Trottier
Faculté des Sciences de l’Éducation, Université Laval,
Québec Canada, GIK 7P4
Claude Lessard, sociologue
Faculté des sciences de l’éducation
C.P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal, Québec H3C 3J7
Courriel : [email protected]
INTRODUCTION
Une des façons d’aborder la circulation des savoirs entre la sociologie de l’éducation et la société est d’examiner jusqu’où elle a pénétré l’univers des enseignants et, plus spécifiquement, les programmes de formation des enseignants. Quelle place occupe-t-elle dans ces programmes ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre à partir des programmes de formation des enseignants, des facultés et départements des Sciences de l’Éducation du réseau universitaire au Québec. Après avoir explicité notre position du problème et précisé l’angle sous lequel nous l’aborderons en nous inspirant de la sociologie du curriculum, nous dresserons un portrait de cet enseignement dans ces programmes. Puis, nous proposerons une interprétation du statut de cette discipline dans les programmes.
POSITION DU PROBLÈME ET PERSPECTIVE D’ANALYSE
Vouloir délimiter la place qu’occupe une matière enseignée dans un programme renvoie au problème de la sélection des connaissances lors de son élaboration. Comment et pourquoi des connaissances en viennent-elles à constituer une matière enseignée dans un programme ? C’est la principale question à laquelle les “nouveaux sociologues” de l’éducation et les sociologues [54] du curriculum ont voulu répondre au début des années 1970 à partir d’une critique de la sociologie de l’éducation des années 1960 (Young 1971). Celle-ci aurait négligé, selon eux, de poser le problème de l’organisation des connaissances dans les établissements d’enseignement. Ils ont remis en question la tendance à prendre pour acquis les savoirs véhiculés par les programmes d’études sans s’interroger sur leur “aménagement”. Dans cette perspective, le système d’enseignement n’apparaît pas seulement comme un agent de transmission des valeurs et de sélection des élèves, thèmes auxquels la sociologie de l’éducation des années 1960 avait donné priorité, mais comme une institution où les savoirs sont sélectionnés et distribués selon des modalités qu’il importe d’analyser. Selon quel processus ces connaissances sont-elles sélectionnées pour faire partie des programmes ? Pourquoi ces connaissances sont-elles stratifiées ou accorde-t-on plus d’importance à certaines matières plutôt qu’à d’autres ?
Les nouveaux sociologues de l’éducation s’appuyaient sur deux postulats : la sélection et l’organisation des connaissances à l’intérieur du système d’éducation sont intimement liées à la façon selon laquelle le pouvoir est distribué dans la société. Divers groupes ayant des intérêts divergents, ou étant en situation de compétition ou de conflit, essaient d’influencer le contenu de l’éducation et de faire prévaloir leur conception de l’éducation et des programmes d’études ; ceux-ci sont des constructions sociales, et c’est à travers leurs interactions que les agents de l’éducation et les groupes d’intérêts extérieurs au système d’éducation essaient de faire prédominer leur conception de l’éducation et des programmes.
C’est en nous inspirant de ces orientations théoriques que nous amorcerons l’analyse de la place que la sociologie de l’éducation occupe dans la stratification des savoirs sélectionnés faisant partie de programmes de formation des enseignants. En quoi la structure du pouvoir, notamment dans les facultés ou départements des sciences de l’éducation, les universités et les instances d’approbation des programmes peut-elle expliquer le statut dont elle bénéficie ? Après avoir décrit sa place dans les programmes, nous en proposerons une interprétation en mettant l’accent sur les enjeux de pouvoir qui lui sont sous-jacents.
Méthodologie
Nous avons procédé à une analyse de contenu des programmes de formation des enseignants de onze établissements universitaires du Québec.
Le corpus était constitué des descriptions des programmes et des cours, telles qu’elles apparaissent dans les répertoires de programmes des universités. Ce travail est antérieur à la refonte des programmes de 2002. Nous estimons cependant que cette dernière n’a pas modifié substantiellement l’ordre des choses en ce qui concerne la place de la sociologie de l’éducation.
[55]
Pour délimiter cette place dans les programmes, nous avons sélectionné les indicateurs suivants :
- a) présence ou non de cours de sociologie de l’éducation proprement dits dans les programmes. Il n’était pas nécessaire que le cours soit explicitement étiqueté comme tel pour être classé dans cette catégorie. Comme nous le verrons plus loin, les sociologues de l’éducation sont parfois obligés, ou choisissent pour des raisons de stratégie, de procéder ainsi afin de faire inscrire leur cours dans les programmes. Nous nous sommes appuyés sur la brève description des cours dans les répertoires des universités et non sur les syllabi détaillés de chaque cours. Tous les cours qui proposaient une ou des interprétations systématiques des relations entre éducation et société ou qui se référaient aux différentes écoles de pensée en sociologie de l’éducation ont été regroupés sous cette catégorie.
- b) présence ou non de cours dits de fondements de l’éducation selon la tradition nord-américaine. Ces cours portent sur des aspects de l’éducation qui ne relèvent ni de la didactique, ni de la psychopédagogie, ni des disciplines relatives aux matières enseignées, ni de la formation pratique, ni de l’initiation à la recherche. Ils sont plutôt centrés sur l’histoire de l’éducation, la philosophie de l’éducation, les valeurs en éducation, les questions d’éthique, l’éducation comparée ou sur des aspects sociaux de l’éducation comme l’éducation interculturelle, les rapports sociaux de sexe en éducation et dans la société, les relations entre éducation et travail, etc. Certains de ces cours, notamment ceux qui portent sur les aspects sociaux de l’éducation comportent des éléments de sociologie de l’éducation, mais ne peuvent être considérés comme des cours de sociologie de l’éducation proprement dits.
- c) présence ou non d’autres cours de sociologie ou de sciences sociales, par exemple des cours de sociologie de la jeunesse, de la famille, de l’orientation scolaire et professionnelle, de sociologie du travail, d’économie de l’éducation ou de science politique appliquée à l’éducation.
- d) présence ou non de cours portant sur les structures et l’organisation du système d’enseignement québécois.
- e) caractère obligatoire ou optionnel de ces divers types de cours.
Place de la sociologie de l’éducation
dans les programmes de formation
à l’enseignement
Les programmes de formation à l’enseignement sont des programmes de baccalauréat en enseignement primaire et secondaire (120 crédits, soit quatre ans à temps complet). On constate que la sociologie de l’éducation est [56] presque absente des programmes de formation des enseignants. Un cours de sociologie de l’éducation (2 ou 3 crédits sur 120, soit au plus 2.5%) n’est obligatoire que dans deux (Université Laval et Université du Québec à Chicoutimi) des onze programmes de formation à l’enseignement primaire (tableau I) et deux (les mêmes que pour l’enseignement primaire) des onze programmes de formation à l’enseignement secondaire (tableau II). Cette matière n’est même pas optionnelle dans les neuf autres programmes. Par ailleurs, tous les programmes (enseignement primaire et secondaire) comprennent un cours sur l’organisation du système d’enseignement québécois. Le contenu de ces cours varie, mais la plupart incluent une description du système, des éléments de son histoire et parfois une analyse politique de sa structure et de sa dynamique. Ce cours se retrouve dans tous les programmes parce qu’il a été imposé par le Comité d’agrément des programmes de formation des enseignants que prévoit la loi de l’Instruction Publique. La plupart des programmes (huit sur onze) comportent un ou des cours, obligatoires ou au choix, du type Fondements de l’éducation. Les thèmes qui y sont le plus souvent abordés ont trait à l’éducation en milieu interculturel, à la philosophie de l’éducation, à l’éthique et aux valeurs en éducation. Aucun cours de sciences sociales ou de sociologie autre que la sociologie de l’éducation ne fait partie de ces programmes.
L’image qui se dégage de ce portrait est que la sociologie de l’éducation occupe une place nettement marginale dans les programmes de formation des enseignants. Toutefois, on a pu constater une présence diffuse d’éléments de sociologie de l’éducation dans des cours de Fondements de l’éducation. Il ne faudrait cependant pas se méprendre ; la plupart de ces cours sont optionnels et ne sont pas nécessairement offerts chaque année ou régulièrement, de sorte que leur accessibilité est relativement restreinte, et que leur impact sur le cheminement intellectuel des étudiants ne peut qu’être limité.
Par ailleurs, si l’on compare avec la situation qui prévalait jusqu’au milieu des années 1960 au Québec, la sociologie de l’éducation a tout de même réussi une certaine percée. Il ne nous est pas possible de circonscrire avec la même précision que nous l’avons fait pour la situation actuelle la place de la sociologie de l’éducation dans les programmes de formation des enseignants de l’époque, d’autant plus que la configuration des programmes a changé considérablement en passant des Écoles normales à l’Université. La sociologie de l’éducation était totalement absente des programmes des Écoles normales. D’ailleurs, à cette époque, aucun sociologue n’était identifié spécifiquement comme sociologue de l’éducation même si quelques-uns s’y intéressaient avant la lettre. C’était avant que la sociologie n’entre dans une phase de différenciation, et que n’émergent des sociologies dites spéciales, comme la sociologie du travail, de la famille, des mouvements sociaux, de l’éducation, de la jeunesse, etc. C’est vers la fin des années 1960 qu’on a intro-
[57]
Tableau I
Nombre de cours de sociologie de l’éducation, de cours relatifs aux fondements de l’éducation,
de cours relatifs à l’organisation du système d’enseignement et d’autres cours de sociologie
ou de sciences sociales dans le programme du baccalauréat en enseignement primaire
Établissements universitaires
|
Sociologie
de l’éducation
|
Fondements
|
Organisation
scolaire
|
Autres
cours
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Bishop’s University
|
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|
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|
|
McGill University
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Université Laval
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|
|
|
Université de Montréal
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|
|
|
|
|
|
Université du Québec à Chicoutimi
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|
|
|
|
|
|
|
Université du Québec à Hull
|
|
|
|
|
|
|
|
Université du Québec à Montréal
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|
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|
Université du Québec à Rimouski
|
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|
|
|
|
|
Université du Québec
en Abitibi-Témiscamingue
|
|
|
|
|
|
|
|
Université du Québec à Trois-Rivières
|
|
|
|
|
|
|
|
Université de Sherbrooke
|
|
|
|
|
|
|
|
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Tableau II
Nombre de cours de sociologie de l’éducation, de cours relatifs aux fondements de l’éducation,
de cours relatifs à l’organisation Du système d’enseignement et d’autres cours de sociologie
ou de sciences sociales dans le programme du baccalauréat en enseignement secondaire
Établissements universitaires
|
Sociologie
de l’éducation
|
Fondements
|
Organisation
scolaire
|
Autres
cours
|
|
Obligatoire
|
Au choix
|
Obligatoire
|
Au choix
|
Obligatoire
|
Au choix
|
|
Bishop’s University
|
|
1
|
1
|
3
|
1
|
|
|
McGill University
|
|
|
|
4
|
1
|
|
|
Université Laval
|
1
|
|
|
3
|
1
|
|
|
Université de Montréal
|
|
|
2
|
|
1
|
|
|
Université du Québec à Chicoutimi
|
1
|
|
|
2
|
1
|
|
|
Université du Québec à Hull
|
|
|
1
|
|
1
|
|
|
Université du Québec à Montréal
|
|
|
3
|
2
|
1
|
|
1
|
Université du Québec à Rimouski
|
|
|
|
3
|
1
|
|
|
Université du Québec
en Abitibi-Témiscamingue
|
|
|
1
|
|
1
|
|
|
Université du Québec à Trois-Rivières
|
|
|
|
2
|
1
|
|
|
Université de Sherbrooke
|
|
|
2
|
3
|
1
|
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[59]
duit des cours de sociologie de l’éducation dans certains programmes de formation des personnels de l’éducation (enseignants, administrateurs scolaires, conseillers d’orientation). Mais, même durant cette période, selon Pederson (1971), la sociologie de l’éducation ne fait pas partie de la plupart des programmes de formation des enseignants. Dans une étude réalisée par voie de sondage auprès des établissements responsables de la formation des enseignants au Canada, l’auteur en attribuait la cause au fait que d’une part, le nombre de professeurs qualifiés pour enseigner la sociologie de l’éducation était nettement moins élevé que celui des professeurs qualifiés en psychologie et d’autre part, qu’il y avait peu de contact entre les sociologues qui s’intéressaient à l’éducation et les psychologues de l’éducation. L’auteur notait cependant que les établissements francophones de formation des enseignants estimaient qu’ils disposaient des ressources professorales pour enseigner la sociologie de l’éducation davantage que les établissements anglophones.
Soulignons que cette percée des enseignements de nature sociologique dans les programmes de formation des enseignants s’effectue au cours des années 1960 dans un contexte de réforme éducative fortement mobilisateur. À cette époque, l’éducation apparaît comme un investissement collectif de première importance. La nature “sociale” de l’éducation et son apport au développement économique, politique, culturel et social s’en trouvent par le fait même considérablement mis en valeur. D’ailleurs, la sociologie de l’éducation avait elle-même contribué à les mettre en relief. En ce sens, le contexte d’alors conférait à la sociologie de l’éducation une pertinence qui justifiait sa percée dans les programmes.
Il n’en reste pas moins qu’actuellement la sociologie de l’éducation occupe une place tellement marginale dans les programmes de formation des enseignants qu’on peut se demander si ce n’est pas parce qu’à sa face même elle n’apparaît pas pertinente. Nous sommes, quant à nous, convaincus qu’elle peut y apporter une contribution. Son projet fondamental, quels que soient les courants de pensée qui la traversent, est de montrer que le système d’éducation est enraciné dans son contexte culturel, social, économique et politique, que ce contexte influe sur les contenus et les programmes d’enseignement, les apprentissages et les cheminements des élèves, la pratique de l’enseignement et les politiques d’éducation, que le système d’éducation peut en retour avoir un impact sur la société dans laquelle il s’inscrit et que les politiques d’éducation, la structure et la dynamique du système peuvent en infléchir l’atteinte des objectifs. La discipline est donc en mesure de projeter un éclairage original sur les processus éducatifs et de mettre en relief des enjeux dont les enseignants doivent non seulement avoir conscience mais être en mesure de les analyser de façon articulée pour exercer leurs responsabilités avec lucidité et efficacité. À titre d’illustration, quand on sait que l’origine sociale des élèves explique une proportion élevée de la variance de leurs résultats scolaires, on [60] mesure l’ampleur de l’influence du contexte social sur les cheminements scolaires et on ne peut concevoir l’action éducative en la limitant strictement à la structuration des contenus d’enseignement, à la transposition didactique, à la gestion de la classe et à la dynamique interne de l’école, éléments ou thèmes auxquels les didacticiens et les psychopédagogues ont tendance à se confiner. Les relations entre le contexte social ambiant et la dynamique qui se crée entre ce dernier et les processus éducatifs s’avèrent des dimensions essentielles de l’action éducative. Et les enseignants devraient, selon nous, s’initier à leur analyse durant leur formation.
Si la pertinence et l’apport de la sociologie de l’éducation semblent indéniables, comment expliquer son statut si peu élevé dans la stratification des composantes des programmes de formation ? Est-ce lié aux stratégies utilisées par les sociologues eux-mêmes dans leur positionnement au sein des programmes de formation des enseignants ? À cet égard, alors que la sociologie d’inspiration fonctionnaliste de l’éducation des années 1960 a contribué à légitimer le développement de l’éducation et l’importance de la contribution des enseignants à la société, ne peut-on soutenir que les sociologies critiques de la reproduction des années 1960 ont heurté la culture traditionnelle des milieux éducatifs en général et des milieux de formation des enseignants en particulier ? Selon ce point de vue, la sociologie de l’éducation d’alors, toute centrée sur la contribution du système éducatif et de ses agents à la reproduction des inégalités socio-économiques et culturelles, et relativement peu attentive à la relation pédagogique et à la dynamique interne de la classe et de l’école aurait contribué au désenchantement des enseignants en contrariant assez violemment leur vision humaniste et volontariste de l’enseignement (Snyders 1976). S’il est probable que la sociologie de l’éducation soit apparue “désespérante” à plusieurs, son évolution vers une meilleure prise en compte des acteurs et des contextes d’action locaux, le recours plus fréquent aux méthodologies qualitatives et ethnographiques, de même qu’aux études de cas d’établissements, le retour en force des concepts et des approches symboliques-interactionnistes, tout cela était de nature à rapprocher la sociologie de l’éducation des enseignants. Or, cette évolution n’eut aucun effet sur la position marginale des enseignements sociologiques dans les programmes de formation. On ne peut donc expliquer la marginalité de la sociologie de l’éducation uniquement par sa proximité ou sa distance, sa congruence ou sa dissonance par rapport aux orientations dominantes de la culture professionnelle en éducation. Il faut chercher ailleurs.
Il nous faut faire appel aux principales orientations de la sociologie du curriculum pour en proposer une interprétation, c’est-à-dire nous interroger sur la configuration des groupes qui détiennent plus ou moins de pouvoir dans la construction des programmes de formation et sur les idéologies professionnelles auxquelles ils adhèrent.
[61]
Éléments d’interprétation
Quelles sont donc les configurations des groupes qui façonnent les programmes de formation des enseignants et les idéologies “pédagogiques” qui les caractérisent ? Ce sont des programmes dits professionnels. À ce titre, leurs orientations et leurs contenus sont le fruit d’une transaction entre plusieurs catégories d’acteurs à la différence des programmes disciplinaires pour l’essentiel sous le contrôle exclusif des universitaires disciplinaires.
Dans les programmes de formation des enseignants, on pourrait se représenter la configuration des groupes qui, au cours des années 1990, ont participé à la construction des programmes de la façon suivante : 1- les employeurs ici, les commissions scolaires qui embauchent les diplômés et ont des attentes précises à leur endroit ; 2- le ministère de l’Éducation, responsable devant la société de la qualité de l’éducation publique, qui définit le curriculum des écoles primaires et secondaires et qui exerce, à ce titre, un droit de regard sur la formation des enseignants dispensée par les universités ; 3- les syndicats d’enseignants qui sont soucieux de participer à la négociation des exigences et conditions de formation imposées à leurs membres ; 4- les universités qui, en tant qu’institutions de formation, ont élaboré au fil des ans des règlements relatifs aux différents cycles de formation (baccalauréat, maîtrise, doctorat) et qui cherchent à en étendre la portée à l’ensemble de leurs départements et facultés ; 5- à l’intérieur des universités, les départements disciplinaires d’une part, et les facultés ou départements de sciences de l’éducation d’autre part, eux-mêmes composés de différents groupes de spécialistes ayant chacun des intérêts (dans tous les sens du terme) différents dans la formation des enseignants ; parmi tous ces groupes, outre les disciplinaires, les psychopédagogues et les didacticiens occupent une place importante, ainsi que des spécialistes de la formation pratique et des stages.
La décennie 1990 a été le témoin d’une réforme des programmes de formation des enseignants du primaire et du secondaire. Cette réforme a été inspirée par une volonté de professionnaliser davantage la formation, jugée alors trop “théorique” et distante des contraintes et réalités contemporaines des écoles et des classes “réelles”. Dans une perspective de sociologie du curriculum, il est possible de faire plusieurs lectures de cette réforme selon le point de vue des acteurs qui y ont participé. C’est un ultimatum des employeurs (commissions scolaires) et du ministère de l’Éducation pour mettre au pas les universités : elles étaient en effet perçues comme ayant largement bénéficié au cours des dernières décennies de l’introduction en leur sein de la formation des enseignants, sans assurer en retour la formation attendue (c’est l’argument des sciences de l’éducation “vache à lait” des universités et le reproche formulé par les milieux professionnels d’un “détournement” universitaire d’une mission sociale importante). C’est une utilisation de la formation [62] initiale pour faciliter la gestion des enseignants par des employeurs dont la marge de manœuvre était sérieusement réduite par des conventions collectives contraignantes : ainsi, l’exigence d’une plus grande polyvalence (habilitation à enseigner plus d’une matière) des enseignants du secondaire peut être lue comme facilitant l’affectation des personnels dans un contexte de stagnation ou de décroissance des effectifs d’élèves. C’est un maintien et un renforcement d’une orientation commune pour la formation des enseignants du primaire et du secondaire, par la soumission des programmes aux mêmes standards de formation et au même cadre curriculaire (baccalauréat de quatre ans). C’est le thème de la culture commune et du métier unifié.
C’est une plus grande autonomisation des sciences de l’éducation, en tant que champ de formation professionnelle, au sein de l’université, notamment dans ses rapports avec les facultés et départements disciplinaires, par la reconnaissance de sa maîtrise d’œuvre en formation des enseignants. C’est un élargissement et une meilleure articulation de l’interface université-milieu professionnel dans la division du travail de formation, reconnaissance universitaire d’une “élite” enseignante participant à la formation de terrain, développement aussi des écoles dites “associées” à la formation. C’est une tentative de répondre à des problèmes scolaires réels : par exemple, la plus grande polyvalence des enseignants du secondaire rend possible la réduction du nombre de groupes d’élèves enseignés par ces derniers et permet donc une relation pédagogique plus personnalisée ; des programmes de formation d’enseignants dotés de modules nouveaux, par exemple en éducation interculturelle, ou comprenant une formation pratique plus longue et élaborée doivent normalement produire des enseignants mieux adaptés aux conditions actuelles de la pratique du métier.
Trois mécanismes proprement professionnels ont été mis en place et ont eu pour effet de modifier les rapports entre les acteurs : un Comité d’orientation de la formation des enseignants (COPFE), un Comité d’agrément des programmes de formation des enseignants (CAPFE), comités qui détiennent formellement le pouvoir concernant les orientations des programmes selon les termes de notre conception du problème, la sélection des contenus des programmes et l’approche dite par compétences pour construire les nouveaux curricula. Le CAPFE, composé de représentants des universités et de représentants du milieu scolaire, a pour mandat de faire respecter par les universités les standards de formation et les compétences attendues, arrêtées par le ministre après consultation des principaux intéressés. Il est clair que, tout comme ses équivalents fonctionnels opérant dans d’autres secteurs universitaires professionnels, le CAPFE limite l’autonomie des universités et les assujettit aux exigences de la professionnalisation de la formation des enseignants, tout en reflétant jusqu’à un certain point les courants et les tendances que finissent par faire prévaloir les divers groupes et acteurs de la formation [63] des enseignants. Quant à l’approche par compétence, elle peut être vue comme l’instrument privilégié pour faire converger l’ensemble des acteurs autour d’un projet de formation renouvelé. En se centrant sur l’exercice du métier, ses tâches essentielles, ses conditions et contraintes pratiques et ses défis actuels majeurs, l’approche par compétences vise à transcender les hiérarchies et divisions disciplinaires, y compris au sein des sciences de l’éducation, et force en quelque sorte chacun des groupes à définir sa contribution non pas en référence à un corpus de connaissances à transmettre, mais en fonction de l’exercice d’une professionnalité convenue entre les acteurs ou à construire ensemble.
En bout de ligne, les acteurs principaux ont pour la plupart eu le sentiment de gagner quelque chose : les universités ont gagné une année supplémentaire de formation, les programmes s’allongeant de trois à quatre ans ; les sciences de l’éducation ont gagné la maîtrise d’œuvre des programmes ; les syndicats d’enseignants ont eu gain de cause dans l’abolition de la probation des jeunes enseignants et ils ont obtenu des places au CAPFE, se voyant ainsi reconnus comme véritable interlocuteur professionnel ; les employeurs ont obtenu que les universités forment des enseignants plus polyvalents et dont la formation pratique serait accrue ; le ministère de l’Éducation a clarifié ses rapports avec les universités dans ce domaine, tout en déléguant son travail de surveillance au CAPFE, etc. L’approche par compétence a servi de langage commun à l’ensemble des acteurs. Il n’y a que les disciplinaires qui ont vécu et vivent toujours sur le mode négatif cette réforme...
Dans cette grande négociation autour des programmes de formation des enseignants, l’enseignement de la sociologie de l’éducation apparaît comme un enjeu, somme toute, secondaire et peu mobilisateur. En vérité, ce type d’enseignement, déjà marginal, a été intégré dans une catégorie plus large dite de culture générale professionnelle et est ainsi amené à se redéfinir. Trois scénarios sont dès lors envisageables : 1la fusion des enseignements dits fondamentaux (par exemple, une sociohistoire des idées pédagogiques) assumés ou pouvant être éventuellement assumés par un enseignant universitaire plus généraliste, docteur, par exemple, en fondements de l’éducation ; 2le maintien d’un enseignement sous la responsabilité de sociologues diplômés mais un enseignement prenant mieux en compte les exigences de la formation proprement professionnelle des enseignants, et axé sur des thèmes liés aux réalités institutionnelles scolaires ou aux exigences du métier ; 3l’intégration de regards sociologiques dans des enseignements dits transversaux, par exemple en évaluation des apprentissages ou en gestion de classe (modèle genevois).
L’approche par compétence et, plus globalement, la professionnalisation de la formation ont des conséquences pour l’enseignement de matières dites fondamentales, comme l’histoire, la philosophie et la sociologie de l’éducation. [64] En effet, ces matières cessent d’être vues d’abord et avant tout comme des piliers, des fondements ou des corpus de connaissances de base d’une culture professionnelle commune et deviennent plutôt des ressources dans lesquelles on puise pour éclairer une pratique professionnelle, ses dilemmes, défis et problèmes. Elles offrent à la fois un regard particulier et un ensemble d’outils, à combiner avec d’autres dans le développement d’un projet de formation. Ces matières, tant par le regard qu’elles posent que par les outils qu’elles fournissent, doivent faire la preuve de leur pertinence professionnelle et de leur contribution au développement des compétences requises pour l’exercice du métier. Souvent, dans les curricula de formation, ce passage d’un enseignement construit en fonction des caractéristiques d’une discipline à un enseignement centré sur le développement de compétences nécessitant la mobilisation de savoirs disciplinaires se traduit par une approche davantage thématique ou axée sur des enjeux socioprofessionnels que sur les contenus d’une discipline, enjeux que la sociologie ou une discipline connexe chercheront alors à éclairer du mieux qu’elles peuvent. Cette discipline sera alors utilisée pour amener les futurs enseignants à se faire une tête sur un ensemble d’enjeux plus larges que ceux de la classe, de la relation pédagogique ou de la transposition didactique, c’est-à-dire connaître les différentes positions sur une question (par exemple, l’égalité des chances ou le pluralisme culturel), les acteurs et le jeu d’acteurs concernés, ainsi que l’évolution historique de cette question, articuler sa propre vision des choses et être en mesure d’en débattre intelligemment avec ses pairs.
Ce mouvement de professionnalisation des programmes de formation des enseignants s’inscrit dans un mouvement plus large qui caractérise l’évolution des curricula de l’ensemble de l’enseignement supérieur. Barnet (1994) propose d’analyser les curricula de formation universitaire à partir de deux axes : le premier a trait à leur contenu selon qu’il est déterminé par l’état des savoirs et les problématiques débattues à l’intérieur des communautés académiques constituées ou au contraire par des intérêts logés à l’extérieur du monde universitaire, dans le monde de l’action et du travail ; le second axe est lié à la façon selon laquelle les contenus sont organisés en fonction d’intérêts épistémiques spécifiques (disciplinaires) ou de finalités générales qui transcendent les disciplines. Le croisement de ces axes (interne/externe et spécifique/général) donne quatre champs curriculaires théoriques possibles, chacun étant prioritairement dévoué au développement 1- de compétences disciplinaires spécifiques (champ A) ; 2- de compétences transdisciplinaires (champ B) ; 3- de compétences professionnelles spécifiques (champ C) et 4- de compétences personnelles transférables (champ D) (Barnet 1994, 62).
Barnet estime qu’au cours des dernières décennies, l’enseignement supérieur a vu les pôles externe et général prendre de l’importance au détriment des pôles interne et spécifique. En témoignent les discours sur l’ouverture [65] inter, multi ou transdisciplinaire ainsi que le souci de former à l’université des diplômés dotés de compétences monnayables et transférables sur un marché du travail de plus en plus mobile et changeant. Barnet reconnaît que l’université a toujours été engagée dans le développement de compétences et dans des formations professionnelles et qu’un élément de continuité historique est ici indéniable. Cependant l’importance récente qu’ont pris des intérêts extérieurs lui paraît inquiétante pour l’idée même d’université (1994, 67).
Figure 1
Axes de développement et champs curriculaires
dans l’enseignement supérieur
UNIVERSITÉ
|
SPÉCIFIQUE
|
A.
Compétences
disciplinaires
spécifiques
|
B.
Compétences
transdisciplinaires
|
GÉNÉRAL
|
C.
Compétences
professionnelles
spécifiques
|
C.
Compétences
personnelles
transférables
|
MONDE DU TRAVAIL
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Dans ce contexte, la professionnalisation de la formation des enseignants au cours des années 1990, caractérisée par une importance accrue accordée à la préparation immédiate des étudiants à l’enseignement et à la formation pratique, a contribué à restreindre le territoire des fondements de l’éducation, dont celui de la sociologie de l’éducation, parce que ces matières ne sont pas perçues comme pouvant contribuer directement à la professionnalisation des programmes. Dans les programmes de certains établissements, l’espace alloué à la sociologie de l’éducation a même diminué alors que le nombre total de crédits des programmes a augmenté du tiers (de 90 à 120). Toutefois, on ne peut expliquer la position marginale qu’elle occupe uniquement par ce mouvement de professionnalisation des programmes. La sociologie de l’éducation avait un statut peu élevé dans la stratification des composantes des programmes bien avant le mouvement de professionnalisation et [66] même à la fin des années 1960 au cours desquelles on a transféré la responsabilité de la formation des enseignants aux universités. Il nous faut faire appel à d’autres éléments d’explication de son statut dans les programmes, éléments qui sont liés à la dynamique interne des universités, notamment des facultés ou départements d’éducation, de même qu’aux idéologies pédagogiques des groupes qui y prédominent.
Les principaux groupes qui, à l’intérieur des universités, se partagent le pouvoir concernant la formation des enseignants sont les suivants : les spécialistes des disciplines correspondant aux matières enseignées qu’on retrouve pour la plupart dans les départements axés sur les disciplines et non dans les facultés d’éducation, et les didacticiens, les pédagogues (psychopédagogues, docimologues, spécialistes de la technologie éducative), les spécialistes des fondements (philosophiques, psychologiques et sociaux de l’éducation) et les responsables de la formation pratique, qu’on retrouve pour la plupart dans les facultés d’éducation (même si le rattachement des didacticiens varie selon les universités ou les disciplines, certains sont dans les facultés d’éducation, d’autres dans les départements correspondant aux matières enseignées). Dans la compétition que se livrent ces groupes, un premier clivage apparaît entre, d’une part, les spécialistes des disciplines (appartenant à diverses facultés) qui revendiquent une place prépondérante pour la formation dans les disciplines d’enseignement et, d’autre part, tous les autres qu’on retrouve dans les facultés ou départements des sciences de l’éducation. À l’intérieur de ces derniers, les didacticiens sont en compétition avec les pédagogues et les spécialistes des fondements. Et ce sont les premiers, puis les seconds, qui parviennent avec le plus de succès à faire prédominer leurs orientations au détriment des spécialistes des fondements, dont font partie les sociologues de l’éducation. Quant aux responsables de la formation pratique, ils ont tendance à s’identifier soit aux didacticiens, soit aux pédagogues.
C’est ainsi que la sociologie de l’éducation et nous pourrions en dire autant de la philosophie et de l’histoire de l’éducation se trouve marginalisée dans la répartition des territoires entre les différentes composantes des programmes, c’est-à-dire des crédits alloués à chacune d’elles. Les luttes constantes entre les groupes liés aux composantes des programmes ne se situent pas seulement sur le plan symbolique de la délimitation des territoires. Elles se traduisent de façon bien concrète dans l’allocation des ressources professorales et des budgets de fonctionnement parce que les unités d’enseignement et de recherche sont financées principalement sur la base du nombre de crédits/étudiants dont sont responsables les unités d’enseignement.
Deux tendances sont à souligner. La première a trait à la propension des didacticiens et des pédagogues à s’enfermer dans ce qu’on désigne sous le vocable de triangle didactique composé de trois éléments interreliés : les savoirs, les enseignants et les élèves. Si certains pédagogues et didacticiens [67] tiennent des discours plus nuancés et plus ouverts sur les aspects sociaux que ce que nous en rapportons ici, il n’en demeure pas moins qu’en général le champ de la didactique et celui de la pédagogie (ou de la psychopédagogie) se construisent en mettant l’accent sur des processus internes à la personne ou aux disciplines d’enseignement, sans véritablement prendre en compte le poids et la spécificité du social.
Cette façon de se représenter les processus d’enseignement et d’apprentissage, que nous ne pouvons évoquer ici qu’à grands traits, évacue complètement les relations entre le système d’éducation et le contexte social, culturel, économique et politique dans lequel ils s’inscrivent et omet de contextualiser les savoirs transmis et les processus d’apprentissage. Tout se passe comme si la relation pédagogique s’actualisait exclusivement dans la classe, en vase clos, ou dans une bulle qui se suffirait à elle-même, à l’abri du contexte organisationnel et social plus large dans lequel elle se situe. La seconde tendance est axée sur une conception psychologisante du comportement des acteurs comme si ces derniers n’étaient influencés que par des éléments liés à la structure et au fonctionnement de leur personnalité isolée de l’environnement social dans lequel elle évolue. Tout se passe comme si la personnalité était à l’abri des contraintes de l’environnement social qui limitent sa marge de liberté ou structurent le champ de ce qui lui est possible. On comprendra que, dans cette perspective, les analyses proposées par la sociologie de l’éducation ne bénéficient pas d’un terreau accueillant dans lequel elles pourraient s’enraciner, qu’on lui oppose des résistances ou à tout le moins qu’elle soit l’objet d’une certaine réticence.
Cet essai d’analyse de la configuration des groupes qui tentent de faire prévaloir leurs orientations dans la définition des contenus des programmes de formation gagnerait à être mieux documenté et nuancé. Malgré ses limites, il montre que ces programmes sont des arènes où s’affrontent ou, pour le moins, entrent en compétition des groupes qui participent à leur contrôle et qui tentent de faire prédominer leurs orientations.
Force est de constater que la sociologie de l’éducation occupe une place marginale dans la formation des enseignants. Cette position ne peut s’expliquer uniquement par des stratégies inefficaces de positionnement de leur discipline de la part des sociologues de l’éducation. Par ailleurs, l’analyse qui précède révèle que si la professionnalisation de la formation maintient ou accentue ce statut marginal, elle n’en est pas la cause première ou unique. Selon nous, il faut aussi en chercher une explication dans la culture traditionnelle du champ de l’éducation et des groupes qui au fil des ans ont réussi à y imposer une vision dominante surtout centrée sur l’individu et sa psychologie, ainsi que sur les disciplines, prises comme des en-soi ou des catégories universelles. La culture du champ est aussi celle des étudiants qui décident de l’investir ; or, celle-ci apparaît fortement axée sur la préparation professionnelle [68] immédiate et souvent réfractaire à toute forme d’intellectualisation. Tout se passe comme si la volonté légitime de se préparer convenablement à exercer le métier dans les conditions qui prévalent actuellement, et qui apparaissent difficiles à plus d’un, amenait les étudiants à réclamer de leur formation toujours davantage d’outils, de matériel, de règles de conduite précises et opérationnelles, voire de recettes immédiatement transférables, toute autre dimension de la formation étant reléguée dans le domaine de la “théorie”, dès lors stigmatisée comme inutile et indigeste. Dans ce contexte, un enseignement un peu systématique de la sociologie de l’éducation comme des contenus issus d’autres disciplines dites fondamentales (histoire, philosophie, psychologie) ne peut que trouver un terrain difficile à son développement. Malgré la marginalité des enseignements spécifiques de sociologie de l’éducation dans les programmes de formation des enseignants, nous avons tout de même observé une prise en compte des facteurs sociaux et une intégration de contenus sociologiques dans des enseignements associés au champ plus large des fondements de l’éducation. Il est aussi probable que certains enseignements de nature pédagogique ou didactique sont relativement sensibles aux effets de milieu, encore que cette notion y apparaisse comme insuffisamment nommée et analysée. Alors, se pose la question de la valeur formative de ces développements et de leurs effets sur la sociologie de l’éducation, en tant que champ disciplinaire. De même, on peut s’interroger sur la stratégie adoptée pour la positionner dans les programmes. Devrait-on viser à y faire une place sous forme d’un ou de cours de sociologie de l’éducation axés sur la discipline en tant que telle ou chercher à en intégrer des éléments dans des cours centrés sur des thèmes ou des problèmes d’éducation analysés dans une perspective interdisciplinaire ? On peut se demander si cette seconde stratégie n’est pas plus appropriée aux priorités et au contexte actuel.
Dilemmes dans l’enseignement
de la sociologie de l’éducation
Ces interrogations renvoient à un long débat qui a eu lieu aux États-Unis au début des années 1960. On y avait constaté l’existence de plusieurs cours présentés sous le vocable Educational Sociology (Card 1959, Corwin 1965). Cette sociologie, qui traitait de façon générale des aspects sociaux de l’éducation et se situait à la périphérie de la philosophie de l’éducation, a été l’objet de vives critiques parce qu’on s’y souciait peu de construire des objets de recherche de façon rigoureuse et de dissocier l’analyse de l’éducation du discours ambiant ou dominant sur l’éducation, parce qu’elle servait parfois à justifier un discours moralisateur sur l’éducation ou des pratiques surannées, [69] parce qu’elle faisait peu de place à des analyses empiriques et que plusieurs études ne satisfaisaient pas aux critères méthodologiques généralement acceptés (Gross 1956). Après ces critiques, des sociologues de l’éducation ont voulu rajuster le tir et mettre en relief les réorientations qu’ils proposaient en en faisant la promotion sous l’appellation de Sociology of Education. On peut se demander si en se fondant dans des approches multidisciplinaires, la sociologie de l’éducation ne courrait pas le risque de retomber dans les vieilles ornières de l’Educational Sociology. Même si on ne peut confondre la stratégie selon laquelle des notions de sociologie de l’éducation sont intégrées dans des approches interdisciplinaires avec les orientations de l’ancienne Educationnal Sociology, il y aurait lieu d’approfondir cette question et d’évaluer l’efficacité de cette stratégie de même que les risques inhérents.
Suivant un point de vue plus proche de la logique professionnelle, ces développements sont peut-être révélateurs d’une autonomisation croissante du champ de l’éducation par rapport à la discipline contributive qu’est la sociologie et participent d’une construction curriculaire typique des champs professionnels. Mais, si tel est le cas, quelle stratégie adopter pour éviter les écueils de l’Educational Sociology ? Quel argumentaire articuler et soutenir ? Pour notre part, nous sommes d’avis qu’il est possible d’adopter un point de vue qui cherche à marier la maîtrise de compétences professionnelles spécifiques et la lecture ouverte et critique des situations d’exercice de ces compétences, ce mariage étant facilité par la présence de la sociologie de l’éducation dans un cursus de formation professionnelle. Car ce que celle-ci peut faire de mieux, c’est précisément d’aider les professionnels à lire les situations complexes qu’ils vivront ou vivent déjà et les accompagner dans le nécessaire mais difficile arrimage entre les compétences disponibles (ou à développer) et les situations telles qu’elles sont construites et interprétées par les acteurs. Cet arrimage et sa rationalisation, n’est-ce pas ce qui est au cœur de ce que plusieurs nomment une formation professionnelle axée sur la pratique réflexive ?
Conclusion
Nous avons montré que la place qu’occupe la sociologie de l’éducation dans les programmes de formation des enseignants de l’éducation au Québec est limitée, pour ne pas dire marginale, et qu’on retrouve toutefois des éléments d’une analyse sociologique de l’éducation dans d’autres cours dits de fondements de l’éducation. Nous avons montré que la place marginale que la sociologie de l’éducation occupe dans ces programmes n’est pas liée uniquement à l’inhabilité des sociologues de l’éducation à faire valoir l’apport de leur discipline, ni à l’inefficacité de leurs stratégies de positionnement. [70] Nous pensons plutôt que c’est parce que les instances ou les groupes qui ont réussi à faire prédominer leurs orientations lors de l’élaboration ou de la révision des programmes de formation ne l’ont pas perçue comme pouvant contribuer au mouvement de professionnalisation des formations des enseignants s’inscrivant lui-même dans l’évolution des curriculums de formation universitaire, parce qu’encore la dynamique interne des universités, notamment des facultés ou départements d’éducation, de même que les idéologies pédagogiques des groupes qui y prédominaient ne lui ont pas non plus été favorables.
Cette situation est problématique car la sociologie est à même de contribuer de manière originale à la professionnalisation des métiers de l’éducation. Son regard, sa lecture de situations professionnelles complexes peuvent être des ingrédients valables d’une réflexivité ouverte et critique, typique d’un professionnel de haut niveau. Certes, dans des programmes de formation professionnelle, l’enseignement de la sociologie doit s’adapter aux exigences et au contexte de la pratique professionnelle, montrer sa valeur ajoutée et relever le défi de l’interdisciplinarité et de la confrontation avec des perspectives issues d’autres traditions intellectuelles. Mais des expériences indiquent que cela est possible et valable.
Notre analyse comporte certaines limites. Nous n’avons pas analysé les manuels ou les principaux ouvrages de base qui ont été ou sont utilisés dans les cours de sociologie de l’éducation, analyse qui nous aurait permis d’expliciter les principaux thèmes abordés dans les cours et de reconstituer l’évolution de cet enseignement depuis plus de trente ans au Québec. De même, nous n’avons pas traité de l’enseignement de la discipline dans les départements de sociologie, ce qui nous aurait permis d’en comparer les orientations avec celles développées dans les facultés des sciences de l’éducation. En outre, nous n’avons pas traité de la recherche en sociologie de l’éducation au cours de la même période. Bref, notre analyse a été axée exclusivement sur la place de la sociologie de l’éducation dans les programmes de formation des enseignants. Nous arriverions probablement à une conclusion différente si nous examinions l’ensemble des recherches effectuées en sociologie de l’éducation et si nous essayions d’évaluer leur impact direct ou diffus sur les politiques d’éducation et même sur les pratiques d’enseignement et de gestion de l’éducation. Il n’était pas réaliste de traiter de cette question dans le cadre de cet article. Toutefois, il ne faudrait pas sous-estimer l’apport des recherches menées par des sociologues de l’éducation notamment sur la fréquentation scolaire, les inégalités en éducation, les cheminements scolaires des étudiants, le processus de socialisation à l’intérieur du système scolaire, la professionnalisation de l’enseignement et le personnel enseignant avant et pendant la réforme de l’éducation des années 1960 et, par la suite, lors de l’évaluation de sa mise en œuvre. Rappelons que si ces recherches ont été [71] soutenues par un contexte de réforme scolaire fortement mobilisateur, on s’est aussi appuyé sur leurs résultats dans l’élaboration des politiques d’éducation qui ont orienté cette réforme.
Bibliographie
BARNETT R. 1994 The Limits of Competence. Knowledge, Higher Education and Society, London, The Society for Research into Higher Education and Open University.
CARD B. Y. 1959 American Educational Sociology from 1890 to 1950. A Sociological Analysis, PH.D. Thesis, Stanford, Ca., Stanford University.
CORWIN R. G. 1965 A Sociology of Education, New York, Appleton-Century Crofts.
GROSS N. 1956 “Sociology of Education, 1945-55”, in Zetterberg H. L. (ED.), Sociology in the USA, Paris, UNESCO.
PEDERSEN E. 1971 Sociology of Education in the Preparation of Teachers. A Brief Survey, Montreal, Department of Sociology, McGill University.
SNYDERS G. 1976 École, classe et lutte des classes, Paris, Presses Universitaires de France.
YOUNG M. (ED.) 1971 Knowledge and Control. New Directions for the Sociology of Education, London, Collier-Macmillan.
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