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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, Le développement de l'art en région: un lieu et un réseau.” Actes du colloque, Recherche: Arts et culture, 61e congrès de l'ACFAS, Université du Québec à Rimouski, (19-20 mai 1993), Institut québécois de recherche sur la culture, Gouvernement du Québec, 1994, pp. 13-23. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Rose-Marie Arbour 

“Le développement de l'art en région:
un lieu et un réseau”.

 

Actes du colloque, Recherche: Arts et culture, 61e congrès de l'ACFAS, Université du Québec à Rimouski, (19-20 mai 1993), Institut québécois de recherche sur la culture, Gouvernement du Québec, 1994, pp. 13-23.

 

Introduction
 
Le développement de l'art en région: un lieu
Le problème du pluralisme
 
L'art au service de qui?
 
Le développement de l'art en région: un réseau
 
L'éducation artistique
Circularité artiste-oeuvre-public
Un art en réseau
 
En conclusion

 

Introduction

 

À une période où dominent les processus de démembrement d'hégémonies anciennes de toutes sortes, le momentum peut être favorable pour repenser la situation des pratiques en arts visuels et celle des artistes en région, c'est-à-dire en périphérie des centres dominants, afin de modifier peut-être des relations à ce ou à ces centres, mais aussi modifier le rapport de l'art actuel au public. Les deux questions sont inséparables. Définis trop souvent comme périphériques dans le sens réducteur de marginalisation, les artistes en région ont difficilement accès à une scène élargie, de sorte que la visibilité et la réception de leurs oeuvres se limitent trop souvent à leur seule région. 

Face à une telle situation, on peut s'interroger d'abord sur la nécessité d'un rapport privilégié entre centre et périphéries, en pensant qu'une circulation entre les régions mêmes s'avèrerait peut-être une solution plus dynamisante pour les artistes en région. Une question conséquente à celle-ci est qu'un changement dans le système de diffusion et d'échanges amène une modification à la nature même des productions artistiques. De même, un public différent du public d'initiés qui est habituellement celui de l'art actuel, peut entraîner une réception différente des oeuvres, contribuant ainsi doublement et par ricochet à modifier la nature de l'art actuel en région. 

Dans les grandes capitales, le marché étant l'instance première permettant la reconnaissance d'un-e artiste, en région, ce marché n'existant pratiquement pas, d'autres formes artistiques et d'autres types de réalisations artistiques sont possibles qui répondraient à des attentes différentes de la part du public. Mais les grands centres peuvent-ils saisir, apprécier, comprendre, depuis leur enceinte hégémonique, ces formes d'art autres? Ou bien ces dernières seraient-elles vouées à demeurer éternellement "locales" et dépourvues d'universalité dont on a toujours dit que les oeuvres "de qualité" sont nécessairement porteuses? 

 

Le développement de l'art en région: un lieu

 

Le premier volet de ma conférence porte sur le premier des deux objets évoqués dans le titre: "le développement de l'art en région: un lieu". Il s'agit ici non d'une compilation statistique de données, mais d'une réflexion sur une alternative à la fois théorique et pratique de la nature de l'art actuel en région et à ce titre, cette réflexion relève du domaine esthétique. 

D'une façon très générale on peut avancer que la nature de l'art actuel ne se résume plus dans la question "qu'est-ce qui est beau?" mais bien "qu'est-ce qui fait que c'est de l'art?". De cette question principale découlent entre autres la question du pluralisme mais aussi celle de savoir au service de qui l'art existe. 

Si on m'a invitée à participer à ce colloque c'est après avoir lu un article que j'ai publié dans la revue Possibles: "Au centre ou en marge: l'espace de l'art actuel" (été 1992). Je reprends donc l'introduction de ce texte où je décrivais brièvement ce que j'entendais par centre - ce qui est ici essentiel dans le cadre de cette communication. J'avançais que

 

Pour nombre d'artistes actuels, l'intégration aux institutions artistiques n'apparaît plus comme une co-optation mais comme une force. L'intégration aux normes institutionnelles, l'adaptation à celles des divers organismes subventionnaires, des musées, des galeries d'art branchées au réseau international de l'art actuel, sont devenues aujourd'hui un signe positif plutôt que négatif même pour les artistes les plus radicaux. En général les artistes sont devenus de plus en plus dépendants de la machine bureaucratique et étatique inhérente aux organismes d'aide aux artistes et de diffusion. Cette machine, nous la nommerons ici le centre du milieu artistique.

 

La question est de savoir ou du moins de s'interroger s'il y a encore des lieux périphériques pour le monde de l'art, des lieux que ce centre ne contrôlerait pas? 

Je reprends donc à ce point cette réflexion, en rappelant que les avant-gardes historiques modernes se situèrent et se manifestèrent toujours dans les grandes capitales culturelles et artistiques mais, qu'en même temps, le public de l'art moderne se rétrécissait à vue d'oeil pour se concentrer en des groupes d'initiés, d'experts et d'artistes partageant les mêmes conceptions de l'art. 

C'est dans le cadre de ce rapport problématique de l'art actuel à un public élargi que je situe mon intervention. 

 

Le problème du pluralisme

 

Je rappelle que l'expression art international remonte à l'avènement de l'architecture moderne des années 1930: cette architecture diffusée en Occident fut dès lors dite internationale. Aujourd'hui, pour l'art comme tel, le terme joue dans le même sens: un art devient international principalement quand il est diffusé à l'échelle internationale , dans un circuit de marchands, de collectionneurs et d'institutions, d'événements récurrents telles les grandes biennales et ce, dans les pays capitalistes industrialisés ayant comme centre l'Europe de l'ouest et les Etats-Unis. L'appellation d'art international sous-tend certaines valeurs esthétiques et formelles qui sont collectivement partagées à une échelle plus ou moins grande, que ce partage prenne un sens d'opposition ou d'intégration. Le risque est grand que ces oeuvres deviennent interchangeables d'un pays industrialisé à un autre (y compris le Brésil, le Japon, la Corée du Sud etc...), c'est-à-dire dans les zones du capitalisme avancé, là où domine le marché de l'art actuel. De plus, ces oeuvres deviennent des modèles pour les jeunes artistes, entraînant la prolifération d'un conformisme unificateur en art. Les oeuvres d'art étant traitées comme des produits, elles assument le rôle de faire-valoir au sein du réseau des grands collectionneurs et marchands d'art et sont habituellement coupées des lieux d'origine et de travail des artistes. 

Il ne faut pas oublier que l'effet homogénéisateur qu'exercent les centres dominants sur les régions dans le domaine artistique, est lié à une organisation bureaucratique qui impose aux pratiques des formes pré-déterminées. L'uniformisation s'ensuit, effet de conceptions artistiques dominantes résultant de la bureaucratie soit de l'Etat, soit d'un conseil municipal, soit des médias. L'homogénéisation en art est donc le résultat de l'évolution des pratiques marquées par le centralisme et partant, de leur bureaucratisation. 

Le pluralisme est une réponse à une tendance à l'homogénéisation créée en partie par les modèles dominants dans l'art dit international. Le pluralisme fait croire que l'art est libre des institutions, libre de l'histoire et des autres discours. Qu'il a son circuit privilégié et exclusif, son lieu de liberté propre ne se rattachant à rien de précis sauf à l'individu qui en est l'auteur, mais aussi aux exigences formelles secrétées par ce circuit international. L'artiste serait ainsi considéré comme un sujet libre, tourné exclusivement vers sa propre "pulsion" créatrice. 

Hal Foster [1] soulignait deux facteurs importants pour l'avènement du pluralisme:

 

1. Le marché de l'art: l'art contemporain est un investissement. Le libre marché est une idéologie qui s'est appuyée sur la liberté (absolue) de choisir (position pluraliste). La conception de l'art comme "naturel" a entraîné la croyance, dans les années 1980 principalement, qu'il est libre et lié à une décision individuelle. Cela occulte le fait que l'art et la liberté sont des conventions. Cela nie également l'histoire comme liée à un espace-temps historique. 2. La multiplication des écoles d'art: elles répondent au marché par la prolifération des styles.

 

La disparition graduelle des formes plastiques et picturales propres à des pratiques régionales et par conséquent l'indifférenciation des oeuvres relativement à leur lieu d'origine étaient soulignés en 1985 à l'occasion de la 39e Biennale du Corcoran (New York) qui exposait des oeuvres en provenance du Midwest américain. Michael Bonesteel écrivait à ce propos [2] qu'en regard de la question d'un art régional, les distinctions diminuaient d'une génération d'artistes à l'autre. 

Le problème du pluralisme devrait être abordé ici dans le contexte qui est le nôtre, que ce soit dans des centres tel que Montréal ou que ce soit en région, à Rimouski, à Chicoutimi, à Hull... 

La conception que se fait l'artiste de son rôle et de la fonction sociale de l'art est centrale dans cette problématique, qui remet en cause le pluralisme mais en même temps prévoit le surgissement de nouveaux mots d'ordre (fussent-ils régionaux) qui asservissent et décontextualisent les pratiques artistiques tout autant. 

Dans un centre comme Montréal mais particulièrement dans un contexte régional, les moyens pour s'opposer à la tendance homogénéisatrice et pluraliste en art actuel, reposent grandement, à mon avis, sur le rapport pragmatique qui joint l'oeuvre, l'artiste et le public. J'ajouterais même, mais accessoirement parce que là n'est pas le but de ce texte, que la reconnaissance de cette triade est aussi une question d'éthique "qui au contraire de la morale - notion normative générale - suppose une dimension plus diverse, changeante, individualiste. Elle s'occupe de la conformité des moyens utilisés par rapport aux fins désirées et sans juger par trop dogmatiquement ces dernières. L'éthique est plus authentique, plus sincère, plus juste, plus exigeante que la morale mais en même temps plus libre et donc plus vulnérable et glissante" [3]. 

L'historien et critique d'art français Jean-Marc Poinsot affirmait en 1984 que "les institutions parisiennes vendent de la gloire quand les musées de province assurent un véritable rôle culturel" [4]. En ce sens j'ajouterais que ce rôle, s'il est de nature collective est aussi de nature individuelle: l'artiste qui se positionne comme individu, i.e. comme ayant des rapport concrets et précis avec sa société ou sa collectivité, est également un sujet qui se [et nous] confronte à l'ordre de l'inconscient. Or le sujet s'adresse d'abord à ce qui n'est pas de l'ordre du conscient et si l'artiste ne peut faire l'économie de sa relation au milieu où il produit, il ne peut non plus faire l'économie de sa subjectivité: l'originalité, l'unicité de l'oeuvre qu'il produit mais aussi le site de liberté qu'elle constitue, en dépendent. 

La conception de l'art moderniste coupé de toute référence extérieure, rivé à la seule "opticalité" de l'objet visuel, est chose du passé. Par ailleurs le post-structuralisme a montré qu'il n'y a pas plus de signifié stable que de signifiant stable. Tout bouge. Les pratiques artistiques s'inscrivent dans la place laissée par d'autres pratiques (Foucault) qui lui sont proches. À ce titre, il est vain de croire à l'existence d'une identité stable de l'art, puisqu'il est soumis à cette relation à d'autres pratiques se modifiant elles-mêmes sans cesse. Tout se joue dans cette relation entre les choses plutôt que dans les choses elles-mêmes. Et c'est dans cette relation entre art, public, artiste - sorte de triade à laquelle s'ajoute la traversée du temps comme quatrième dimension - que se délimite l'oeuvre d'art. Cette dernière n'est pas pour autant une trace de quelque chose d'autre: elle a une autonomie relative et un sens singulier. Elle est ce qui permet de voir ce que d'autres pratiques ne font pas voir de ce monde. 

A un tout autre niveau, si l'on admet généralement que tout est langage, que tout est représentation, une oeuvre d'art est considérée comme faisant partie d'un tissu plus vaste dont elle se dégage, mais dans lequel elle s'inscrit intimement. L'image du palimpseste est imparfaite mais je l'évoque quand même ici: chaque texte qui en recouvre un autre, dans un palimpseste, est autonome et fort différent de celui qui le précède ou le suit. Le lien entre ces écritures est dans leur seule superposition matérielle sur la même surface qui les absorbe ensemble. Pour autant, ces écritures ne sont ni égales, ni interchangeables parce qu'elles sont différentes et inaliénables. Pour continuer l'analogie, je dirai que le pluralisme substitue un sens différent au sens spécifique d'une oeuvre et, par là, rend son sens indifférent; il néglige ce qui est propre et unique à une oeuvre c'est-à-dire son origine, sa destination et sa réception. L'art ne veut pas dire n'importe quoi. 

 

L'art au service de qui?

 

Ce que centres et régions partagent en regard de l'art actuel, c'est bien le fossé qui existe entre ce dernier et le grand public. Certes il y a des publics spécialisés pour l'art actuel mais le marché de l'art, au Québec particulièrement, doit généralement se conformer aux courants dominants pour accéder - et très rarement - à la scène internationale. En ce sens, le lien avec son milieu d'origine n'est pas nécessairement évident bien qu'il ne soit pas essentiel. 

L'art dit international participe d'un système de l'art qui d'un côté est dominé par le marché occidental de l'art et qui, de l'autre, offre des esthétiques et des formes de représentation apparemment éclatées, mais qui sont elles-mêmes soumises au processus de consommation basé sur la succession nouveauté-rejet-nouveauté comme je l'ai rappelé il y a quelques instants. Cette réalité nous oblige donc à réévaluer comment l'art s'inscrit dans son milieu propre et quel rapport il y a entre l'art actuel (qui prend son propre milieu en charge) et l'art dit international. 

Avec leur objectif de rentabilité, les industries culturelles tendent à régler les pratiques artistiques et culturelles sur des normes de productivité. Or la productivité ne peut représenter la valeur d'aucun "bien" artistique puisqu'il n'y a pas, dans ce domaine, de rapport entre facteurs de production et quantités produites... Mais cette volonté de rentabilité sous-tend bien des jugements sur l'art contemporain et actuel de la part d'intervenants en art qui appartiennent aux réseaux de diffusion dits commerciaux; un effet d'homogénéisation des oeuvres d'art est à craindre en conséquence et cela contredit les conditions d'exercice propres aux diverses pratiques artistiques et cela, sans égard aux différences profondes qui existent entre les artistes mêmes, entre les lieux particuliers et spécifiques où ils créent et diffusent leurs oeuvres. 

Pourtant les régions seraient, de par leur marginalisation forcée, particulièrement aptes à ce que leurs artistes composent avec la spécificité de leurs propres conditions de création, de diffusion et de réception de leurs oeuvres. Rappelons que Montréal est elle-même la région d'un centre (New York par exemple) et qu'à ce titre, la présente réflexion concerne ses artistes également - surtout ceux ou celles qui ne travaillent pas en fonction d'une diffusion internationale. Mais qui au fond n'y aspire pas secrètement? 

Un-e artiste ne peut faire l'économie de réfléchir à qui il-elle s'adresse et comment son art est diffusé ou perçu, à un moment ou l'autre de sa carrière; ce n'est pas à moi de dire quand cette conscience du public et du lieu de réception des oeuvres entre en jeu pour l'artiste. Mais ses oeuvres en seront de toute façon marquées ultérieurement et il n'incombe pas seulement aux historiens et critiques d'art, dans la description et l'étude des oeuvres de ces artistes, de se préoccuper de leur contexte de production, de tenir compte de leur destination. 

Il n'y a pas seulement en région qu'existe un hiatus entre l'art actuel et le grand public. Marcel Fournier (Protée ,1983) rappelait il y a dix ans que certaines régions font exception à cette distance fatale: "Ce qui a participé en partie au dynamisme culturel du Saguenay, écrit-il, c'est la participation relativement élevée de sa population à des activités artistiques". Dans cette région précisément des groupes d'artistes se sont formés et associés pour produire des événements originaux (le groupe Insertion de Chicoutimi en est un exemple). 

Les publics pour leur part sont habituellement conscients du lieu même d'où ils regardent et reçoivent les oeuvres d'art et particulièrement quand ils sont confrontés à l'art actuel. Si Adorno considérait comme essentiel de maintenir la valeur oppositionnelle de l'art actuel face à la société marquée par le capitalisme avancé, la contradiction est que l'art actuel est difficilement accessible à un public élargi. Or l'espace de l'art est un des derniers espaces de liberté, un des derniers lieux émancipatoires qui permette de résister à l'uniformisation généralisée, dans un monde où la marginalité et la différence sont de plus en plus soupçonnées d'inefficacité et par là reléguées dans les limbes des choses et actes inutiles. L'artiste doit composer et jouer de ces contraintes et s'il ou elle arrive à les subvertir, c'est en dévoilant du coup l'homogénéisation qui nous guette. Susan Sontag écrivait: "On ne saurait se référer à la vie pour interpréter l'oeuvre. Mais on peut se référer à l'oeuvre pour interpréter la vie"(1985) [5]. 

Jacques Bachand [6] distingue régionalisme de régionalité: "le régionalisme apparaît plutôt comme une limitation, une esthétique contraignante, alors que la régionalité désigne la présence abstraite d'un horizon référentiel". Cet horizon référentiel ne se confond pas à la défense d'une cause ou d'une région. Et si le terme de régionalisme est perçu comme péjoratif en art c'est qu'il charrie une idéologie traditionnaliste (iconographie, organisation formelle...) qui tente de résumer la région à sa dimension typique. 

Dans cet entre-deux de la liberté individuelle et de la responsabilité sociale, l'artiste maintient une distance critique qui permet - et cela est essentiel - de faire la distinction entre l'art et la vie tout en tentant d'en faire valoir les liens qui les unissent. Et s'il advient que l'art soit censuré, ce n'est pas pour une question de style mais bien pour ce que le style ne camoufle pas. 

Le marché de l'art a un effet homogénéisateur qui indirectement censure ou sinon marque bien des formes d'art, malgré la volonté des artistes concernés: "C'est cette montée en force du capital au créneau de la création pour la produire et la contrôler qui dépossède l'artiste de son pouvoir", affirmait récemment le peintre Henri Cueco [7]. Et si le marché de l'art est généralement devenu le barème de l'art dans les grands centres (New York par exemple), si le marché de l'art est la jauge qui permet de reconnaître la légitimité et la valeur de tel artiste, de tel événement artistique, de telle position esthétique, c'est que l'importance de l'économie marchande dans les conditions de croissance des courants artistiques et des artistes actuels est inévitable particulièrement dans les grands centres, cela va de soi. Le Québec n'en fait pas vraiment partie sauf exceptions, et cela ne tient pas à la valeur des individus! Certains artistes radicaux qui veulent maintenir une distance entre eux et ce marché, revendiquent entre autres de rejeter des formes et médiums d'art trop reconnus, trop codés culturellement (par exemple la peinture, la sculpture) mais la réceptivité du public à un art constamment en changement est ainsi brouillée et nous sommes à nouveau devant la situation d'un fossé entre l'art actuel et un public élargi: "Je fais partie de ces artistes des médias qui déplorent le retour en force de la peinture et de la sculpture" écrivait un artiste ontarien [8], pointant l'indissociabilité de ces formes traditionnelles d'art avec l'uniformisation en art, tant sur le plan stylistique (malgré la prolifération des styles) que sur le plan des contenus. Est aussi soulignée ici la perte de la valeur critique des oeuvres et de la dimension émancipatoire de l'art actuel. 

La question reste ouverte mais si je l'ai évoquée ici, c'est pour attirer l'attention sur le potentiel commun d'artistes en région et d'artistes des grands centres quant à la nécessité de maintenir la dimension critique de leur pratique, tout en maintenant un lien dynamique avec le ou les publics. 

 

Le développement de l'art en région:
un réseau

 

L'éducation artistique

 

L'importance de l'éducation artistique est centrale dans l'élaboration du rapport entre le public et l'art contemporain et actuel. L'intervention des pouvoirs publics est requise dans l'éducation artistique des jeunes et des moins jeunes, là où justement sa responsabilité s'exerce. L'objectif à moyen et à long terme en est donc l'accessibilité de l'art actuel à une majorité de gens. Et cela, - on peut rêver - les lieux périphériques (qui sont centres à leur tour pour d'autres lieux ne l'oublions pas) pourraient favoriser l'éducation artistique du fait de leur plus petite taille. Eloignés d'une bureaucratie qui officie dans les lenteurs et les filtrages multiples sous couvert de consultations (qui a trop souvent pour effet l'homogénéisation des contenus et des formes artistiques), les plus petits centres peuvent innover dans leur rapport aux artistes qui vivent dans leur environnement, en rendant visible le processus créateur qui préside à leur travail artistique par toutes sortes de moyens: visites d'ateliers par les classes de jeunes, par des groupes d'adultes, la participation des artistes aux fêtes et événements publics locaux... Une circularité bénéfique entre l'artiste, l'oeuvre et le public potentiel d'une localité est possible. Le marché de l'art (pratiquement inexistant) et les rares contrats de 1% ou des commandites d'Etat ou des municipalités profiteraient sûrement de ces contacts plus répétés entre les artistes et les membres de sa communauté qui partagent le même lieu social et culturel. 

Si le travail créateur n'est pas au service des pouvoirs politiques, aussi locaux ou régionaux fussent-ils, ces derniers contribuent à créer et à stimuler une demande face à l'art, à rendre l'art actuel à une destination démocratique en en élargissant l'accès. Cela soulève évidemment la question de ce qui peut lier ou assembler ce public et ces artistes. On peut croire que, du seul fait de vivre dans un même espace social et géographique dont le nombre d'habitants est restreint, entraîne des rapports interpersonnels plus fréquents, plus signifiants, qui rendent possible un certain consensus des partenaires sur des savoirs, des perceptions, des constats, des engagements. Là où l'artiste peut faire valoir un apport spécifique, c'est par ses représentations artistiques qui prennent en charge, de près ou de loin, un monde dominé habituellement par la productivité et la rentabilité, un monde à la merci de prévisions biaisées par des intérêts à courtes vues sur le plan économique et social. L'artiste oeuvre dans le champ de l'imaginaire et éclaire des potentiels existant dans un lieu social par des voies singulières et différentes mais, comme prévenait Jean-François Lyotard, l'art n'est pas pour autant une activité thérapeutique qui rassure une communauté sur son identité et assure une nécessaire communication, encore moins un consensus entre les partenaires. Cet auteur propose une définition de l'art comme événement, sans règle pré-déterminée, un art à valeur émancipatoire qui annonce un ordre qui n'est pas encore là. 

De fait, le processus créateur en art actuel favorise naturellement une ouverture au contexte environnant; il ne répond certes pas à des catégories toutes faites, à des attentes du goût formé en regard d'objets esthétiques intégrés culturellement depuis longtemps. Mais l'art actuel permet, du fait même qu'il se définisse en regard de la question "qu'est-ce qui fait que c'est de l'art" et non plus "qu'est-ce qui est beau?, de se voir et se concevoir dans un contexte social, géographique et historique. 

 

Circularité artiste-oeuvre-public

 

Le public est séduit par ce qui le confirme dans ses habitudes et non par ce qui l'interroge et l'interpelle. Les produits mass médiatiques et les produits industrialisés dans le domaine de la peinture commerciale et des "chromos" en particulier, qu'on retrouve dans des boutiques spécialisées en "objets d'art et cadeaux" et dans les centres d'achats, ne demandent pas d'énergie de la part du spectateur, comme rien n'est exigé de lui en réponse aux objets dits de consommation, faciles à utiliser et à ingurgiter. Ces derniers sont la plupart du temps médiocres dans leur facture et dans la qualité de leurs matériaux, ne présentant que des figures stéréotypées, sans aucune valeur esthétique. 

C'est ici où l'éducation artistique peut intervenir à plein dans l'acquisition de cet esprit critique, par l'initiation du regard, de l'écoute, du toucher. Cette initiation ou éducation artistique nous permet de saisir que chacun se transforme dans la relation à ce qui le sollicite et dans ce qui l'absorbe, et qu'il vaut mieux connaître le prix et les conséquences de cette transformation plutôt que de la subir comme une fatalité. Il n'est pas vrai que le grand public ou le public ordinaire manque d'intelligence, d'aptitude réflexive, de sens critique; mais les voies d'accès de ces aptitudes sont différentes selon les niveaux et les types d'éducation des gens. De plus, il n'y a pas qu'un seule type d'éducation qui soit valable. Il y a un travail d'identification des sensibilités et des savoirs propres aux gens et aux communautés périphériques qui est tout à fait possible de réaliser à travers une éducation artistique appropriée. Il ne s'agit pas d'imposer des goûts artistiques par le biais de l'éducation, mais d'amener les gens à se dégager des clichés et des stéréotypes dans les perceptions du monde qui les entoure. 

Dans ce rôle d'initiateur, l'artiste actuel peut s'adresser à des publics qui ne sont ni initiés ni cultivés. Cela relève de la volonté politique d'une région. Si l'artiste initie un public à des valeurs habituellement exclues d'un monde de productivité et de rentabilité, c'est que dans ses oeuvres mêmes, cette destination à un public autre, sera incluse. Adorno voyait dans l'effet sur les individus de la société capitaliste une action foncièrement dépersonnalisante et il donna à l'art un statut extraordinaire qui permet à l'artiste de résister à la société capitaliste, par définition source de médiocrité, de conformité, d'aliénation individuelle et collective. Est-ce utopique donc de penser à un rapprochement possible art-public? 

Pierre Bourdieu et René Passeron [9] ne reconnaissent pas la nature profondément radicale attribuée par Adorno à l'art moderne mais ils en reconnaissent la valeur d'exclusion et le pouvoir symbolique. Bourdieu a bien décrit le fossé entretenu par le pouvoir exercé par ceux qui contrôlent le capital culturel (l'art contemporain institutionnalisé) et les autres, déterminés par l'exclusion et l'imposition symbolique pratiquées par des organismes et institutions qui ont le pouvoir de légitimation de l'art contemporain. Restreindre l'accès à l'art actuel serait leur objectif du fait d'encourager des expressions artistiques dans un cadre hiérarchisé et dont les codes sont ceux des initiés et des experts. Cette exclusion aurait pour but de maintenir la distance du nous à eux. 

En contrepoids à cette interprétation, un autre point de vue peut être évoqué qui assurerait l'accessibilité à cet espace de liberté que représente l'art actuel en société capitaliste: Michèle Lamont et Anette Lareau [10] reprennent la définition du capital culturel comme institutionnalisé, ce qui veut dire partageant des symboles culturels de haut statut (attitudes, références, connaissances formelles, comportements), utilisés pour l'exclusion sociale et culturelle. Mais Lamont et Lareau en adoucissent les enjeux en relevant le fait que l'analyse de Bourdieu et de Passeron est moins pertinente pour les Etats-Unis que pour la France. Aux Etats-Unis les classes sont moins différenciées, plus mobiles qu'en France; il existe de forts régionalismes culturels, ethniques et raciaux. Les traditions de haute culture sont relativement faibles, de sorte que, malgré l'hégémonie toujours présente des Etats-Unis dans le champ de l'art actuel, il y a place pour une multiplicité de conceptions de l'art et pour une ouverture plus large du rôle et de la fonction des artistes dans la société américaine. 

Je citerai enfin un Mémoire récemment rédigé par Donald Goodes (M.A. en Etudes des arts, UQAM, 1993) où est soulignée la source d'aliénation que constitue le fossé entre le grand public et la communauté intellectuelle et artistique. Il fait remarquer très justement que si l'art actuel tente de s'adresser à un public élargi, sa légitimité même sera mise en danger, car il devra nécessairement modifier sa nature en fonction même du public auquel il s'adresse. Et l'art actuel peut ainsi très bien perdre la place qui lui est actuellement accordée comme catégorie de pratique sociale, auprès des institutions et des publics spécialisés.

 

Un art en réseau

 

Le lieu de l'art international est essentiellement un réseau constitué de collectionneurs, de marchands, d'institutions privées et publiques. Si le modèle réticulaire privilégie ces agents situés dans les grands centres, il s'applique aussi aux régions, tout autant et particulièrement. Les chansonniers ont eu leur réseau dans les régions; au Québec, des artistes-interprètes font souvent appel à ce système qui leur permet de circuler hors des circuits centraux. C'est ainsi que des territoires autrement accessibles, sur le plan géographique, deviennent accessibles et permettent de fructueux lieux d'échange et de diffusion. Mais les circuits sont moins assurés et évidents en arts visuels pour les raisons évoquées ici. Le nomadisme est possible et pratiqué par certains artistes d'ici. L'artiste nomade, écrit Richard Martel de la revue Inter de Québec, qui "se déplace d'un lieu marginal vers un autre lieu marginal, en quête d'authenticité par rapport au nivellement de la culture officielle" privilégie le processus et le comportement au détriment des objets d'art [11]. Mais, il faut le dire ici, le rapport à un public élargi ne se réalise pas mieux pour autant puisque ces circuits n'existent qu'en fonction de publics spécialisés. 

De tels réseaux pour les arts visuels se constituèrent grâce à l'initiative de groupes de femmes artistes aux États-Unis dans les années 1970. Ils consistent en lieux d'exposition, en fichiers de documentation sur les femmes artistes, qui permettaient une circulation d'information et d'oeuvres des femmes. L'existence de tels réseaux permet en réalité les regroupements par affinités et intérêts entre les artistes de lieux géographiquement éloignés. L'isolement des artistes, non seulement au sein de leur propre milieu mais entre eux, pourrait se résoudre partiellement, dès lors que le système de diffusion et d'échanges se modifie en profondeur i.e. en dehors des modèles mis en place par le marché de l'art, et qu'un rapport différent entre les artistes et le public s'instaure, du fait de l'abolition des hiérarchies qui existent dans les institutions des grands centres. Cette réception à son tour influe sur le caractère de l'oeuvre et sur sa conception esthétique, de sorte que la nature des oeuvres ou des productions artistiques est également appelée à se modifier. 

Par ailleurs, pour les artistes en arts visuels en région, il ne s'agit pas de trouver un style commun ni un style régional mais d'inventer un rapport différent que celui qui domine actuellement la relation entre art, artiste et public. A ce chapitre rappelons qu’à la fin des années 1960 et au cours des années 1970, le projet de l'artiste Serge Lemoyne fut de rendre accessible à tout le monde les valeurs émancipatoires de l'art actuel. 

 

En conclusion

 

Le n'importe quoi égalitariste propre au pluralisme d'un côté, l'art uniformisé sous la férule d'un Etat ou d'un pouvoir politique totalisant de l'autre côté, ne sont pas les deux seules alternatives qui restent, en cette fin de siècle, en cette période dite post-moderne, pour arriver à établir un lien rompu depuis longtemps entre l'art moderne et actuel et le grand public. Si l'écart menace la relation à la fois critique mais positive entre l'artiste en région et le public qui partage le même espace social, pour autant le régionalisme qui tendrait à faire de traditions locales le contenu et la marque typique des oeuvres n'est pas une solution. Comme tout art actuel, l'art qui se fait en région se situe dans le présent, entre un passé (aussi héroïque puisse-t-il avoir été) et un futur aussi appréhendé soit-il. Un lien organique qui existerait entre l'art actuel, l'artiste et le public amènerait à questionner, en région, une conception de l'art dont l'esthétique est définie par les modèles des grands centres. Face à un art dit international, sans attache et sans appartenance mais diffusé et géré par un marché bien organisé, l'art actuel en région contredirait la valeur d'universalité de l'art international. Peut-on penser (ou rêver) qu'il soit possible d'insérer un concept de différence qui fasse que l'art actuel en région soit à la fois une instance de réflexion et de critique culturelle et sociale, et en même temps soit accessible à un public élargi, sans tomber dans le "régionalisme" et son odeur de conservatisme et de conformisme? 

Jean-Marc Poinsot, que j'ai cité plus haut, avait carrément posé le problème au début des années 198 [12], en défendant l'existence d'une conception et d'une pratique de l'art fort différentes de celles en cours dans la capitale parisienne, à cause justement de l'absence d'un marché de l'art en province et de l'existence d'attentes différentes du public et des artistes face à ce qu'il est convenu d'appeler art. Il proposait un art d'actions et d'événement, l'objet perdant de l'importance vu l'absence de marché. Cette question, même si elle n'entraîne pas les mêmes réponses, est toujours d'actualité particulièrement dans le contexte de marché libre et d'éclatement des anciens centres hégémoniques. Reste à voir et à comprendre comment et dans quel sens l'art se modifie constamment en regard du lieu même de l'artiste mais aussi au regard de qui son art s'adresse. Cette modification n'est pas seulement une affaire de goût individuel mais une relation réelle, même si conflictuelle, entre l'artiste et son milieu.


[1] Foster, Hal, Recodings, Washington, Bay Press, 1985: 32.

[2] Bonesteel, Michael, "The 39th Corcoran Biennial: The Death Knell of Regionalism, Report from the Midwest", in Art in America, October 1985: 31-37.

[3] Bollon, P., Les années nues, Paris, Globe #65, 1992.

[4] Poinsot, Jean-Marc, "Comment agir l'art en province", Des regards sur l'art en 80, Paris, Ministère de la culture et de la communication. Non daté, non paginé.

[5] De plus en plus d'artistes montréalais travaillent en ce sens et j'ai abordé cette question à plusieurs reprises: R.-M. Arbour & S. Lemerise, "Maison de chambres ou l'art comme révélateur", Possibles, vol. 11, no. 3, printemps/été 1987. R.-M. Arbour & F. Couture, "Arts engagés" (1) & (2), Possibles, vol. 13, no 1/2, hiver 1989. R.-M. Arbour, "Au centre ou en marge: l'espace de l'art actuel", Possibles, vol. 16, no.3, 1992.

[6] Bachand, Jacques, Protée, printemps 1983.

[7] Cueco, Henri, "La peinture, dernière valeur-refuge?", Le Monde diplomatique, juin 1989: 26.

[8] Robertson, Clive, "Glissement des réseaux", in Inter 39, printemps 1988: 45.

[9] Bourdieu, Pierre & Passeron, Jean-Claude, La reproduction, éléments pour une théorie du système d'enseignement, Ed. de Minuit, 1970.

[10] "Cultural Capital: Allusions, Gaps and Glissandos in Recent Theoretical Developments", in Social Theory, vol. 6, fall 1988: 156

[11]            Martel, Richard, "Ruses et procédures", in Inter 39, printemps 1988: 9-13.

[12] Poinsot, Jean-Marc, op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 mai 2007 13:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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