Introduction générale
Contexte et justification
En 1990, Joseph Ki-Zerbo, dans Eduquer ou Périr, se donne pour ambition de lancer le débat sur le changement majeur d’attitudes et d’orientations qui devrait présider à l’engagement vers et dans l’éducation pour tous sur le continent africain, alors en pleine panne sociétale. D’une part parce que les populations sont en état de choc, le « développement importé » ayant durablement anesthésié leur habileté à la reproduction de l’ancien et à la production d’une société novatrice. D’autre part, l’absence d’une éducation endogène en Afrique qui, bien avant les autres continents, était pourtant un centre de production des savoirs et de rayonnement scientifique. De nombreuses études et recherches s’accordent sur le fait que la crise contemporaine est davantage culturelle qu’économique. Or l’Afrique dans sa diversité, poussée comme les autres continents dans l’aventure ambiguë et périlleuse de la mondialisation : « doit inévitablement, dans une démarche critique, se réenraciner afin de mieux asseoir sa personnalité sociale, de bien fonder sa modernité sur des valeurs porteuses d’avenir et de revivifier son rôle créatif dans l’enfantement d’une nouvelle ère » soulignaient Baba Hakim Haidara et Stanilas S. Adotevi. Ils rappellent, plus loin, qu’il « faudrait pour cela susciter le gout d’apprendre, de lire, de compter, d’écrire, de savoir se servir de ses mains ». La nécessité d’investir dans l’éducation est donc le préalable à tout projet de développement durable. La lecture, dans ce processus, joue un rôle de tout premier ordre dans la mesure où elle constitue, une porte d’accès au savoir et au champ de la connaissance ; la littérature, qui catalyse l’imaginaire de l’homme y contribue grandement. Et l’enfance est la période idéale pour inculquer, susciter et implanter le goût et le plaisir de la lecture chez l’Homme. D’où l’importance de la littérature d’enfance et de jeunesse (LEJ). Cette dernière fut pendant longtemps relayée à la marge de la Littérature :
« Dire d’un livre : « c’est pour les enfants » suffit encore fréquemment à le déprécier, à le rejeter hors de l’attention des personnes sérieuses qui se préoccupent de littérature. L’expression « c’est un conte pour enfants » renvoie à une représentation d’insignifiance, de fantaisie sans profondeur, de superficialité. Cette perdurance de la vieille idéologie explique pourquoi la littérature de jeunesse reste largement invisible pour les médias, les critiques généralistes et nombres d’universitaires. (Poslaniec 2000 :19)
Le livre en Afrique est sujet à des représentations figées et traditionnelles, à forte ponctuation sociologique, historique et linguistique. Considéré comme un produit de luxe, il demeure inaccessible au plus grand nombre, et l’école, peut-être trop focalisée sur les programmes, n’a pas su créer un lectorat populaire. « L’offre de littérature nationale destinée à la jeunesse n’est pas négligeable mais elle souffre principalement de l’absence de véritables professionnels du livre […]. Les éditeurs sont aussi rares : ils naissent et meurent rapidement, en fonction des soutiens institutionnels ponctuels qu’ils reçoivent »[1]. Très peu de recherches portent sur la LEJ en Afrique francophone. Et quand c’est le cas, c’est lors des rencontres académiques portant sur des thématiques plus globales comme la sociologie, la littérature comparée ou l’oralité. Pour la plupart, ce sont des pistes de réflexion qui sont lancées sur tel aspect esthétique ou poétique de la LEJ. On ne n’étonnera pas donc de ce que les principaux ouvrages portant sur la situation de l’édition jeunesse en Afrique francophone soient le fruit de contributions collectives rassemblées au terme de colloques ou journées d’études organisées par des universités françaises ou africaines notamment au Burkina Faso[2] et au Sénégal .
Ainsi que l’indique Isabelle Nières-Chevrel, la définition de la littérature jeunesse est ambigüe. Le territoire des livres pour la jeunesse s’est défini jusqu’à très récemment par exclusion. Depuis les années 1970, tous les livres proposés à la lecture des enfants et des adolescents étaient en effet regroupés sous l’expression « littérature d’enfance et de jeunesse », en opposition à une « littérature des adultes », tournure peu usitée dans la langue française. Les « incertaines frontières » de la littérature de jeunesse avaient donc besoin d’être précisées. Au début des années 1980, les contours de la notion de littérature de jeunesse restent flous, ainsi que sa dénomination. En 1984, Isabelle Jan entame son essai avec ces questions : « La littérature enfantine existe-t-elle ? En quoi consiste-t-elle ?[3] » Son but est alors de dégager les aspects les plus caractéristiques de cette littérature en l'abordant de façon globale et comparative. De nombreux autres chercheurs se sont ainsi attachés à dresser les contours de cette littérature, souvent peu estimée à sa juste valeur en Afrique. Des parallèles sont dressés entre la difficile définition de cette littérature et le manque de reconnaissance dont elle pâtit. Déjà, Isabelle Jan montrait que la seule prise en compte d’une production de livre pour enfants est insuffisante pour déduire l’existence d’une littérature enfantine.
La légitimité de ce champ éditorial est contestée dans les histoires littéraires au Cameroun. Déjà, en 1979, dans la quatrième édition de la Bibliographie des auteurs africains de langue française, Eno Belinga et Jacqueline Chaveau-Ravut ne prévoient point de place pour les auteurs pour enfants. En 1982, Paul Dakeyo, ne mentionne point la spécificité des poèmes destinés aux enfants dans son anthologie de la poésie camerounaise Poèmes de demain. En 1984, Jean Claude Engoulou, bien qu’ayant reconnu, dans son étude La Problématique de la Lecture au Cameroun, que le livre pour enfants est un « secteur vital et sensible pour le développement [4] », n’y consacre que quelques lignes superficielles. En 1995, Jean Louis Joubert et Jacques Chevrier[5], ne s’attardent point sur la LEJ, idem pour Lylian Kesteloot dans Histoire de la littérature négro-africaine (2004). En 2013 André Ntonfo, dans un article sur la « Littérature camerounaise en français : Voix et voies d’aujourd’hui » décide de dresser « l’inventaire de ces voix qui s’élèvent aujourd’hui dans l’espace littéraire camerounais et qui préconisent une conception nouvelle de la chose littéraire […] »[6]. Mais la voix des auteurs illustrateurs jeunesse y est inaudible. Seuls Thomas Tenjo-Okwen et Edward Ako, des critiques littéraires anglophones mènent respectivement une analyse sur l’élaboration d’un « modèle de partenariat pour le développement et de promotion de la LEJ [7] » ainsi qu’une revue de littérature[8] sur le sujet. Des ouvrages suscités, on constate que le champ d’intérêt consacré à la LEJ est plus ou moins faible et sa reconnaissance en tant que champ autonome dans l’historiographie littéraire nationale est récente. Leurs démarches sont majoritairement historiques, comparatives ou sociologiques. Nous proposons une approche bibliographique et socioéconomique de l’édition et du livre pour la jeunesse qui nous permettent d’explorer de nouvelles voies.
De nombreux pays, conscients de l’importance et des enjeux du livre jeunesse se sont dotés d’instances pour assurer l’étude, l’analyse et une veille critique autour de ce secteur éditorial. Des centres de documentation, de recherche ou de promotion de la LEJ essaiment en Europe. En France, signalons le Centre National de Littérature pour la Jeunesse-La Joie par les livres de la BnF qui mène un travail remarquable dans ce domaine. Mêmement pour le Centre de Promotion du Livre de Jeunesse (CPLJ)[9], le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature de Jeunesse (CRILJ)[10], l’Institut International Charles Perrault[11]. Au niveau de la réception critique, nous avons le Réseau de chercheurs en littérature de jeunesse de l’AUF[12], des manifestations et expositions sur l’édition jeunesse comme la Foire du Livre de Jeunesse de Bologne, le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. En Allemagne, nous avons la Bibliothèque internationale de Munich[13], le plus grand centre de documentation au monde centré sur la recherche et la documentation pour la jeunesse. Mais aussi Institut de l’Université Goethe sur la littérature jeunesse[14] ou le Groupe de travail sur la littérature de jeunesse. En Autriche, nous avons l’Institut International pour la littérature de jeunesse et la lecture[15]. En Belgique, l’on retrouve plutôt une Maison de la littérature de jeunesse : Le Wolf[16]. C’est aussi le cas au Canada, au Danemark, en Egypte avec la Fondation Anna Lindh, aux Etats-Unis, en Italie, au Liban, au Maroc, au Portugal ou en Suisse. Mais en Afrique francophone, comme la liste indicative[17] de l’ISJM nous le démontre, il existe très peu de centres de documentation ou bibliothèque spécialisée sur le livre d’enfance et de jeunesse. Les cas de l’Egypte ou du Maroc susmentionnés, ne sont que des institutions à caractère privé qui ont des actions en direction de la littérature jeunesse sans que cela ne soit un axe prioritaire de leur politique.
Nous souhaitons que notre travail puisse être bénéfique à l’histoire de l’édition et aux études comparatives et socioculturelles sur la LEJ en Afrique. Pour la recherche en Afrique francophone, notre travail s’inscrit parmi les travaux pionniers menés sur ce secteur éditorial florissant et encore mal connu du grand public. En revanche, il s’agit là de la toute première recherche sur l’édition de la littérature d’enfance et de jeunesse dans son aspect à la fois traditionnel et moderne, culturel et social par un Camerounais sur le Cameroun. Il s’agit ici d’un champ qui se peaufinera mieux par l’ouverture d’un laboratoire de recherche sur le livre jeunesse et l’enfance[18]. Pour nous, l’avenir de la Littérature repose sur le devenir de la littérature jeunesse, nous espérons, de ce fait contribuer à la légitimation et à la consécration de l’édition jeunesse comme secteur économique autonome et à part entière dans le paysage culturel. Les acteurs de l’édition jeunesse ont en effet besoin d’une visibilité scientifique afin d’amener les pouvoirs publics à s’intéresser à ce genre « déprécié ». La réflexion menée ici et le projet professionnel qui l’accompagne, constituent la preuve d’une première réplique de l’espace francophone dans un contexte où les auteurs et les éditeurs francophones de livres pour enfants se trouvent marginalisés. Au niveau local, c’est-à-dire au Cameroun, le projet professionnel proposé dans la troisième partie du présent travail, Muna Kalati, une fois réalisé aura un impact sur la consommation du livre de jeunesse au Cameroun, tout en améliorant la visibilité de l’Association des Auteurs Illustrateurs de Livres pour enfants (AILE-Cameroun). Des effets positifs dans la sous-région et l’Afrique francophone sont envisageables. Aussi, dans le long terme des effets bénéfiques sont envisageables sur le renforcement d’une culture de la lecture et une appropriation des langues nationales. Avant de poursuivre, un décryptage conceptuel s’avère nécessaire.
Considérations conceptuelles
Tout au long de notre exercice, nous aurons recours à des termes tout aussi simples qu’ambigus ou complexes, qui méritent d’être recadrés. Il s’agit des notions ci-après : légitimation, livre et littérature d’enfance et de jeunesse, enfance et jeunesse, lecture médias et site web.
La légitimation : en sociologie, est le fait d'accorder de la légitimité à un acte, un processus ou une discipline. La LEJ en tant qu’objet d’étude scientifique est une « micro-institution » au sens durkheimien du terme, c’est-à-dire un instrument de contrôle social dont relève la régulation idéologique des activités scientifiques. En effet, la notion de légitimité est liée à celle de domination, en particulier depuis Weber[19]. Celui-ci distingue trois grandes formes de légitimité : charismatique, rationnelle-légale, traditionnelle. En considérant la deuxième distinction, rationnelle légale, il s’agit de plaider pour l’encadrement ou la reconnaissance institutionnelle de la LEJ au Cameroun. Si la notion de légitimité est liée à celle d’autorité, les acteurs du livre pour la jeunesse n’en possèderont que lorsqu’un statut leur sera accordé. L’intégration par l’Etat, des livres jeunesse, dans le système scolaire contribue au renforcement de sa légitimité dans le paysage culturel et littéraire camerounais.
Livre de jeunesse : Selon une définition[20] dite « légale », est un livre :
« Un ensemble imprimé, illustré ou non, publié sous un titre ayant pour objet la reproduction d'une œuvre de l'esprit d'un ou plusieurs auteurs en vue de l'enseignement, de la diffusion de la pensée et de la culture ». Lallement dans son Essai de définition économique du Livre (1993) le définit[21] comme : « un objet matériel constituant tout à la fois un support pour un texte écrit, un bien destiné à être diffusé, lu et conservé, de même qu’un objet maniable, transportable, compact et solide ». Ces définitions traditionnelles du livre sont quelque peu mises à mal par les récents développements technologiques, qu’il s’agisse du commerce électronique, de la diffusion numérique des contenus dans Internet, de l’impression sur demande ou du eBook. Ces développements sont fort différents les uns des autres, tant du point de vue de leurs répercussions pour les acteurs économiques qui participent à la diffusion du livre que du point de vue de la réceptivité et de l’usage que les consommateurs en font.
S’il existe une définition « légale » du livre, celle du livre pour la jeunesse demeure problématique au regard même du statut de la littérature pour la jeunesse. Nous opérons une distinction entre le livre pour la jeunesse et la littérature pour la jeunesse car « le livre n’est pas la littérature ». En effet, les livres pour la jeunesse sont souvent désignés sous le terme trompeur de « littérature ». Pour nous, l’usage du mot littérature renvoie à la poétique et à l’esthétique du livre de jeunesse, c’est-à-dire à sa littérarité. Par contre, lorsque nous emploierons livre de jeunesse, ce sera pour faire référence au marché du livre de jeunesse, cet objet culturel récemment[22] promu objet d’échange marchand au sein des industries culturelles[23].
Littérature d’enfance et de Jeunesse (LEJ) : Qu’est-ce la littérature pour la jeunesse exactement : un ensemble de livres destinés à l’apprentissage des enfants ? Des livres faciles à lire et sans beaucoup d’intérêt ? Ou constitue-t-elle une partie de la littérature en général ? Ces livres récréatifs pour enfants supportent-ils comme toute autre forme d’expression littéraire, d’être jugés en tant qu’œuvre d’art ? Jouent-ils un rôle dans la formation intellectuelle et sensible de l’enfant ? La LEJ, acception reconnue par tous les critiques littéraires, jouit d’une notoriété qui s’est tissée au fil du temps. Par exemple, entre 2008 et 2010, ont paru entre autres, un livre très intéressant sur le passage Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse[24], un manuel sur la « littérature de jeunesse[25] », une « introduction à la littérature de jeunesse[26] », un ouvrage sur la littérature de jeunesse[27] et un pavé sur « la littérature de jeunesse et la presse[28]. On s’est aussi interrogé sur « quelle littérature pour la jeunesse[29] ? » et les Presses Universitaires de Rennes ont doublement analysé « la littérature de jeunesse[30] » avant d’évoquer des spécificités historiques de corpus[31]. Pourtant, tout n’est pas littérature !
La première condition d’existence de la LEJ, c’est un intérêt bienveillant porté aux plus petits qui devient un besoin de s’occuper d’eux, de les soigner, de les éduquer, de leur procurer des ressources de l’imaginaire propres à leur divertissement et à leur maturation[32] (Cerillo 1992 : 34-35). Avec le temps, ce besoin a donné lieu non seulement à un corpus de textes consacrés aux enfants et aux jeunes, mais aussi à un genre, c’est-à-dire à un programme de prescriptions et de licences qui règlent la production et l’interprétation de ces textes-là et qui relève de certaines normes sociales[33]. Pedro Cerillo pose quelques traits généraux de ce genre[34] qu’est la littérature d’enfance et de jeunesse qu’il nous semble utile d’évoquer ici à titre d’ancrage. D’entrée, le public visé par la LEJ est un trait distinctif. Elle est liée à « une certaine production de textes (« littéraires ») conçus ou édités pour ceux qui n’ont pas encore atteint l’âge adulte ; cela a des conséquences aussi bien au niveau des auteurs, qu’au niveau des éditeurs »[35]. Les formes de l’expression en LEJ seraient caractérisées par un exposé net des actions, une simplicité[36] lexicale et syntaxique, un rythme vif surtout dans des textes versifiés et une tendance à la simplicité strophique et à l’hétérométérie (poésie). Au demeurant, les éditions en LEJ sont souvent marquées par la profusion des illustrations, la primauté des péritextes et la petite ou moyenne étendue des livres suivant l’âge des lecteurs ciblés.
Enfance et Jeunesse : La définition de l'enfance n'est pas unanime : il n'y a ni unanimité sur le moment où l'enfance commence (à la naissance ou avant la naissance), ni unanimité sur le moment où l'enfance se termine (à la puberté, à la majorité civile, à l'entrée dans le monde du travail...). Les représentations de l'enfant en société sont influencées par de nombreux facteurs. L'importance donnée à la période de l'enfance, et les croyances et connaissances autour de cette période, ont également beaucoup varié avec le temps. Des différents découpages qui existent sur l’enfance, nous adopterons celui donné par le Dictionnaire Le Littré, c’est-à-dire la « période de la vie humaine qui s'étend depuis la naissance jusque vers la septième année, et, dans le langage général, un peu au-delà, jusqu'à treize ou quatorze ans ». Par ailleurs, le sens du mot jeunesse dans ce travail est parfaitement conforme à celui donné par Bourdieu : « La jeunesse est une construction socio-historique qui apparaît comme une catégorie sociale dans le contexte d’une idéologie, d’un nationalisme ou d’une disposition nationaliste, d’une éducation[37] ». Les spécialistes distingueront quatre catégories : la petite enfance (1-4 ans), l’enfance (5-11 ans), la préadolescence (12-14 ans), l’adolescence (14-17 ans).
La lecture : Christian Poslaniec distingue trois principaux modes de lecture : la lecture impliquée, la lecture experte et la lecture littéraire. La première, consiste pour l’enfant à pénétrer dans l’univers du livre, à accepter ce que les spécialistes qualifient « d’illusion référentielle ». Elle se traduit par une identification aux personnages, une projection dans l’action, une sorte de dialogue permanent entre le livre et le lecteur. La seconde, la lecture experte, est la capacité à comprendre les connotations, les allusions, à percevoir l’implicite d’un texte, sa symbolique, son idéologie, ou ce que les théoriciens nomment « l’intertextualité », et qui, dans la littérature pour la jeunesse, peut aussi bien concerner le texte que les images. Enfin, la lecture littéraire, c’est la capacité à percevoir, au-delà du sens immédiat, le mode de construction d’un livre[38]. Il ne faudrait cependant pas considérer ces modes de lecture comme étant hiérarchiques, il vaut mieux les concevoir comme trois types de jeux de lecture. Pour devenir lecteur et le rester, il ne suffit pas d’apprendre à lire. Il faut ensuite lire des livres, des revues jusqu’à ce que le goût de lire s’établisse durablement pour devenir un comportement individuel. Il s’agit là de la lecture-plaisir qui relève de la fonction « hédonique » du livre tel qu’étudié par Denise Dupont-Escarpit[39] auprès des jeunes enfants[40]. Dans le second chapitre de ce travail, nous analyserons la genèse de ce comportement ainsi que les facteurs favorisant cette pratique.
Médias et site web : Pour Francis Balle (2011), le mot média s’est imposé au tournant des années 1980 pour désigner « d’abord et avant tout un moyen un outil, une technique, un intermédiaire qui permet aux hommes de s’exprimer et de communiquer à autrui cette expression quel qu’en soit l’objet ou la forme ». Les médias traditionnels comme la presse, la radio et la télévision (mass-média) ont cédé la place avec l’avènement d’internet aux nouveaux médias qui favorisent l’interactivité et ouvrent le chantier de production de l’information à l’internaute. Grâce au Web 2.0, les internautes peuvent désormais créer gratuitement un espace personnalisé sous différentes formes : Blog, Facebook, Twitter, partage de photos et de vidéos.
Un site Web communément appelé site Internet est un dispositif construit à partir de plusieurs codes et/ou langages lisibles par un ou des navigateurs (Internet Explorer, Chrome, Firefox, etc.). Ces outils permettent de créer des pages web avec des contenus accessibles partout dans le monde. Il est soit statique, soit dynamique et peut regrouper du texte, du son, des images, de la vidéo avec une navigation à travers un système de liens cliquables. Un site Web statique est composé de pages entièrement écrites par un Webmestre en langage HTML soit par une saisie totale du code dans un éditeur de texte (Bloc-notes par exemple), soit par le biais d’un logiciel de création de pages. Quant au site Web dynamique, il se distingue de celui statique dans la mesure où les pages qui le composent sont générées par des programmes sur la base des requêtes des internautes. Celui que nous proposons dans le cadre de ce projet se veut dynamique avec des fonctionnalités techniques et modernes de l’édition numérique. Les sites Web sont de véritables outils d’information, de communication, de vulgarisation voire d’apprentissage auxquels ont recours des personnes, des institutions et des entreprises. Ils sont rendus disponibles par un hébergeur.
Problématique et hypothèses
La littérature pour la jeunesse, dans sa diversité, recèle de tous les livres qui peuvent passionner n’importe quel enfant. Il suffit de favoriser la rencontre entre les livres et les jeunes. Les pays industrialisés aujourd’hui s’y investissent depuis des décennies et l’Afrique peine ou tarde à s’y mettre. Pourquoi ? Quel est l’état des lieux de l’édition d’enfance et de jeunesse au Cameroun ? Quels sont les déboires ou freins à une meilleure (re)connaissance institutionnelle des acteurs de ce secteur éditorial ? Quel pourrait être, par ailleurs, le poids de ce secteur de l’édition dans nos économies ? Quelles stratégies doivent être mises en œuvre pour la structuration et la professionnalisation du marché local du livre jeunesse ? Au regard de son intégration dans la formation intellectuelle et l’initiation des jeunes à la lecture. Quelle place les ouvrages de jeunesse camerounais occupent-ils dans la grille des programmes officiels ? Telles sont ainsi formulées l’essentiel de notre problématique de recherche.
Concernant les hypothèses, la principale postule que la promotion et la légitimation du LJ est un prérequis pour la réussite d’une véritable culture du livre et de la lecture-plaisir auprès de la jeunesse camerounaise. L’hypothèse secondaire postule que la promotion du livre pour la jeunesse par le biais des nouveaux médias est une opportunité pour en faciliter la diffusion et la valorisation. Notre troisième hypothèse, postule que la légitimation du LJ, pour être durable et efficiente, devrait passer par l’élaboration d’une véritable politique du livre et de la lecture mais aussi son intégration dans l’enseignement. Toutefois, quel cadre théorique sied à l’analyse et la vérification de ces postulats ?
Cadre théorique et démarche
Au demeurant, notre objet d’étude se caractérise par sa complexité, vu que notre analyse se situe à l’intersection de plusieurs disciplines : l’économie de la culture, les sciences de l’information et de la communication, les sciences du langage et de la littérature. Nous ne nous confinerons pas à des études limitées dans le temps, des études internes ou structurelles. Aborder l’évolution historique de la littérature d’enfance et de jeunesse, fera partie intégrante de nos investigations. Dans l’échantillonnage, l’étude sélective sera associée à l’étude exhaustive. Quant à la causalité et la finalité, il s’agira d’adopter une démarche à la fois explicative et téléologique. La LEJ sera appréhendée à la fois comme un phénomène isolé, ayant une nature et des traits spécifiques propres à elle, aussi, comme partie intégrante d’un système dans lequel elle peut jouer un rôle considérable. Ce qui permettra de décrire de façon ordonnée et cohérente tous les éléments de l’objet d’étude et de bâtir, à partir des descriptions élaborées, une démonstration orientée, inscrite dans un système d’idées. Deux types d’analyse existants sont usités : l’analyse zététique et l’analyse synthétique. Nos hypothèses, tantôt partielles (portant sur des faits, des phénomènes particuliers, sans recherche d’une règle générale) tantôt générales, portent sur une partie ou l’ensemble des éléments observés. Leur validation, enfin, sera à la fois progressive et systématique.
Nous adopterons également une approche inter-dimensionnelle afin d’avoir une vision globale et transversale du phénomène étudié. Ainsi, dans notre analyse de l’industrie du livre de jeunesse au Cameroun, seront pris en compte les stratégies industrielles (1), les activités de conception et de créations (2), les stratégies des éditeurs, producteurs et diffuseurs (3), les pratiques culturelles (4) et enfin les usages des TICs (5) qui permettent la réception et la consommation des biens et services produits. Nous sommes conscients de la difficulté concrète et pratique à articuler ces différentes dimensions mais nous essaierons dans la mesure du possible, d’être fidèle à cette approche qui repose essentiellement sur les industries culturelles. Dès 1947, Adorno et Horkheimer analysent la Kulturindustrie[41], en montrant que, lorsque le secteur de l’art et de la culture est rythmé par une logique marchande, on assiste à l’éradication de toute forme de créativité originale. Comme nous le verrons pour les écrivains camerounais, pour survivre et exister, ils doivent se conformer aux normes et aux contraintes sociales : « Mais ce qui asservit définitivement l’artiste, ce fut l’obligation - accompagnée de menaces constantes et sévères - de s’insérer dans la vie industrielle comme spécialiste des questions esthétiques ». Les phénomènes décrits par Adorno et Horkheimer ne font que s’amplifier depuis leurs analyses critiques de 1947 puisqu’avec la mondialisation l’industrie culturelle s’étend à tous les domaines.
Annonce du plan
Dans notre premier chapitre, nous allons découvrir et explorer la riche bibliographie sur le livre jeunesse au Cameroun afin d’en dresser un état des lieux. Le recensement et le travail sur les œuvres littéraires camerounaises ont permis de découvrir une importante production destinée aux enfants (contes, comptines, berceuses, légendes, proverbes, romans, bande dessinée, devinettes, etc.). Nous en présentons les pionniers, les acteurs et les institutions qui en assurent la promotion et la visibilité sur le marché des biens symboliques. Nous y présentons également les enjeux économiques, socioculturels et linguistiques à prendre impérativement en compte lorsqu’on parle d’édition jeunesse. Cette partie est construite sur l'emploi d'études, de récentes statistiques gouvernementales et d’entretiens avec les professionnels du livre.
Le second chapitre va du Sud vers l'Ouest et vice-versa. Dans cette partie, nous essayerons de qualifier et de quantifier les échanges entre l'édition camerounaise pour la jeunesse et l'édition occidentale, à l'heure où le marché de l'édition pour la jeunesse s'internationalise et où les échanges se multiplient. Le troisième chapitre, opératoire, est consacré à l’accessibilité du livre jeunesse au Cameroun. Nous verrons dans quelles mesures les nouveaux médias constituent des outils plus innovants, interactifs et adaptés pour la cyber-promotion du livre pour enfants. Centré sur une méthode expérimentale, ce chapitre est le fruit des recherches de terrain et de la mise en situation professionnelle qui nous ont permis de valider l’importance des technologies numériques de l’information et de la communication dans la médiation et la valorisation du livre de jeunesse. Nous y présentons le cadre logique pour le développement d’un site web Muna Kalati, exclusivement centré sur l’information, la documentation et la médiation autour du livre pour la jeunesse au Cameroun.
[1] Henry Tourneux, « Note sur l’édition de la littérature jeunesse au Burkina Faso », in Littérature d’enfance-jeunesse d’Afrique Noire Subsaharienne, Dossier APELA, p. 58
[2] On peut également citer, entre autres, l’ouvrage collectif dirigé par Alain Joseph Sissao : Émergence de la littérature d'enfance et de jeunesse au Burkina Faso (2009), celui de Luc Pinhas : Situations de l'édition francophone d'enfance et de jeunesse (2008), Jean Foucault, Michel Manson et Luc Pinhas : L’édition de la jeunesse francophone face à la mondialisation (2010). D’autres par contre, touchent des parcelles du champ de la LEJ notamment le roman : Kodjo Attikpoe : L’inscription du social dans le roman contemporain pour la jeunesse (2008), Virginie Douglas (dir) : Perspectives contemporaine du roman pour la jeunesse (2003) ; sur l’album et l’illustration : Viviane Alary et Chabrol Nelly (dir) : L’Album, le parti pris des images (2012) ; sur le conte : Denise Paulme : La mère dévorante : essai sur la morphologie des contes africains (1986) ; sur la Bande dessinée, l’on retrouve les travaux de Christophe Cassiau-Haurie : L’histoire de la bande dessinée au Cameroun (2015) et Cinquante année de Bande dessinée en Afrique francophone (2010).
[3] Isabelle JAN, Essai sur la littérature enfantine, p. 7
[4] Engoulou Jean Claude, La problématique de la lecture au Cameroun, Mémoire, Ecole Normale Supérieure des Bibliothèques, 1984, p. 11.
[5] Yannick Gasquy-Resch, Jacques Chevrier et J-Louis Joubert, Écrivains francophones du XXe siècle, Ellipses, 2001, 218 p.
[6] Hansel Ndumbe Eyoh, Albert Azeyeh et Nalova Lyonga, Critical Perspectives on Cameroon Writing, African Books Collective, 2013, p. 97.
[7] « Children’s Literature in Cameroon : A Partnership Model for its Development and Promotion », in Critical Perspectives on Cameroon Writing, Bamenda, Langaa RPCIG , p. 415‑427.
[8] « Children’s Literature in Cameroon : A Review II », in Critical Perspectives on Cameroon Writing, Bamenda, Langaa RPCIG, , p. 427‑439.
[13] « Internationale Jugendbibliothek - About us », [En ligne? : http://www.ijb.de/en/about-us.html]. Consulté le 27 février 2017.
[14] Les livres destinés aux jeunes lecteurs représentent un segment important du marché du livre allemand. La littérature d’enfance et de jeunesse se distingue par la qualité des thèmes abordés et par ses illustrations soignées. Les pays germanophones ont traditionnellement une littérature d’enfance et de jeunesse riche et variée. Cela concerne aussi bien les contenus, les formes et les genres que sa position sur le marché du livre allemand qui se caractérise par un nombre particulièrement important de titres internationaux. Ainsi en 2014, parmi les 73 863 nouveautés parues en Allemagne, il y avait 8 142 titres pour enfants et adolescents, sans compter les manuels scolaires. La littérature d’enfance et de jeunesse représente par conséquent 11 pourcents de la production et 15,8 pourcents du chiffre d’affaires annuel de l’ensemble du secteur du livre. Cette catégorie d’ouvrages fait ainsi partie du secteur le plus important, notamment en matière de chiffre d’affaires, de la production de livres et aussi de l’ensemble du secteur culturel dédié aux enfants. Voir : « Littérature pour la jeunesse en langue allemande-Goethe-Institut », [En ligne :
http://www.goethe.de/ins/fr/nan/prj/kjl/fr15003702.htm]. Consulté le 27.02.2017.
[15] Il s’agit d’un centre de documentation, d'information, de recherche et de promotion de la littérature de jeunesse. Ils organisent un colloque annuel, la semaine de Littérature pour les jeunes, et contribuent à l’édition de BookBird, la revue de l’IBBY. Voir : « Institut für Jugendliteratur », [En ligne : http://www.jugendliteratur.net/]. Consulté le 07.10.2016.
[17] Voir : « Centres de documentation et bibliothèques », [En ligne? : http://www.ricochet-jeunes.org/institutions-doc]. Consulté le 27 février 2017. à 03h 09.
[18] Cela cadre avec le projet de création d’un Centre national de littérature pour la jeunesse au Cameroun, après le lancement du site.
[19] Max Weber, Economie et société, tome 1 : Les Catégories de la sociologie, Nouvelle, Paris, Pocket, 2003, 410 p.
[20] Définition de l’Instruction du 30 décembre 1971 (3C-14-71) de la Direction générale des impôts
[21] Cahiers de l’économie du Livre, numéro 9, mars, Observatoire de l’économie du Livre, p. 103-116.
[22] L’industrie culturelle étant « un phénomène récent dans l’histoire humaine ». Cf. Jean-Pierre WARNIER, La Mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, « Repères », 3 e éd., 2004, p. 18.
[23] Ménard, Marc : Eléments pour une économie des industries culturelles, Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC), Montréal, 2004.
[24] Christian Poslaniec, Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse, Paris, Gallimard/BnF, « Découvertes », 2008.
[25] Nathalie Prince, La Littérature de jeunesse. Pour une théorie littéraire, Paris, Armand Colin, « U », 2010.
[26] Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, « Passeurs d’histoire », 2009.
[27] Denise Escarpit (dir.), La Littérature de jeunesse. Itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008.
[28] Raymond PERRIN, Littérature de jeunesse et presse des jeunes au début du XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, nouv. Éd., 2008.
[29] Marie-Claire Martin et Serge Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ? Paris, Klincksieck, 2009.
[30] Nathalie Prince (dir.), La Littérature de jeunesse en question(s), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2009 ; Florence Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2009.
[31] Mathilde Lévêque, Écrire pour la jeunesse en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2011.
[32] Literatura infantil y ensenanza de la literatura, éds. Pedro C. Cerillo et Jaime García Padrino, Cuenca, ed. de la Universidad de Castilla-La Mancha, 1992, (« Estudios », 11). Cité par : De Agustin Javier, « La littérature d’enfance et de jeunesse en francophonie africaine subsaharienne : quelques repères documentaires », Anales de Filología Francesa, 2012, (« 20 »), p. 19.
[33] Legallois Dominique, « François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001 », L’Information Grammaticale, vol. 99 / 1, 2003, p. 48.
[34] Nous ajoutons que, du point de l’ontologie des textes, les procédures de génération de la LEJ sont liées à la variation, d’où l’édition de versions pour enfants d’œuvres littéraires tout court ou la création de versions différentes d’un premier récit pour enfants. D’un point de vue diégétique, le genre LEJ présente les traits suivants : un recours fréquent à des éléments extraordinaires, vis-à-vis du paradigme propre aux récepteurs, qui deviennent par-là extrêmement prégnants chez eux. Ensuite, une tendance à l’humanisation des êtres non humains et le postulat d’un conflit extra-diégétique qui se résout intra-diégétiquement par le texte. Enfin l’investissement fréquent de la diégèse des textes par les affects ainsi que la présence fréquente d’un acteur principal et d’acteurs qui portent le sème [+enfant] [+adolescent]. En ce qui concerne les techniques et la structure littéraires propres à la LEJ, on note une tendance à la simplicité et dans le schéma narratif, la situation initiale et la situation finale sont souvent succinctement traitées. Par ailleurs, le repérage spatio-temporel est souvent sommaire et imprécis. La caractérisation des traits humains des acteurs est souvent stricte et admet rarement de modification le long du récit. Cf. Literatura infantil y ensenanza de la literatura, op. cit. p.45-48.
[35] De Agustin Javier, « La littérature d’enfance et de jeunesse en francophonie africaine subsaharienne : quelques repères documentaires », Anales de Filología Francesa, 2012, (« 20 »), p. 3.
[36] « Ecrire en voulant être reçu par des jeunes enfants, c’est parier nécessairement sur le texte ou l’œuvre d’art intelligible, sur la simplicité, mais non pas un simplisme affadi et édulcoré car d’évidence, il s’agit d’abord de construire un être humain ». Cf. Georges Steiner, Passions impunies, NRF Essais, Gallimard. Cité par Luce Dupraz dans La littérature jeunesse a-t-elle bon goût ? Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2005. p.9.
[37] Cité par Floris Sylvie, « Études sur les politiques jeunesse des pays partenaires méditerranéens : Maroc », EUROMED Jeunesse, 2010, p. 12.
[38] Christian Poslaniec, ibid., p. 17
[39] Docteur ès lettres, elle fut maitre-assistant à l’Université de Gascogne (Bordeaux III). C’est l’un des meilleurs spécialistes de la littérature enfantine.
[40] Denise Dupont-Escarpit, « Plaisir de lecture et plaisir de lire », Communication et langages, vol. 60 / 1, 1984, p. 13‑29.
[41] Theodor Wiensengrund Adorno et Max Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses (traduit par Éliane Kaufholz), Allia, 2012.
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