Rose-Marie Arbour
“Dépeindre. Peindre encore”.
Un article publié dans le Catalogue de l'exposition de Marion Wagschal,
Galerie d'art, Centre culturel, Université de Sherbrooke, 1994. 31 pages.
Peindre
- La question de la représentation
- Motifs, espaces, thèmes
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- 1. Motifs et espaces
- 2. Thèmes
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- Ce qui sera et qui nous regarde déjà
- Peinture et photographie
- Le temps de la peinture
Peindre
Peindre aujourd'hui - et de surcroît utiliser des véhicules traditionnels tels l'huile, la tempera, des supports tout aussi anciens que le panneau de bois, la toile tendue sur châssis, constituent un défi tant pour le peintre que pour le spectateur.
Il y a une dizaine d'années, débats et polémiques sur le "retour de/à la peinture" occupaient les devants de la scène artistique tant au niveau de la production que de la réception des arts visuels. Le retour simultané à la peinture et à la figuration a été en partie attribué à un intérêt renouvelé pour des techniques, factures et styles historiques, thèmes et sujets révolus dont on avait cru jusque-là qu'ils n'étaient plus qu'objets de musée. Au cours de la décennie 1980, il a été difficile de considérer la figuration en peinture en dehors des modes et partis pris se déployant sous le parapluie des néo-, oubliant trop facilement combien la figuration n'avait jamais quitté la préoccupation de plusieurs peintres dont, à Montréal, Marion Wagschal.
Parler de l'actualité de la peinture si on ignore l'existence et l'usage généralisé des médias électroniques, de la photographie et du cinéma dans la production des images, est impossible. Aujourd'hui la question de la légitimité de la peinture se dessine en partie sur fond de figuration et de représentation dans les médias; la figuration en peinture ne peut plus se réduire à n'être que l'étape préparatoire de l'abstraction en art telle que définie et posée par la modernité.
Accompagnant la question de la représentation en peinture, la citation se pose comme un des thèmes importants dans l'oeuvre de Marion Wagschal qui fait interagir symboles, signes, codes et conventions propres à l'histoire de la figuration en peinture avec la perception actuelle de formes de la réalité que certains peintres, dès le XlXe siècle, ont tenté de représenter: les tisserands de Van Gogh, les victimes de la guerre et de la pauvreté de Kate Kollwitz, les corps tourmentés de Egon Schiele, les personnages de diverses classes sociales mis en scène dans les tableaux et gravures de Grosz. Cette interaction entre histoire de la peinture et regard actuel sur la réalité, caractérise tout l'oeuvre peint de Marion Wagschal.
Depuis une trentaine d'années au cours des quelles s'échelonnent les grandes étapes de la pratique artistique de Marion Wagschal, cette artiste a articulé ses thèmes figuratifs autour des relations humaines, principalement celles existant entre l'homme et la femme, et celles des êtres humains avec le travail et ses instruments. La présente exposition prend davantage en charge le thème du travail en en figurant les lieux, les instruments et outils mais aussi les effets sur les corps, dont l'énergie est aspirée par la machine. Le feu est à la fois un élément métonymique et un thème métaphorique de l'énergie humaine consumée et consommée dans la violence et le rapport des forces (Kiln, Factory); les effets picturaux du feu sont traités concurremment à la lumière glauque émanant du silence et de l'épuisement physique consécutif à l'oppression engendrée par le travail industriel (Limelight Loom, Baigneurs). Les figures fondatrices de l'humanité évoquées dans ce dernier tableau désignent le châtiment imposé à l'humanité sous la forme du travail.
Le travail est le fil conducteur de cette exposition, tant par l'absence des lieux de travail représentés (Factory, Limelight Loom, Kiln) de protagonistes humains dont on sent néanmoins ces lieux chargés, que par la mise en premier plan (Baigneurs et Carnaval) de personnages et de visages en gros plan, rappelant leur valeur d'effigies dans une organisation sociale fondée sur le capitalisme et l'industrialisation, qui transforme en victimes et prolétaires les figures mythologiques classiques.
Le thème des métiers est ici omniprésent dans l'acception moderne de la chose, c'est-à-dire tout travail où la machine entretient avec la main-d'oeuvre une relation d'oppression, où la manufacture et l'usine assimilent de force plutôt que de gré le corps humain affronté à la machine qui en use et en abuse. Chez Wagschal la notion de travail moderne, déterminée par le produit fabriqué en série et par la stricte productivité, est mise en vis-à-vis du travail artistique qui n'a de cesse de se distancier de ce processus d'assimilation et de standardisation qui épuise l'individu.
La citation d'oeuvres anciennes (Baigneurs), la citation de la photographie (les deux visages en gros plan de Carnaval et les neuf petits portraits à la tempera), la citation d'événements historiques (l'Holocauste dans Kiln), la mise en scène du travail en manufacture et l'évocation de son analogie avec le travail de la peinture moderne depuis la fin du XlXe siècle (les souliers et les métiers à tisser de Van Gogh dans Limelight Loom, dans Factory) - tout cela forme une réflexion sur la peinture comme travail, sur le travail comme fait social.
Le temps trame des voies inusitées dans le domaine des arts et le monde technologique qui contribue à le structurer. Dans le domaine des arts visuels, la photographie, la vidéo, le cinéma ont pris une place considérable, pour l'éventail extrêmement riche de possibilités visuelles qu'ils permettent et offrent. Des publics nombreux et extrêmement diversifiés ont accès aux médias et à certains de leurs instruments, quasi à volonté et quasi partout. Et si toute l'histoire de la modernité constate un retrécissement du domaine des arts plastiques quant à leur réception publique, ce rétrécissement ne signifie pas un désintérêt du public pour ce médium traditionnel, mais plutôt le consensus brisé sur sa fonction de reflet de la réalité - rupture dont la photographie aura bénéficié tant depuis son invention au XlXe siècle que tout au long du XXe siècle.
Aujourd'hui, les questionnements propres à la représentation s'adressent tant aux médiums artistiques traditionnels qu'aux images de reproduction (sur support argentique, cinématographique, électronique) qu'aux discours et visions du monde qui les sous-tendent. Parler de peinture c'est parler de plan, de figure et de fond, de composition et d'asymétrie, de pénombre et de clarté, de matière picturale, de texture, de dessin, de découpage et de contour des figures, d'expressivité - toutes notions dont il semblerait qu'on ne peut aujourd'hui rien dire qui n'ait été déjà mille fois évoqué.
Le défi est pourtant là, impossible à négliger: approcher un ensemble d'oeuvres peintes, qui se répondent dans l'espace déterminé d'une exposition et dans un temps précis, se fait en tenant compte des éléments multiples de notre univers visuel et technologique, des mondes du politique et de l'esthétique. Comment pourrait-on faire abstraction, devant ces toiles de Marion Wagschal, de la photographie, de l'histoire de la peinture, de ce que la peinture cite, des manières dont elle constitue son univers formel actuellement?
La question de la représentation
C'est par le biais du pouvoir de représentation en peinture que j'aborderai les oeuvres de Marion Wagschal. Toutes les disciplines et médiums, anciens ou actuels, manuels ou technologiques, possèdent ce pouvoir mais il est exercé différemment selon les spécificités matérielles, les procédés techniques, les supports particuliers, selon les conditions de diffusion propres aux différentes disciplines. Parler peinture, aujourd'hui, veut dire tenir compte de cela qui en fait son contexte et sa longue histoire, de cela qui modifie le regard même que nous lui portons, celui de l'artiste qui peint.
La peinture est une pratique artistique et historique dont la légitimité actuelle se réalise par et dans les oeuvres produites et, comme pour toute oeuvre d'art, cela ne va pas de soi: l'omniprésence des médias électroniques dans notre vie quotidienne et dans notre culture détermine des modifications des modes traditionnels de représentation. Pour autant ces modes traditionnels ont leur légitimité de par leur capacité de produire aujourd'hui du sens.
L'option figurative en peinture n'est plus vue aujourd'hui comme étape préliminaire à une accession à un stade esthétique supérieur, l'abstraction. Elle n'équivaut pas par ailleurs à un besoin de confession ou à une pulsion narcissique. La pratique de la peinture chez Marion Wagschal consiste avant tout en une mise en scène d'éléments formels et référentiels qui éclairent des conventions et des formes d'aliénation des corps, qui font ressortir l'oppression d'espaces sociaux et culturels dont l'actualité est historiquement enracinée.
Cette peinture s'adresse à l'affect, au sentiment, à l'expérience de gestes, de comportements et attitudes courants et immédiatement compris; elle est issue d'une expérience du monde qui, jusqu'à un certain point contribue à structurer l'espace pictural des toiles de grands formats tout particulièrement, à mettre en scène des référents: hommes ou femmes, espaces vides mais en même temps dominés par la référence à l'(in)humain.
Y a-t-il vraiment écart entre le travail de la peinture chez Marion Wagschal et le travail sur la figure? La référentialité comme composant plastique, sert-elle ou dessert-elle cette peinture qui est tout à la fois pratique historique et mode actuel de représentation? Dans ces toiles, l'espace (réduit au strict périmètre des figures) et les éléments picturaux (touche, ligne, plan coloré) sécrètent métaphoriquement une présence humaine au bord de la disparition - chacun est réduit à l'extrême de ses possibilités (Limelight Loom, Factory, Kiln). D'autre part les références à l'histoire de la peinture et à son inscription sociale nous situent hors de l'immédiateté du réalisme conventionnel, fût-il expressionniste. Nous sommes dans des espaces distillés par le temps, fortement marqués par l'histoire - celui du travail, celui de la peinture - qui baignent dans une sorte de transtemporalité où le présent est absorbé par ce qui aura été, où le passé habite ce qui n'est pas encore du futur. Une mémoire collective est ici convoquée par la mise en scène de la mémoire de l'artiste.
Sur une surface bidimensionnelle est dessiné un métier à tisser vu de biais et en gros plan (Limelight Loom) comme s'il était malaisé de l'inscrire, dans toutes ses dimensions, dans l'espace de la toile. Eclairé par la lumière verdâtre d'un écran de télévision allumé, à peine visible à droite de la toile, mais aussi par le faible faisceau lumineux d'une lampe de poche au milieu du premier plan, c'est d'emblée un espace irrationnel et en même temps lourd d'histoire humaine. Des hommes, femmes, enfants qui actionnaient ce métier à tisser, il ne reste plus qu'un pâle souvenir que la lampe de poche semble vouloir rechercher dans cet espace rempli de silence et en même temps densément structuré par l'armature même du métier. Le téléviseur allumé projette sa lumière clignotante et appauvrie, oeil borgne et omniprésent, qui remplace la mémoire, qui l'empêche de nous hanter.
Que l'atelier de l'artiste soit fusionné à l'espace de la manufacture de chaussures (Factory) dans une lumière tourmentée et lourde - non plus légère et diffuse comme dans Limelight Loom -, que l'air soit agité par un éventail électrique accroché au plafond, difficilement éclairé par une unique ampoule électrique, cela résume le sens que Marion Wagschal attache au travail du peintre et au travail du prolétaire, à la nature de l'art dans une société capitaliste encore ancrée dans ses fondements d'exploitation industrielle et humaine. L'histoire moderne est faite de travail aliéné et l'aliénation par le travail pose toujours à l'artiste la question de son rôle et de sa fonction. Un drame flotte sur Factory, celui de l'artiste aux prises avec "quoi peindre?" et non plus "comment peindre?".
Pour qui est familier avec l'oeuvre de Marion Wagschal, on aura noté l'importance que prend le thème des espaces peu profonds, calqués sur les formes mêmes qui les occupent. Ils sont réduits au seul volume de ces figures humaines inscrites dans le cadre de la toile, qui deviennent des motifs quasiment ciselés dans les petits portraits peints à la tempera. Cette exposition témoigne d'un passage nouveau à la structuration d'espaces d'où toute figure humaine est absente, mais dont la présence occulte est pourtant manifeste. Les instruments et outils de travail et de production sont mis en scène en l'absence des personnages qui les ont utilisés, ils sont des figures métonymiques d'un drame par ailleurs sans fin, habitant des lieux de travail pénibles et aliénants, peuplés d'une mémoire suspendue entre le futur et le passé dans un présent impossible, comme si seul ce qui adviendra ou ce qui est advenu a quelque crédibilité. En effet, comment penser ce que nous sommes maintenant si on oublie l'espace étouffant des métiers à tisser du siècle dernier où, entre autres, les femmes ont tant peiné, ces espaces dont l'un est ici évoqué (Limelight Loom) dans une lumière égale et blafarde surgie d'un écran de télévision à droite - oeil borgne qui vient du futur et ne voit rien du passé -, et par celle d'une lampe de poche au faible débit au centre, tournée elle aussi vers l'arrière (le passé), dont elle n'éclaire que l'absence de figures humaines dans l'enchevêtrement des poteaux du métier. Est-il encore possible de découvrir ce qui a été perdu là? Et maintenant, que reste-t-il de tout cela?
Dans la perspective de l'histoire récente de la peinture, l'exposition de Marion Wagschal interroge, questionne et "travaille" par et dans sa peinture la représentation de la figure humaine, celle du couple homme-femme, celle de ses lieux de travail tirés de l'histoire récente. Dans ses toiles antérieures, l'artiste aura surtout scruté sans relâche les figures de couples dans des dispositions et postures socialement et artistiquement codées. À propos de ces figures de femmes et d'hommes qui ont dominé sa production jusqu'à cette exposition-ci, il est significatif de citer Lisa Tickner parlant des oeuvres d'artistes britanniques: "il ne s'agit ici nullement de figures ni de drames surgis d'un "journal intime" ou d'un futur appréhendé: ces oeuvres nous renvoient au monde extérieur que chacun expérimente, sans pour autant en être des reflets, sans pour autant nier ce monde extérieur" [1].
Ce qu'a affirmé jusqu'ici Marion Wagschal par sa peinture est que cette peinture est une construction et non un reflet du monde, qu'elle éclaire ce dernier plutôt qu'il ne l'éclaire, que l'organisation du monde peut se transférer sur la toile (la structure du métier à tisser devient la structure spatiale de la toile dans Limelight Loom) mais que la peinture n'en est pas le reflet. Les oeuvres de Marion Wagschal nous ramènent cependant sans détour au monde que nous expérimentons quotidiennement et aux drames qui le peuplent: ses oeuvres prennent en charge une conception et une perception de ce monde tout en nous permettant de nous distancier de ce qui apparaît être la réalité. Kate Linker rappelait en ce sens qu'on ne peut évaluer la représentation de la féminité en regard d'un féminin vrai ou essentiel - la féminité que nous concevons et vivons étant elle-même le produit de multiples représentations déjà constituées.
La représentation d'hommes et de femmes a été depuis tant d'années au coeur du projet artistique de Marion Wagschal: ces figures font partie de son univers non pas en tant que figures "réelles" mais en tant que figures inventées qui véhiculent des conventions et codes liées à un temps, à un espace particuliers, celui de l'artiste mais aussi celui des spectateurs qui partagent ce temps et cet espace social et culturel.
Ces représentations sont des carrefours où divers niveaux de sens se construisent tant par le regard et les perceptions de qui d'abord les a mises en scène que par le regard du spectateur qui les regarde. Mais nous sommes d'abord et avant tout devant une conception de la peinture comme tissu permettant de donner cohérence et sens à ce qui autrement se dilue inexorablement avec le passage du temps.
Dans le monde artistique depuis une vingtaine d'années, la reprise en charge de la figure humaine comme motif central de la peinture n'est pas un hasard. La faillite des grands systèmes visant à faire croire à une vision universelle des choses, à leur unicité, l'époque des "grands récits" comme Lyotard les a nommés, sont révolus. Les années 1990 sont témoin de l'écroulement des systèmes totalisants, de la désuétude des oppositions binaires grâce auxquelles ils s'étaient dressés. La pensée visuelle n'est pas indépendante ou à l'abri des bouleversements de sociétés, elle n'est pas sans lien avec les comportements et les valeurs en cours - si elle l'était, on pourrait dire alors qu'elle ne relève que d'une culture du goût, accessible aux seuls gens qui en partagent les codes particuliers. L'espace médiatique qui est aujourd'hui le nôtre nous a rendu familière l'idée que la réalité ne se limite pas à la perception d'un objet mais qu'elle tient dans la mise en relation entre soi et les objets, entre les objets entre eux - et que la réalité n'existe en définitive qu'à travers les représentations que nous nous en faisons. Depuis de nombreuses années, Marion Wagschal construit, par sa peinture, une représentation du monde comme futur anticipé; elle maintient en même temps un lien constant avec la tradition de la peinture occidentale, ancienne ou récente.
Motifs, espaces, thèmes
- 1. Motifs et espaces
La perspective cavalière ou rabattue est utilisée dans Factory où le spectateur domine la scène qui se creuse puis se relève à l'arrière plan. Dans cette oeuvre, deux mondes sont perçus en même temps, celui de l'artiste et celui de l'ouvrier; un même éventail supendu au plafond fait circuler dans ces deux lieux apparemment si distincts, le même air et fait miroiter la même lumière.
Dans Kiln, la perspective géométrique est formée par la structure de l'espace intérieur du four dont la porte est ouverte, formant ainsi une partie de la perspective accélérée qui structure l'espace de cette toile. Le feu tourbillonnant au sol et encerclant virtuellement le four, accentue le point focal formé par les deux formes circulaires sombres pratiquées sur la paroi intérieure du four, qui constitue le fond même du tableau. Mais l'importance des surfaces claires (l'intérieur du four et sa porte) accentue le rabattement des différents plans vers l'avant du tableau. Ce rabattement des motifs vers l'avant de la scène représentée est encore plus évidente dans Baigneurs où les silhouettes claires se découpent sur un paysage flou et sombre qui leur sert de fond comme dans un bas-relief classique.
Un seul tableau est organisé selon un espace relativement profond, structuré par l'échafaudage même que forme le motif - un métier à tisser (Limelight Loom). La lumière est diffuse, elle ne s'arrête ni sur un détail particulier, ni ne forme de foyer plus intense à un point quelconque de la toile. La matière picturale est aussi plus légère et le dessin prédomine. Si, dans les tableaux à la tempera, chaque motif distille son espace strictement lié aux volumes qui leur sont propres, la peinture à l'oeuf (tempera) permet à Marion Wagschal de découper avec netteté et précision l'espace géométrisé et clos de ces petits formats.
La figure des visages en gros plan envahit toute la double surface de Carnaval; les visages s'identifient presque au plan de la toile. La texture dense, fine et maîtrisée de la peinture à l'huile [2] matérialise ici celle aussi riche, douce et onctueuse des visages et de leurs attributs (peau, barbe, masque, maquillage). Cela différencie à l'extrême cette oeuvre de celle des Baigneurs dont la texture et la couleur des corps sont au contraire réduites picturalement à leur plus simple expression.
Le rapprochement du fond vers l'avant du tableau est par ailleurs constant chez Marion Wagschal: dans des oeuvres antérieures [3], les motifs ornementaux serrés et denses accentuaient la surface des tableaux, formant en quelque sorte un tissu qui en redoublait le plan. Rappelons que les motifs ornementaux formant la surface picturale de la toile fut un procédé utilisé par Gustav Klimt entre autres et qui consiste dans l'insertion d'une figure de facture naturaliste dans un écrin hautement décoratif, presque ciselé - cette opposition picturale permettait d'accentuer l'espace imaginaire et onirique des scènes représentées et si l'on peut dire littéralement abstraites de leur espace naturel et illusionniste.
- 2. thèmes
L'imminence de la fin - sinon la mort déjà arrivée - est un thème qui, voilé ou explicite, sous-tend une grande partie de l'oeuvre de Marion Wagschal. Désignant le travail aliénant comme cause et source de la dégradation humaine, matérielle et spirituelle, Marion Wagschal le met au centre de la représentation de l'espace soit par la présence de personnages, soit par des objets familiers qui en tiennent lieu. Les corps nus marqués par les tâches laborieuses (Baigneurs), les objets déformés par l'usage intense qui en a été fait (les souliers dans Factory, les espaces chargés des signes de la contrainte et de la peine: tout cela forme l'univers de Marion Wagschal, et sa dimension picturale est construite en apparence dans l'indifférence ou du moins dans une distanciation extrême. Cependant les modalités de la représentation chez Marion Wagschal ne se résument pourtant pas à un simple constat ou à un instantané légèrement modifié, comme dans les portraits grand format de l'Américain Chuck Close réalisés à partir de photographies, légèrement modifiées dans les tableaux. La représentation, chez Marion Wagschal, prend en charge la dimension dramatique sinon tragique de l'effort ou du travail humain en le mettant en scène de diverses façons. Ces mises en scène expriment une compassion où le pessimisme affleure, elles exhibent des gestes banals, des postures convenues et forcées, des espaces alourdis de silence et de peine, de tâches sans fin.
Le poids du travail/ le travail de la peinture:
Atelier
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Factory
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Artiste
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ouvrier
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Work
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labor
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Oeuvre
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travail
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Il n'a pas été innocent d'intituler cette toile Factory , pour désigner à la fois le lieu de travail de l'ouvrier de la chaussure (l'usine) et celui de l'artiste (l'atelier). La notion de travail implique celle de produit; le produit issu de l'atelier se traduit par oeuvre et l'action qui y mène par oeuvrer (la traduction anglaise to work et work of art) - la dimension de création y est implicite ainsi que la notion de liberté, d'activité intellectuelle et poétique. Pourtant Marion Wagschal réunit les deux types de production comme pour les assimiler; dans l'un et l'autre travail, l'aliénation de l'individu est évoquée tant physiquement que psychiquement.
Marion Wagschal a réuni ces deux lieux de travail dans un espace pictural unifié: à gauche (pour le spectateur) s'accumulent des toiles aux thèmes et à la facture apparemment anciens; et à droite, des chaussures qui semblent davantage en train de tomber qu'être qu'empilées. La mise en parallèle de ces deux lieux interroge à la fois la nature du travail de l'artiste et celle du travail de l'ouvrier. La valeur sociale des productions artistique et manufacturière s'en trouve questionnée. La marginalité de l'artiste ne rejoint-elle pas l'exploitation historique des prolétaires dans une société qui les exclut des instances de décision véritables? Leur force de travail respective n'est-elle pas, pour l'un et pour l'autre, leur seul avoir dans une société où règnent un néo-capitalisme et un néo-libéralisme florissants et autoritaires? Ces lieux peints sont imprégnés de présence humaine même si aucun personnage ne s'y trouve: les outils des ouevriers, des artistes, leurs productions respectives les évoquent directement.
Les mots anglais work et labor sont respectivement traduits en français par travail et tâche. Le glissement de sens entre ces termes désigne bien ce qu'il y a de noble et ce qu'il y a de trivial dans les gestes - il implique l'usure, la fatigue, la dégénérescence physique et psychique. En fait Marion Wagschal est tout entière sollicitée par le processus fatal de dégradation des choses et des gens, ouvriers de l'art ou ouvriers de la chaussure. Que l'activité de peindre soit comparée à une production de chaussures nous amène, par association d'idées, à la destinée tragique de l'artiste comme du prolétaire, et à un questionnement sur la notion de liberté du travail artistique. Qui n'a aujourd'hui en mémoire le sens tragique de la représentation des souliers par Van Gogh? De même vient à la mémoire ce passage écrit par Primo Levi [4] qui exhibe la réduction graduelle de l'être humain, dans les camps de concentration, à ne plus être rien ni rien représenter: "La mort commence par les souliers..."
Quelle conception de l'art ne prend racine dans la mémoire individuelle et/ou collective? Quelle nature peut encore être évoquée ou invoquée en art, ou encore être prise comme alibi pour la création?
Ce qui sera et qui nous regarde déjà
Aujourd'hui où les notions traditionnelles de naturel et de beauté ne peuvent plus lutter contre la médiatisation de la figure humaine aux prises avec le corps artificiel des figures numériques et l'absence d'identité (individuelle et collective), la représentation du corps humain est au coeur du drame évoqué par Marion Wagschal dans la majorité de ses oeuvres. L'idéal du corps qui nous vient des Grecs et dont Hegel ne cessa de rêver par l'intermédiaire des chefs-d'oeuvre de la Renaissance, nous est familier et a constitué un réceptacle extraordinaire des aspirations individuelles eu égard à soi; la vision classique a alimenté les points de vue esthétique, médical, hygiéniste et psychique sur le corps idéal et plus généralement sur l'individu tel-qu'il-devrait-être.
Pour Marion Wagschal, la représentation du corps a été un lieu privilégié d'articulation du général et du spécifique: elle cite Masaccio, mais aussi des artistes du Neue Sachlichkeit (la Nouvelle Objectivité) des années 1920 en Allemagne, dont faisait partie entre autres Georg Grosz et Otto Dix. Si elle s'est appuyée si souvent sur une convention classique en peinture - le nu - elle se détourne par contre de cette convention traditionnellement destinée à mettre paradoxalement l'âme à nu en montrant la vision idéale du corps sans artifice: le nu, chez Marion Wagschal, est plutôt ce qui occulte toute intériorité, toute spiritualité ou encore, ce qui dévoile le rien dans les êtres. La nature est des plus suspecte chez elle, et il est significatif que Marion Wagschal fasse référence, dans Baigneurs, au couple fondateur de l'humanité, Adam et Eve, peints par Masaccio au XVe siècle: elle contredit le sens premier de ces figures, qui est d'être à l'origine de l'humanité, en les représentant dans un état limite d'épuisement du monde: gens usés par les travaux et les peines, au bord de la vieillesse sinon de la mort. Le temps pris à les peindre s'est muté en temps de leur vie réelle, les représentant à la fin de leur vie plutôt que dans leur pleine jeunesse, comme le veut la tradition.
Dans des oeuvres antérieures, le nu (debout, couché, vu de trois quarts) a été repris par Marion Wagschal sous sa forme picturale traditionnelle, traité comme un déguisement qui cache plutôt qu'il ne révèle ce qu'il y aurait à exprimer de l'intériorité humaine, de son identité singulière. La nudité, par sa codification historiquement chargée de sens est exposée par cette artiste dans son obsolescence même. Une représentation est efficace dans la mesure où l'artiste saisit des rapports nouveaux et significatifs et imagine des moyens pour les rendre manifestes, écrit Nelson Goodman [5]. Selon cette affirmation, Marion Wagschal parodie d'une façon certaine, dans tous les nus qu'elle a peints, le modèle classique idéal du corps humain réalisé par les Grecs et repris par les artistes de la Renaissance en Europe.
La nudité des personnages évoque, dans Baigneurs, un ordre de valeurs disparues ou en voie de disparition: la nudité est un vêtement usé comme en témoignent tant d'oeuvres antérieures de Marion Wagschal où les corps d'hommes ou de femmes sont la plupart du temps présentés sans vêtement aucun. Les positions (frontale, en trois quarts, debout ou couché) sont classiques, mais les corps sont déformés par le travail, l'âge, la fatigue ou plus généralement par une lassitude infinie. Ces corps sont impurs; ils sécrètent l'ennui, la douleur, la peur, une indifférence sans borne face à eux-mêmes. Le corps féminin, représenté en de tels termes, n'appelle pas l'habituelle pénétration du regard masculin sur lui, ne promettant aucun plaisir mais une indifférence marquée. Marion Wagschal renverse ce que John Berger a constaté dans l'histoire de l'art occidental où les nus féminins sont généralement objet de collection, de possession symbolique par le biais de l'art: "le spectacle d'un corps comme objet invite à sa possession comme objet" [6] écrit cet auteur.
Le nu en peinture soulève la question des rôles attribués à chacun des deux sexes comme construction sociale de l'identité; il pose aussi celle de l'importance du sexe biologique en tant que déterminisme naturel, qui ne constitue cependant qu'une dimension de cette identité. L'appartenance sexuelle se définit donc d'abord sur le plan de l'imaginaire et du symbolique, ce que montre Marion Wagschal dans ses nus peints. La représentation qu'elle en donne, qu'ils soient d'hommes ou de femmes, se situe au point de rencontre et de confusion entre nature et culture: il n'y a plus confusion entre vu et objet de désir. La nature est montrée comme camouflage des méfaits de la culture, comme fausse "nature" et comme fausse identité.
"Donner à voir, c'est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir, c'est toujours une opération de sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte", écrit Georges Didi-Huberman [7]. Les oeuvres peintes de Marion Wagschal nous interpellent en effet en autant qu'elles ont le pouvoir de nous faire regarder autrement la réalité: ce que nous voyons dans les oeuvres sont des corps et des espaces exhibant leur aliénation, la perte de l'identité assumée.
La pensée qui agite cette peinture est une pensée qui ne croit nullement à une nature pouvant un jour être atteinte par-delà les conventions et déformations qui marquent les corps. La nature n'est en fait une fatalité qu'aux fins d'expliquer une autre fatalité - celle de la mort. La nudité misérable des personnages de Marion Wagschal représente ce "naturel" acquis, obligé, imposé: les rides, la déformation des volumes, le rougeoiement des vaisseaux sanguins sous la peau, les bleuissements des chairs abîmées et flétries. Marion Wagschal met le corps qu'elle peint en regard du corps idéal qui traverse l'histoire de l'art occidental pour désigner ce qui habituellement en est évacué: la mort. Cette occultation propre à la peinture occidentale, observée par Norman Bryson, est l'effet d'un idéal chrétien tendant à effacer les traces de tout processus matériel et de toute trace de la destinée humaine: effacement de la surface du plan (le fond est vu comme une soustraction), entreprise d'effacement du pigment qui se camoufle lui-même et devient opaque [8]. De même, la mort est niée dans les nus transmis par l'histoire de l'art ainsi que dans les figures médiatisées et numériques actuelles.
Il y a une expérience pratique du corps qui met en connivence le spectateur avec le corps peint [9]. Cette conscience pratique est une connaissance fondée sur les connotations acquises par l'exemple et issues du contexte matériel et culturel qui est celui du spectateur quand il reçoit l'oeuvre. Marion Wagschal accepte et en même temps transgresse les codes de l'iconologie traditionnelle dans la figuration des corps (nu étendu, personnages debout, penchés...), non en les rejetant mais en les fusionnant à d'autres logiques de représentation. Les nus qu'elle peint nous semblent familiers, trop familiers même. Leur espace est le lieu d'une vie physique et matérielle dominée par une fatalité anxieuse qui tient lieu de vision du monde. En même temps, ces nus sont des fictions et nous le savons. Mais ils nous parlent tout de même.
Dans Baigneurs, le regard des personnages est dirigé vers l'espace interne du tableau, ce qui a pour effet de ne pas gêner le spectateur qui est ainsi voyeur de l'usure intime et dramatique du couple. Dans Carnaval, au contraire, le spectateur est l'objet des regards des deux visages masqués et maquillés qui composent ce diptyque. L'échange avec le monde extérieur se réalise ici en étant peut-être possible à travers ou par l'intermédiaire de l'artifice, du masque. Nous y reviendrons.
Le corps est l'enjeu d'action et de réflexion même quand il est absent comme dans Kiln, où le feu balaye tout l'espace, ne laissant aucune place soit matérielle soit symbolique pour un être vivant. Malgré cette absence manifeste, c'est toujours le corps ployé par le travail, usé par le temps qui sous-tend le sens des oeuvres intitulées Factory, Limelight Loom. Comme dans de nombreuses oeuvres antérieures, on retrouve cette quête de la présence humaine comme protagoniste principale d'un drame qui dépasse les êtres et se vit comme fatalité. Le sujet de la peinture de Marion Wagschal repose sur la relation des choses et des êtres entre eux plutôt que sur leur nature ontologique. En ce sens son art se démarque de la tradition instaurée par Courbet qui fit du réalisme une description du stimulus brut, saisi dans l'immédiateté de ce qui est actuellement là [10].
La disparition des "grands récits", celle de l'homogénéité apparente de la réalité et de la vérité ont contribué depuis quelques décennies à ramener le regard des artistes sur la figure humaine et sur son espace propre, non pas comme figure héroïque mais comme figure singulière, fragile, en voie d'effritement dans un environnement qui lui est de plus en plus étranger. Les Baigneurs supportent deux mille ans de christianisme: une lourde fatalité les entraîne vers la terre. Une mise en scène réduite à des gestes et postures banals et en même temps tragiques, dénote la peur et la honte chez l'homme mais, chez la femme, une frappante indifférence au drame qui se joue. Le chiffon avec lequel elle se lave la cuisse est une brutale dénégation de l'ordre divin qui pourtant l'accable; ce geste est une façon d'enlever à l'ordre imposé sa dimension propre, de le réduire à ce qu'il est: une pure oppression.
S'il y a chez Marion Wagschal des références constantes à des traditions et conventions anciennes et récentes de la peinture, elle maintient une distance évidente face à ces références, entre les conventions de représentation et les objets représentés. Les procédés d'idéalisation ou bien encore de naturalisation des sujets abordés et des objets peints sont ici absents. Marion Wagschal nous convie à voir les corps comme des épidermes dénudés: sa peinture forme une sorte de peau qui tend, à la limite du dénuement et de son exposition, de maintenir une certaine réalité aux êtres - la peinture devenant une peau qui tient ensemble des éléments hétérogènes et à vif. Dans Baigneurs, l'homme est lâche et pitoyable, il se cache le visage vraisemblablement pour oublier et s'extirper du drame, de ce qui a été, de ce qui n'arrivera plus jamais. La femme se lave; prosaïquement, elle songe à ce qui lui reste à faire. Son corps est l'emblème et le lieu biologique d'une révolte froide, refoulée, fondée sur cela que l'âge même ne lui apporte pas: l'oubli. Marion Wagschal ne soulève ici aucune des émotions attachées ordinairement aux figures d'Adam et Eve qui, élaborées au Moyen-Age et humanisées à la Renaissance, ont toujours suscité un quelconque espoir de libération. Les citations volontairement appauvries et réduites des grands sujets de la culture occidentale et de ses conventions picturales ont été constantes chez cette artiste: mais elles nous renvoient ici au vide, au dénuement actuel.
Dans le double portrait intitulé Carnaval, quelque chose de différent se produit: dans cette double figure de couple dont le thème a été si souvent traité par Marion Wagschal, il n'y a plus de corps nus s'exhibant et exhibés mais plutôt la mise en très gros plan des visages seuls: celui d'un homme barbu et masqué d'un loup, celui d'une femme dont le lourd maquillage occulte et accentue à la fois ses traits propres [11]. La référence aux procédés et formes de représentation médiatiques (photo, cinéma) indique la dimension fictionnelle de ces derniers plutôt que la fiction présumée du travail de la peinture. A propos de Carnaval, on pense aux oeuvres peintes de Chuck Close d'après des photographies qui ne font que modifier légèrement le modèle original, mais on peut aussi évoquer la série photographique réalisée par Suzy Lake au début des années 1970, qui la montrent en train de se grimer, transformant ainsi radicalement son apparence. De la photographie ou de la peinture, lequel de ces médiums nous met davantage en scène cette réalité avec laquelle on ne peut jamais entrer en contact sauf par le biais d'artifices et de codes partagés par une collectivité? L'occultation du visage de l'homme par le loup et la barbe, la transformation de celui de la femme par un grimage qui le recouvre, rappellent cette condition première de la conscience et de la connaissance, du rapport entre les êtres - et c'est ce qu'expriment ces regards braqués sur le spectateur, l'invitant à une sorte de cérémonie d'initiation où la nature est montrée non seulement comme illusion mais comme leurre, et du coup, si différente de la réalité.
Ce qui permet à la peinture d'aborder encore la représentation sans faire croire à la saisie - fût-elle esthétique - d'une réalité ou d'une nature essentielle, c'est qu'elle est un tissu unifiant, une texture qui rassemble des éléments et morceaux épars: ce qui est, ce qui est perçu, ce qui a été, ce qui aura été. La peinture, métaphore de la peau, recouvre et donne corps, elle est aussi masque et grimage - convention comme une autre - mais en même temps capable de toucher l'imaginaire, de faire sens. Elle est un dernier recours
Peinture et photographie
Comme plusieurs artistes qui optent pour la représentation du corps, Marion Wagschal entretient des liens avec la photographie. L'ensemble de portraits composé de neuf petits tableaux peints à la tempera et disposés en carré au mur, nous renvoie à l'aspect intimiste de l'album photographique classique et appelle l'idée de collection. Dans le champ artistique actuel, on pense aussi au "mur" de portraits photographiques retouchés à l'huile, de grands écrivains modernes et contemporains que Gerhard Richter a ainsi paradoxalement banalisés et dépersonnalisés.
Quant à Marion Wagschal, la photographie lui sert de point de départ pour plusieurs de ses portraits peints: le carré de portraits à la tempera reprend la notion d'icône comme objet de vénération; il en appelle également à la tradition ancienne de la galerie des portraits, au mur des souvenirs. Les petits formats renvoient ici à des personnages réels, connus et proches de l'artiste; quant au spectateur, ils l'amènent à une vision presque surréaliste de la réalité - tel le portrait de ces deux femmes, l'artiste et une amie peintre, représentées en figures de sorcières par le feu qui encercle l'une d'elle. Le portrait du rabbin est le report de la reproduction d'une photographie au centre de la surface du tableau: en tant que motif, la photographie devient ainsi le sujet de la peinture tout en étant un objet encadré par la peinture. A l'antipode de ces petits formats intimistes, le grand format du diptyque composé des deux visages monumentaux que forme Carnaval, malgré l'interférence du masque et du grimage, propose qu'il n'y a de relation que construite entre l'artiste, le sujet et le spectateur. Que faire de la peinture ou en regarder ne relève pas d'une nature spontanée, ni d'une nature tout court.
Dans Carnaval, Marion Wagschal fait référence à la photographie, non pour la temporalité propre de celle-ci ni pour l'instantanéité qui habituellement la qualifie et qui fige le sujet dans une fraction de temps définitif, mais pour reconstruire picturalement divers moments et postures qui éloignent du temps immédiat de la photographie. Cela relève autant de la capacité de figuration de la peinture (qui permet entre autres de recomposer le temps) que de la facture et des procédures qui lui sont propres. Le temps figuré dans les oeuvres peintes de Marion Wagschal est ici un temps anticipé qui ne relève que de la peinture; il lui est spécifique tant dans sa capacité à composer la mise en scène que par le temps mis à réaliser l'oeuvre comme telle de par sa facture artisanale.
Si Marion Wagschal part d'une photographie pour réaliser une peinture, comme c'est le cas pour Carnaval, ce n'est pas pour picturaliser la photographie (comme le faisait Chuck Close ou, très différemment Gerhard Richter), mais pour mettre à jour ce que l'oeil (le sien) voit de l'objet, ce qu'elle en sait, en cherche, ce qu'elle veut en représenter que la photographie ne peut saisir. La matière picturale lui permet d'aller au-delà de l'objectivité de la photographie, reformulant ainsi à dessein et autrement le modèle photographié. Plutôt qu'elle n'est indice de réalité, la peinture permet l'afflux à la surface de la toile d'une substance étrangement inédite malgré l'ancienneté du médium, celle que le peintre concrétise et formalise dans et par ce que j'appellerais la peau de la peinture. La matière picturale et les procédures de sa mise en place tissent la surface (de la toile) et donnent corps au motif, comme le fait une peau.
Projet de peintre s'il en est, aux prises avec un repositionnement obligé par rapport au monde omniprésent des médias de tous genres, le travail de Marion Wagschal demeure intimement lié au traitement artisanal d'une matière et conséquemment de ses gestes et procédures. C'est pourquoi, à suivre l'oscillation qu'opère cette artiste autour et par rapport à la photographie, on pourrait imaginer cette réponse à la question: Pourquoi ne travaille-t-elle pas directement sur ou avec le support photographique? - C'est qu'elle tient à la peau de la peinture parce que ce médium permet de mettre en scène un temps qui lui est particulier et spécifique.
Cette opération se fait grâce entre autres au passage du pinceau, des traits et lignes, des dispositions de la tache colorée qui recouvrent et à la fois font surgir les pores de la peau d'un visage d'une façon minutieuse, ou des éléments qui le recouvrent (barbe, maquillage....), (Carnaval). La pratique de la peinture exhibe ici ses moyens tout en se différenciant par rapport à l'instantanéité de la photographie: elle se différencie également de la vidéographie qui nous convoque à un temps différé, elle se différencie du cinéma qui fascine et appelle au voyeurisme. Le procès pictural se réalise dans le geste même du peintre qui reconstruit un motif, remet ensemble des parties, pratique des ouvertures dans le mur de la mémoire. La peinture comme peau, comme tissu tenant ensemble une représentation du monde, la peinture comme système actif et producteur de sens: Carnaval métaphorise la peinture par les masques construisant les visages.
Marion Wagschal n'a cessé de montrer avec compassion l'usure et l'obsolescence des corps nus en tant que métaphores de la nature, en les prenant comme figures métonymiques de cette usure. La nudité des corps (Baigneurs) mise en regard des visages masqués (Carnaval) amènent à demander quelle peau est aujourd'hui possible qui permette un lieu d'osmose entre soi et le monde? Peut-être le masque représente-t-il ce qui ne recouvre rien d'essentiel ni de permanent ni d'authentique, ni de vrai, tout en étant la seule façon d'être au monde, d'exister aujourd'hui, en tant que peintre et en tant que citoyen.
Le temps de la peinture
Conformément à la tradition et à la nature de la peinture occidentale, le regard du peintre, posé sur la réalité qui l'entoure, arrête le flux du temps, il en réorganise la durée. En peignant les corps nus, autant ceux des Baigneurs que ceux d'oeuvres antérieures - nommons Cyclope [12], AutoportraitI [13]-, Marion Wagschal maintient un espace perspectif clos qui restreint à sa plus simple expression l'espace de ces corps. Le temps de la peinture, celui des procédures, de la fabrication de ses textures, du traitement de ses surfaces par la vibration et la durée du geste de l'artiste, ce temps s'imprime d'une façon quasi matérielle dans le temps propre du personnage peint. Cela se voit dans des oeuvres plus anciennes non présentes dans cette exposition où les corps en tant que sujets peints ont subi, par un procédé de transsubstantiation, le passage du temps de la peinture qui les a vieillis prématurément et artificiellement.
Aussi, plutôt que de rendre compte de ce qui est (maintenant), la peinture de Marion Wagschal rend compte de ce qui ultérieurement sera advenu de ces corps. Leur peau a perdu son innocence, elle est marquée et usée; elle témoigne de ce qui l'aura affectée, comme si le temps à venir était déjà vécu (Autoportrait). Le travail de la peinture transporte ainsi dans le futur antérieur les corps (dé)peints, et le travail de la peinture pénètre la peau des personnages dans des interstices à peine perceptibles et les plus intimes. La peinture montre ce que la photographie habituellement ne voit pas, du fait qu'elle se fabrique dans l'instantanéité: la peinture, comme la peau, se forme dans le temps et c'est de ce temps qu'il s'agit et c'est là que justement la peinture de Marion Wagschal se distingue du procédé photographique. La temporalité de la peinture occidentale habituellement occultée est ici visible comme futur antérieur des sujets peints: le temps de la peinture attaque les chairs dans un processus inverse de ce qu'il advint de Dorian Gray dont le portrait peint, tout à la fin du drame, se débarrasse du poids de la vie dévoyée du héros qui, à son tour, s'assume dans la mort. Chez Marion Wagschal au contraire, c'est la peinture qui charge le corps de son propre fardeau; elle se l'approprie et c'est par ce décalage de temps que l'artiste donne à l'acte de peindre une légère et fragile modification qui nie l'effet que la peinture a traditionnellement visé: représenter ce qui a été.
Citer la peinture traditionnelle laissée pour compte, au profit des images médiatiques a été largement pratiqué par les artistes depuis les années 1980. La question qui porterait sur les effets de ce retour généralisé de la figuration, est complexe et piégée. L'usage de la métaphore par substitution, dans Kiln par exemple ("Kela" en hébreu), fait partie des procédés dits classiques de représentation en peinture: représenter un four comporte une connotation historique et politique qui, dans le contexte de cette exposition, nomme l'Holocauste. Selon la vision classique, ce type de métaphore consiste en une idée évoquée sous le signe d'une autre idée plus frappante ou plus connue; une certaine conformité ou analogie constitue le lien entre ces deux formes. Or, peindre un four à céramique aux portes grandes ouvertes, et dont l'espace est en entier envahi par un feu dévorant, évoque les fours crématoires de l'Holocauste mais ici les rôles sont intervertis: c'est l'image la moins frappante et la moins connue qui suggère l'autre. Cette dernière est si connue mais aussi si terrible qu'on ne peut pas la représenter comme telle: comment peindre une image à valeur collective, sursaturée de contenus, qui ne cesse en même temps de signifier? Marion Wagschal mise ici sur la mémoire involontaire collective et y parvient: la rencontre des deux images produit un effet puissant. Le titre, les morceaux de dents en or dans la partie inférieure droite de la toile, les tessons de vase brisé sont des indices suffisant à identifier ce dont il s'agit.
Cette forte direction donnée à l'interprétation de Kiln, Marion Wagschal en use également dans Carnaval où les deux visages d'homme et de femme ne laissent sur la toile aucun espace disponible qui permette au regard de voir ailleurs; cette réduction de l'espace du regard indique les limites tragiques d'une réalité sociale qui, il y a un demi-siècle, a permis l'irruption de cette tragédie moderne que fut l'Holocauste: "(...) nous devons, écrit Didi-Huberman, fermer les yeux pour voir lorsque l'acte de voir nous renvoie, nous ouvre à un vide qui nous regarde, nous concerne et en un sens nous constitue." [14]
Notre temps à nous s'est forgé de ce paradigme-là, quelles qu'en aient été les variations qui en affectent la forme aujourd'hui. Voir/ne pas voir continue à structurer notre regard et l'art est là pour nous regarder à son tour. C'est de cela entre autres que nous entretient Marion Wagschal dont les oeuvres nous parlent des conventions du quotidien, du travail comme aliénation et de la tragédie qu'ils risquent toujours de provoquer. À retardement.
[1] Tickner, Lisa, "Sexuality and/in Representation; Five British Artists", in Difference on Representation and Sexuality, The New Museum of Contemporary Art, New York, 1985.
[2] Marion Wagschal utilise généralement l'acrylique plutôt que l'huile depuis 1971.
[3] Exposition intitulée Accounts, présentée au Centre Saydie Bronfman, Montréal, hiver 1988.
[4] Levi, Primo, Si c'est un homme, Presses-Pocket, 1988.
[5] Goodman, Nelson, Manières de faire des mondes, Ed. Jacqueline Chambon, 1992, 1ère édition américaine, 1978, p. 35.
[6] Berger, John, Voir le voir, Ed. Alain Moreau, Paris 1976, p. 58.
[7] Didi-Huberman, Georges, "Ce que nous voyons, ce qui nous regarde", in Les Cahiers du Musée national d'art moderne, no. 37, automne 1991, p. 55.
[8] Bryson, Norman, Vision and Painting: the Logic of the Gaze, Yale University Press, New Haven & London, 1983. Chap. 5, "The Gaze and the Glance", pp. 87-133.
[9] Bryson, Norman, ibid., chap. 4, "The image from Within and Without", pp. 67-87.
[10] Kuspit, Donald, "What's Real in Realism?", in AIA, septembre 1981. Comme l'écrivait cet auteur, l'idéal apparent du réalisme est d'être là; penser que les objets sont là, durables, présents en dehors de nous - comme s'il était possible d'avoir un sens non médiatisé de la réalité; l'être humain réagit moins à la qualité objective des stimuli extérieurs qu'il ne le fait à des catégorisations de ces stimuli. Ces catégories qui présentent la réalité, viennent de styles passés qui attribuent des significations à la réalité: selon Kuspit, les deux coïncident souvent.
[11] La figure de femme de ce diptyque a été conçue à partir d'une photographie réalisée par Mary Alemany Galway, Don't Go Mistaking Paradise, 1991.
[12] Cyclope, huile sur toile, 183x150cm, 1978.
[13] Autoportrait, aquarelle, 107x74 cm, 1976.
[14] Didi-Huberman, Georges, "Ce que nous voyons, ce qui nous regarde", Les Cahiers du Musée national d'art moderne, Centre Georges Pompidou, no 37, automne 1991, p. 34.
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