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Josiane Boulad-Ayoub
“Les processus d'idéologisation
et l'action symbolique.
Le cas Guillaume et les procès-verbaux
des comités d'instruction publique.”
Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Josiane Boulad-Ayoub, Former un nouveau peuple ? Pouvoir, éducation, révolution, chapitre VII, pp. 121-140. Québec : Presses de l'Université Laval ; Paris : L'Harmattan, 1996, 343 pp.
On sait si l'on s'intéresse à l'histoire intellectuelle de la Révolution, l'importance du débat sur l'orientation de l'instruction publique entre 1789 à 1795, débat qui marque à la fois l'ambition des changements projetés et ses limites, la grandeur mais aussi les échecs du programme de la révolution physique et morale, comme on disait alors. Fort heureusement, pour l'analyse historique ou philosophique, les procès-verbaux des importants comités parlementaires, créés par l'Assemblée Législative, d'abord, par la Convention nationale, ensuite, notamment ceux relatifs aux successifs Comités d'instruction publique, ont été conservés aux Archives Nationales. Ils rendent témoignage du travail impliqué pour « former un nouveau peuple », selon les mots d'un des plus célèbres auteurs d'un plan général d'éducation, Lepeletier de Saint-Fargeau, que reprendra Robespierre pour présenter le projet à la Convention et le faire adopter comme conforme aux idéaux moraux et politiques jacobins.
Mais le débat ne s'arrête pas à la Fin de la première République, et l'importance politique de ses enjeux ne s'évanouit pas avec la liquidation napoléonienne des comités d'instruction publique. Une centaine d'années plus tard, un réfugié politique, un anarchiste, James Guillaume [1], arrive à Paris. Sous l'impulsion de Ferdinand Buisson, pédagogue, démocrate et anti-clérical, qui dès 1881, avait fait admettre l'idée de la publication d'un grand recueil de documents relatifs à l'histoire de l'instruction publique pendant la Révolution française, Guillaume entreprend de réunir un corpus gigantesque de textes. En 1889, les Procès-verbaux du Comité d'instruction publique de [122] l'Assemblée législative paraissent dans la vénérable collection des « Documents inédits sur l'Histoire de France ». Ce premier volume sera suivi, de 1891 à 1907, de six volumes de Procès-verbaux du Comité publique de la Convention nationale et de deux volumes d'index.
Le travail de Guillaume s'enlève sur un arrière-fond socio-symbolique assez orageux. Nous sommes au moment du premier centenaire de la Révolution française, qui tombe presque en même temps que la consolidation « républicaine »de la Ille République ; ce qui est l'occasion de polémiques meurtrières sur les causes, le sens, la portée de la Révolution. L'un des domaines sur lesquels républicains et anti-républicains allaient s'affronter le plus rudement fut précisément celui de l'instruction publique tel que les clivages engendrés pendant les années de lutte de 1789 à 1795, l'avaient entretemps modelé, du point de vue socio-symbolique.
Activités culturelles et valence idéologique
La valeur intrinsèque du travail de Guillaume, sa valeur historique et documentaire ne seront pas en cause ici. La compilation minutieuse non seulement des notes rédigées en séance par le secrétaire du Comité mais aussi le rassemblement des annexes fort développées [2] qu'y ajoute Guillaume, s'inscrivent dans la meilleure tradition positiviste et ne peuvent qu'indéniablement réjouir l'historien des sources intellectuelles de la Révolution, le plus scrupuleux. Cependant, l'œuvre de Guillaume offre des registres multiples à l'analyse socio-sémiotique, en vertu surtout de son contexte culturel marqué par toutes ces luttes qui se développent sur plusieurs dimensions sociales. Une lecture qui revient scruter sous une nouvelle lumière, les traces symboliques, juridiques, politiques, éthiques, laissées par cette Révolution, la première, selon les mots de Robespierre dans son discours quasi-testamentaire du 8 thermidor, à être fondée sur la théorie des droits de l'homme. L'analyse idéologique, en particulier, lorsque les documents rassemblés par Guillaume sont pris dans leur globalité et qu'ils forment, sur ce plan, comme un méta-objet auquel elle s'applique, permet de dégager quelques-unes des forces convergentes à l'oeuvre aussi bien dans l'institution contemporaine du système d'instruction nationale que la reprise au XIXe siècle sous forme de texte du travail des Comités révolutionnaires, au milieu des combats politiques et des [123] polémiques discursives dans lesquels l'une comme l'autre, première institution et répétition-transformation, se sont déployées.
Lorsque nous tenons ainsi sous les angles convergents de la mimêsis idéologique (schème de simulation-originalité) et de la reproduction socio-symbolique, le travail accompli par Guillaume, et que nous l'envisageons sous l'aspect de ses déterminations idéologiques, la compilation par elle-même et par ce qu'elle révèle des préoccupations, des passions et des intentions de l'auteur et de son entourage, à travers ses lacunes, ses insistances, ses sélections, ses omissions, tous ces divers processus laissent apercevoir comment les enjeux politiques se déplacent le long des réseaux culturels en même temps qu'ils sont repris et orchestrés à l'intérieur de la sémiosis idéologique commune. Opérations agonistiques qui sont menées par les sujets-agents interprétants aux prises entre-eux, en apposition au contexte socio-historique général présidant à l'édition, cent ans après la première République, des Procès-verbaux des Comités d'instruction publique, marques que l'analyse retrace dans l'ordre des discours aussi bien que dans l'ordre des pratiques et des institutions sociales. Ce méta-objet que constitue en quelque sorte l'ensemble du corpus en tant que compilation par Guillaume des interventions des comités révolutionnaires et des acteurs historiques contemporains, va nous servir ici de prétexte exemplaire à deux types d'interrogation.
La première porte sur le processus de reprise sous la Ille République, c'est-à-dire en plein coeur de l'offensive de laïcisation, des idées révolutionnaires sur l'instruction publique (ou l'éducation comme on l'appelle alternativement, cette différence de vocabulaire couvrant déjà en soi un enjeu idéologico-politique, d'un mot agonique [3]). Nous pourrons dégager ainsi les modalités culturelles et [124] symboliques selon lesquelles l'implantation d'un système national d'enseignement, laïque et républicain prend valence agonique.
Un artefact socio-symbolique précis, daté - le système révolutionnaire d'instruction - est réarticulé à travers le travail de Guillaume, à l'intérieur, par conséquent, du discours commun, comme un enjeu agonique, un enjeu équivoque, bien sûr. D'une part, ce nouvel artefact (l'oeuvre de Guillaume) permet aux sujets-agents interprétants qui s'affrontent, au moment du centenaire de la première République, autour de l'orientation à donner à l'enseignement public, de reposer, selon la modulation des luttes de l'époque, les enjeux polémiques-politiques qu'ils retiennent dans le discours révolutionnaire sur l'éducation. Il s'agit d'un discours second dans le sens que le discours sur l'éducation sous la Révolution est reconstitué par la compilation de Guillaume - elle-même commanditée à des fins idéologiques explicites.
Mais ce n'est pas tout. L'œuvre de Guillaume sert, d'autre part, aux sujets-agents interprétants qui partagent les positions politiques de ce dernier, à greffer les enjeux théoriques et moraux qu'ils défendent à propos de l'éducation aux enjeux que poursuivaient, comme ils pensent se le représenter, les Révolutionnaires en leur temps, et, par suite, ils se trouvent encouragés, confortés dans le projet de remettre a l'honneur tout en l'adaptant aux contraintes de leur époque, le modèle socio-symbolique de l'École mis en place à la fin des Lumières tel qu'il se laisse dessiner dans le corpus guillaumien. C'est sur ce modèle, sur les représentations qu'il s'en font à partir du matériau fourni par Guillaume que les partisans de la démocratie et les tenants de la laïcité en matière d'éducation, s'appuient pour tirer la justification politique des réformes entreprises sous la Ille République. Ils trouvent dans ces assises symboliques, la légitimation théorique dont ils ont besoin pour continuer leur combat contre l'ignorance, source aujourd'hui comme hier ou avant-hier de tous les fanatismes et de toutes les folies.
Notre première façon d'interroger les processus mis en oeuvre dans l'idéologisation des éléments de la sémiosis collective nous donnera donc l'occasion, avec l'étude du cas Guillaume, d'examiner plus en détail les problèmes que pose la formation des artefacts socio-symbolique sous leur aspect agonique (idéologique). La seconde interrogation reprendra derechef pour objet d'application la compilation elle-même telle qu'elle a été construite par Guillaume. Cette fois-ci, nous nous attacherons à établir les paramètres d'analyse qui permettent d'isoler les caractéristiques principales dans ce que nous désignons comme les expressions d'une activité symbolique culturelle à valence idéologique pour nous laisser en découvrir les ressorts [125] principaux. On comprendra que ces deux types d'interrogation convergent vers un unique objectif : illustrer les différentes phases du processus d'idéologisation des symbolèmes, leur érection en agonèmes par les sujets-agents interprétants et leur utilisation subséquente au cours de leurs luttes discursives et pratiques pour le pouvoir.
L'image-gigogne de la Révolution
L'image collective que nous nous faisons du siècle des Lumières, en tant que siècle philosophique et révolutionnaire, que ce soit en ce XXe siècle finissant ou à la fin du XIXe siècle, au temps de Guillaume et de ses amis républicains, constitue en fait, en tant qu'image héritée, reproduite, simulée et recréée en fonction des luttes politiques, ce qu'on pourrait appeler une image-gigogne [4]. Ce que je veux souligner, au début de cette analyse sur les conditions d'acquisition de sa valence idéologique par une représentation quelconque, est le rôle primordial joué par la mimêsis (ou schème de simulation-originalité) dans la construction d'artefacts symboliques, plus précisément insister à nouveau sur les mécanismes qui sont à l'oeuvre et qui préparent le terrain, pour ainsi dire, au « redoublement » agonique de J'activité symbolique de représentation-interprétance.
La métaphore de la gigognicité sert à indiquer l'épaisseur socio-sémiotique à travers laquelle se construit immanquablement une image, une représentation, un modèle quelconque. Ces représentations puisent leur matériau dans l'histoire, histoire personnelle, fantasmatique, imaginaire des sujets-agents interprétants qui les produisent, histoire sociale, objective, interactive, et dans la culture à laquelle ces sujets-agents interprétants appartiennent, matériau initial, certes, mais jamais matériau brut. L'événement, le fait, l'occurrence qui est le point de départ de l'image, de la représentation, du modèle, s'enchâsse dans les strates socio-symboliques en nombre indéfini qui les recouvrent toujours-dejà. Dans l'occurrence, l'image globale que se fait Guillaume de la Révolution, avant même d'entreprendre son travail qui précisera les voies de sa réactivation et les contours qu'elle revêtera (simulation-recréation) doit sans doute beaucoup à son passé radical et à son travail d'enseignant, c'est-à-dire à la foule d'autres faits, événements, images qui entourent le modèle « révolution » tel qu'il se donne dans la culture de l'époque. Il n'est pas interdit de penser à condition de ne pas aller trop loin sur cette pente glissante, que sa ressemblance avec Robespierre dont l'entretenait son ami Kropoktine, devait lui être chère, et peut-être l'influencer dans certaines sélections opérées par lui, plus tard, dans son oeuvre.
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Le schème de la mimêsis
à travers le temps et l'espace social
Il faut prendre garde, d'emblée, devant une production symbolique à trois choses - idéalement, on aimerait pouvoir les tenir simultanément sous le regard. Un artefact socio-symbolique est le résultat de trois opérations qu'accomplissent la mise en discours d'une représentation et son insertion par le fait même dans les circuits socio-culturels (publics et collectifs) de l'information dotée de sens : une mise à distance discursive, l'écart différentiel dans la répétition des significations et le temps linéaire social réel et, enfin, le décalage transformatif. Les jeux de la mimêsis par lesquels se règle le travail de la représentation, correspondent, si nous transposons, sur le plan diachronique, le schéma de leur déroulement, correspondent donc à cette idée d'image-enveloppe, d'image-parapluie. Une image jamais unique à la base de la représentation en train de se former mais qui enveloppe toujours comme une constellation d'images parmi lesquelles l'esprit sollicité par l'événement, le fait, l'occurrence, découpe, sélectionne et connecte entre elles certaines images ou sous-ensembles d'images. Le corpus Guillaume offre « une » image de la Révolution-pour-Guillaume. C'est l'image-gigogne que se fait Guillaume du travail du Comité d'instruction publique sous la Révolution, de son influence, de ses ratages mais aussi de ses réussites. C'est de ses multiples entrelacs, de ses profonds replis qui relient intérêts gnoséologiques et politiques de Guillaume que le travail proprement dit de Guillaume, son travail d'historien, va se détacher et s'articuler. Lancé dans les circuits socio-culturels de son époque, l'image-discours de Guillaume devient à son tour l'image-gigogne de certains de ses contemporains qui vont la faire servir à leurs propres besoins, et la remodeler selon leurs propres intérêts. Que ces sujets-agents interprétants soient en situation d'affrontement et qu'ils se mettent à manipuler et à redessiner leurs images-discours selon les intérêts politiques qui leurs sont propres, voici que cette image-discours est en passe d'acquérir valence et fonction idéologique.
L'artefact produit par Guillaume est une production socio-symbolique propre à sa culture, identifiable comme telle à mille traits, entre autres le peu d'intérêt qu'il porte aux femmes et à leur rôle sous la Révolution dans le combat pour l'implantation d'un système national d'enseignement, mais c'est aussi la reproduction-reconstruction des représentations qui l'ont précédée et auxquelles elle a dû avoir accès pour se constituer. C'est le dernier modèle d'une série donnée, la dernière forme que prend la stabilisation temporaire d'un ensemble socio-transmissible donné. Et l'on est en droit de penser que la stabilisation dont je parle est elle-même fonction de la conjoncture socio-symbolique d'ensemble. Raison, expérience, science, les maîtres-mots [127] du discours radical sur l'enseignement sous la Ille République [5], et de l'armée d'instituteurs qu'elle va faire déferler sur la nation laïque et républicaine. Vérité, science, bonheur, vertu, du temps des Condorcet et des Romme.
Mais le processus qui s'enclenche est loin d'être épuisé. L'image-gigogne que constitue n'importe quelle représentation de « n » n'est pas seulement gigogne au sens où elle abrite une multitude de représentations qui se fondent en elle. Riche, complexe, elle est aussi gigogne au sens où elle est indéfiniment grosse des possibilités de mise-en-miroir, de mise-en-abîme ; gigogne car elle est plastique, flexible, malléable. Cette plasticité correspond à la phase originale, créative, individuellement-culturellement datée ; mais c'est là, dans cette capacité créative qui distingue l'animal symbolique humain que se constitue le terreau premier de l'expression idéologique de la représentation. Idéologique c'est-à-dire une expression symbolique qui se montre, et qui se veut :
- i) calculée en fonction des bénéfices ou des gains (intellectuels ou pratiques) qu'on escompte,
- ii) opportuniste, sachant exploiter l'occasion, définir les circonstances, ou même inventer les stratégies gagnantes (le kaïros),
- iii) sélective, omettant ici, se taisant là, gauchissant, biaisant, rusée, partisane, partiale, sacrifiant la bonne foi à l'objectif de la victoire que l'on veut remporter,
- iv) normative, enfin, tentant par tout ce qui vient d'être évoqué d'imposer ce qui, du point de vue de l'animal agonique, est la vérité, le bien, le beau, l'utile ou le nécessaire.
Nous y reviendrons plus en détail dans un instant.
Faisons attention maintenant à bien circonscrire dans quel sens la plasticité dont nous venons de parler va jouer, aussi bien horizontalement que verticalement, dira-t-on. Les diverses images contenues dans telle ou telle constellation d'images, révolution/éducation en l'occurrence, ne sont pas identiques, même si elles s'engendrent l'une l'autre. Le produit Fini que nous livre Guillaume avec son édition des Procès-verbaux est bien un spécimen original du discours sur l'Éducation sous la Révolution. À aucun moment, il ne se sera agi d'une copie, même infidèle, de ce discours. Il s'agit en fait d'un nouveau discours dont les propriétés spécifiques externes, de l'ajout d'annexes, d'index, d'extraits de journaux de l'époque, etc... à la reproduction des Procès-verbaux des séances historiques proprement dits, reposent précisément sur un choix symbolique préalable interne, entremêlant des intérêts psychologiques, professionnels, politiques, voire économiques, d'ordre privé et d'ordre publie. Ce choix qui aboutit dans la décision de reprendre les formes du Débat, sous la Révolution, sur [128] l'orientation à donner au système d'instruction, se trahit, ou plutôt se révèle, par le mode spécifique d'organisation du corpus que rassemble Guillaume, l'ajout justement des annexes, des extraits de rapports, de Journaux, les décrets, les notes etc... ajout auquel viennent se superposer une multitude d'autres sélections, telle annexe sélectionnée, telle annexe omise, tel silence, tel commentaire, telle note.
Le façonnement agonique du discours
Bref, c'est sur ce terrain préalable que se glisse le façonnement agonique du discours que tient Guillaume en historien mais aussi en partisan républicain ; ce terrain où s'organise la configuration, le design de l'image-discours que Guillaume construit de la Révolution et du discours politique que celle-ci a tenu alors sur l'éducation. Modelage, organisation que l'on doit à l'individu Guillaume mais qui est aussi déterminé, tout au long du procès de re-production selon lequel se développe sa compilation, par le contexte socio-symbolique particulier, en l'occurrence le centenaire de la révolution, l'offensive pour l'école laïque, l'entourage de ses amis pédagogues et politiques, l'environnement culturel et politique auquel son spécimen symbolique se rapporte, etc.. Son image de la Révolution telle qu'elle s'encapsule dans son édition à la Fin du XIXe siècle, est une image-discours original, une transformation spécifique d'un modèle fixé à un état antérieur de la culture d'ensemble. Et, à bien regarder, les caractères spécifiques qui distinguent l'entreprise de Guillaume ressortissent davantage à ses caractères agoniques ; ce sont les plus visibles, car ils s'alimentent au bassin commun des représentations collectives de l'époque concernant la Révolution et le legs qu'elle a pu laisser. C'est surtout sous cet aspect public que le discours-image d'un Guillaume qui s'agglomère autour du modèle de la Révolution se détache de celui qu'un Tocqueville ou qu'un Burke ont pu élaborer à une époque plus proche de la Révolution mais qui était secouée d'autres orages polémiques et politiques ou encore contraste avec l'image-discours que nous-mêmes nous pouvons former de la Révolution et de son travail en matière d'éducation ; nous-mêmes tels que nous sommes modelés par notre culture, ce que nous lui empruntons mais aussi ce que nous lui apportons à l'intérieur d'un brassage incessant ; nous-mêmes qui avons vu passer et la révolution d'octobre et l'effondrement de ses idéaux et la faillite de systèmes successifs d'enseignement à travers l'histoire de la société dans laquelle nous vivons.
La Révolution n'est plus seulement glacée, comme le disait Saint-Just, elle est en passe de devenir un mythe, un mythe recouvert de cendres, refoulé dans un coin obscur du discours socio-symbolique commun, vidé de tout enjeu politique ou polémique capable de réactiver sa force agonique. Tant il s'avère que les civilisations meurent non seulement sous l'effet de bombes, mais aussi sous l'épuisement, l'évidage idéologique de leur énergie symbolique !
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La compilation de Guillaume est certes un travail d'historien, un monument d'érudition, mais en même temps le contenu de ce travail sert de fondement théorique, de justification sociale, bref d'arme théorique et politique pour faire triompher les idées, les valeurs, les pratiques démocratiques orientant, en ce qu'elles ont de plus décisif, le système d'éducation tel que se le représentent les sujets-agents interprétants en lutte sous la Ille République et tel que l'édition des Procès-verbaux oriente leur représentation. Par exemple, la gratuité, la laïcité et l'universalité de l'instruction, la croyance en la force de l'enseignement (bien dirigé) de former à nouveau un nouveau citoyen, un nouveau peuple, la consolidation du régime républicain, la fertilité des principes démocratiques, etc... Il s'agit de la fonction agonique du travail de Guillaume.
À l'inverse, qu'est-ce qui nous guiderait si nous, universitaires, nous nous mettions à rééditer au XXe siècle, la compilation de Guillaume ? Nous n'appartenons pas à un parti politique, et les risques d'idéologisation sont minces car le processus ne peut compter que sur une des conditions de son enclenchement : le caractère polémique sur la scène intra-discursive. La maison d'édition choisie, ou plus modestement, celle qui voudra de notre travail est un bon indicateur de départ. Si c'est le CRNS ou la Voltaire Foundation, alors la fonction de notre travail, de ce point de vue, est fortement académique et gnoséologique, mais si tout à coup un éditeur franc-maçon ou socialiste, les éditions du Progrès, je ne sais pas, entre en scène, la réédition acquiert aussitôt une valence idéologique plus accentuée qu'elle ne l'avait encore, à première vue.
La plasticité de telle ou telle image-discours gigogne a donc un double caractère. Elle lui vient et de son organisation interne, des relations internes qui composent le système-image-discours, et des relations externes, des relations qu'entretient le système-image-discours en question avec son environnement physique, social et symbolique. On comprendra par environnement socio-symbolique les discours et les pratiques collectives qu'une société produit, conserve et transmet et qui sont elles aussi en même temps qu'en nombre illimité, excessivement mobiles, dynamiques. Ce sera précisément l'une des fonctions de la sémiose collective, et plus précisément de la sémiose agonique, d'introduire dans le flux de l'information doté de sens qui circule à travers les appareils culturels et les institutions, un certain nombre de topoï, de figures rixes, d'une fixité toute relative et conventionnelle bien sûr autour desquels vont pouvoir se déployer les images et les lieux communs. Le « koinon », le discours socio-symbolique commun, actualiserait sous le Jeu de la mimêsis toutes ces constellations d'images en les immobilisant temporairement dans le firmament culturel du moment. Par exemple au temps de Guillaume, la science, le progrès, l'état, l'institution, la vertu, la vérité, la laïcité, la démocratie, etc...
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Les représentations révolutionnaires-démocratiques (celles des commissaires révolutionnaires) rappellent, invoquent et travaillent les représentations philosophiques (celles des Philosophes). À leur tour les représentations de Guillaume (celles qu'il faut dégager à travers sa compilation, ses ajouts et ses sélections), républicain et socialiste, rappellent polémiquement, invoquent pour politiquement se légitimer et travaillent les représentations révolutionnaires-démocratiques des hommes de la Grande Révolution. Guillaume se meut en tenant compte des principaux courants intellectuels et politiques propres à. la France des Lumières mais aussi de leur héritage discursif et pratique. À notre tour, quand nous le soumettons à l'analyse idéologique - nous sommes dans une posture qui s'apparente un peu à ce )eu enfantin où l'on rajoute toujours quelque chose à ce que Biquette a dérobé et dont il faut se rappeler pour reprendre et continuer la comptine - nous devons tenir compte de ces deux relations tout en nous déplaçant théoriquement à travers les étapes, ou mieux les éléments constitutifs, de l'activité socio-symbolique : sa source (sujet-agent individuel ou collectif), son environnement construit socialement, son lieu ou point d'application, son produit spécifique, sa fonction générale. De plus, on n'oubliera pas que considérée du point de vue du sujet-agent efficient, une activité socio-symbolique est l'objet de préoccupations diverses de la part des acteurs sociaux et nécessite pour son accomplissement un certain nombre de moyens concrets et d'opérations spécifiques qui sont mis en oeuvre par la source émettrice pour l'atteinte de son but, conscient ou inconscient, explicite ou implicite, intentionnel ou non intentionnel.
Il est temps maintenant de fixer les traits qui caractérisent cette action symbolique sur l'action techno-culturelle au cours de laquelle se produit l'agonème ; en même temps nous en profiterons pour fixer les paramètres et les catégories auxquels emprunte l'analyse idéologique.
Sémiosis et polémôs idéologique
Considérons, pour commencer, le discours de Guillaume pour ce qu'il nous apparaît de prime abord : une modulation particulière du discours commun (koînon) que tiennent les sujets-agents interprétants du moment sur les aspects politiques de leur existence sociale et, en particulier, sur le discours de l'éducation. La sémiosis collective qui s'est formée à propos du Nouveau régime, de ses succès, de ses échecs, propose de multiples facettes, et on peut situer la représentation que s'en font Guillaume et ses amis républicains comme l'une de ses expressions concrètes généralement acceptée. Cependant, comme cela semble arriver toujours, surtout dans les époques de transition ou de crise, les jugements sur les réalisations de la Révolution sont loin d'être unanimes. Il est inévitable que l'implantation de nouvelles institutions, de nouvelles lois, de nouvelles activités, de nouvelles mœurs, manières etc... aient ses partisans comme ses adversaires. Le régime républicain, celui de la Ille République est non seulement comparé à [131] celui de la Première, dans l'idéal, mais aussi à l'Empire, à la monarchie et surtout à la réalité quotidienne. Parcelle quelconque de la sémiosis sociale propre à la culture de son époque, nous pouvons identifier par sa fonction le discours-corpus qui s'exprime grâce au travail de Guillaume, et nous pouvons dire que ce corpus tel qu'édité joue prima facie le rôle de ce que je nomme un symbolème. Nous verrons ensuite comment un tel symbolème exerce également la fonction d'un idéologème et pourquoi il sera nécessaire de préciser sa nature comme celle d'un symbolème-agonème.
Le symbolème particulier que constitue la compilation telle que rassemblée et organisée par Guillaume, offre sous ses aspects discursifs et pratiques, un exemple d'un des artefacts socio-symbolique de son époque. Il s'édifie à partir d'une représentation individuelle, certes, mais qui est néanmoins marquée comme n'importe quelle autre production de la sémiosis primaire [6], par la réciprocité des relations qu'elle entretient avec le système culturel et social lui servant de référent global. Le symbolème guillaumien ne peut réussir à s'imposer comme symbolème reconnu et partagé collectivement que dans la mesure où il vient se manifester sur la scène sociale et agir, de l'intérieur d'un des réseaux multiples de symbolèmes qui la parcourent. Symbolème parmi tant d'autres qui circulent alors, et qui tout comme un autre sera plus ou moins partagé, aura une durée plus ou moins stable, une aire d'action ou d'exercice plus ou moins étendue, relativement à la façon plus ou moins serrée de son regroupement avec des symbolèmes aux affinités voisines,
Cette dernière opération est dépendante, entre autres, des conditions sociales présidant à la diffusion des symbolèmes, des moyens de cette diffusion ainsi que de la nature sociale des rapports qu'entretiennent entre-eux les créateurs individuels ou collectifs des dits symbolèmes. Autrement dit le "succès" ou la fortune de tel ou tel ensemble de symbolèmes dépend tout autant du génie de leurs producteurs et des qualités spécifiques du produit que de son environnement immédiat et de la pertinence de son point d'application.
Pensons par exemple, au moment des Lumières, à l'entreprise de l'Encyclopédie comparée à celle du Journal de Trévoux en regard de la profondeur de la pénétration sur « l'esprit de la nation » [...] « de la philosophie qui s'avance à grands pas », comme disait d'Alembert. C'est ainsi que se tisse à travers les multiples boucles de matérialisation de l'information, et sous les contraintes sociales et culturelles de la conjoncture, l'interprétation indéfiniment renouvelée des événements, des occurrences et des faits de la vie sociale par les acteurs sociaux eux-mêmes ; interprétation que son propre émetteur ou encore [132] son récepteur est susceptible à tout moment d'exploiter à des fins polémiques et politiques, et de la charger ainsi d'une valence idéologique.
Du symbolème-synthème à l'agonème
Cette dernière proposition relative au polêmos agonique et aux formes idéologiques que prennent les symbolèmes à la faveur de leur exploitation polémique-politique ne fait qu'énoncer les conditions du déport des artefacts culturels vers leurs fonctions idéologiques, autrement dit les conditions socio-symboliques de l'enclenchement du processus d'idéologisation. Il faut encore pour pouvoir s'en servir dans l'analyse d'un agonème particulier, en l'occurrence celui qui se construit au fil des relations imbriquant le discours de l'historien Guillaume à celui de Guillaume le partisan de l'école laïque et républicaine, établir les paramètres généraux qui permettraient, par rapport au fragment du discours socio-symbolique commun sélectionné pour l'examen, de définir la valeur idéologique (polémique-politique) du ou des symbolèmes particuliers le composant. Nous proposons deux paramètres :
- I) LE PARAMÈTRE DE POSITION
L'analyse a pour charge d'identifier les rapports internes entre les éléments composant un système socio-symbolique donné.
La tâche-position se détaille comme suit : contextualiser le (ou les) symbolème (s) isolé (s) par l'analyse en le (les) rapportant au fragment du système socio-symbolique d'ensemble (les diverses représentations, les institutions, les artefacts, au sens large de ce dernier terme, et les pratiques collectives reliant culturellement les sujets-agents interprétants) et situer ce ou ces symbolèmes-synthèmes en fonction des débats, luttes, conflits éventuels qui marquent ledit fragment.
Pour reprendre l'exemple du discours de Guillaume, on prendra soin, en vertu de ces exigences, conjointement théoriques et méthodologiques, de le réinsérer dans le contexte de l'offensive pédagogico-politique des républicains du premier centenaire de la Révolution, et dans le débat sur l'orientation de l'instruction publique, pour pouvoir en isoler les aspects idéologiques (polémiques-politiques).
- II) LE PARAMÈTRE DE FONCTION
L'analyse a pour charge d'identifier les fonctions particulières autres que gnoséologique que joue ce ou ces symbolèmes-synthèmes par rapport au fragment du système socio-symbolique d'ensemble (les diverses représentations, les institutions, les artefacts, au sens large de ce dernier terme, et les pratiques collectives reliant culturellement les sujets-agents interprétants) et d'en déterminer les effets (consolidation, résistance, renouvellement, déviation, recul...) par [133] rapport aux débats, luttes, conflits qui marquent ledit fragment et que la tâche-position a permis de situer.
Pour reprendre l'exemple du discours de Guillaume, on prendra soin, en vertu de ces exigences, conjointement théoriques et méthodologiques, d'assigner, outre la fonction d'information épistémique ou encore d'érudition par rapport à la discipline histoire dans le cadre duquel le discours de Guillaume se développe, les aspects par lesquels l'entreprise de Guillaume a une fonction (idéologique) de réactivation des valeurs démocratiques et républicaines en matière d'éducation (laïcité, accessibilité, rationalité, égalité...) ; ceci dans le contexte de l'offensive pédagogico-politique des républicains du premier centenaire de la Révolution et dans le débat sur l'orientation de l'instruction publique. Il s'agira ensuite, ou en même temps, de cerner par quelles manières, par quels moyens, cette entreprise vient consolider, populariser et légitimer la doctrine en matière d'instruction ainsi que le discours politique mis en œuvre par le parti radical.
Les repères de l'analyse idéologique
Les fragments socio-sémélotiques, notamment les symbolèmes que déploie le travail d'édition par Guillaume des Procès verbaux du comité d'instruction publique sous la Révolution, se construisent tout au long de cette double spirale (psychique-individuelle et culturelle-collective) de la signification. L'hypothèse de la double spirale de la sémiosis rend compte des déterminations socio-culturelles de l'entreprise de Guillaume. C'est la première étape dont doit tenir compte l'analyse idéologique. Que dirions-nous maintenant au sujet du symbolème particulier qui nous intéresse ici à titre d'exemple, et du processus d'idéologisation auquel il a pu être soumis, en son temps, si pour en détailler quelque peu les étapes, nous lui appliquons les paramètres généraux (position et fonction) que nous venons de proposer ?
J'ai dit plus haut en définissant un idéologème qu'il s'agissait d'un symbolème dont l'action était directement polémique et indirectement politique. Un symbolème donc qui, la plupart du temps, circule déjà dans une culture donnée, à une époque donnée. Il n'y a proprement parler jamais d'idéologème, lorsqu'on se met à isoler un artefact culturel quelconque au sein de la sémiose collective. On aura toujours affaire à une idéologisation de tel ou tel fragment socio-symbolique, idéologisation qui peut prendre plusieurs formes dépendantes du koînon du moment. Il se peut, par la suite, et cela arrive fréquemment, qu'il y a reprise d'idéologèmes déjà constitués, en l'occurrence ceux construits par les Commissaires et les hommes politiques sous la Révolution et que remet en scène Guillaume. Mais cela revient au déclenchement d'un nouveau processus d'idéologisation avec cette différence que ledit processus générera cette fois à partir d'un idéologème donné, et non d'un symbolème donné, un idéologème ou une chaîne [134] d'idéologèmes spécifiques. C'est ce que j'appelle les phénomènes de sur-idéologisation.
On supposera, par conséquent, que la valence idéologique spécifique dont le symbolème donné (ou dans certains cas, comme dans le cas qui nous occupe, l'idéologème donné) est susceptible de se charger dépendra non pas de ses propriétés séméiotiques intrinsèques mais de deux principaux types de relation à la faveur desquelles le symbolème qui s'idéologise, si l'on peut dire, acquerra de nouvelles propriétés/fonctions séméiotiques. Ce sont donc ces relations que devra suivre l'analyse du symbolème ou de l'idéologème réactivé pour pouvoir les déterminer. Il faudra donc reconnaître le fonctionnement du symbolème ou de l'idéologème réactivé en même temps qu'on précisera ces relations et qu'on détaillera les termes dans lesquels se manifestent ces relations. C'est ainsi qu'en fin de parcours, on parviendra à définir ce qui fait la valence idéologique de tel ou tel fragment socio-symbolique. Nous apercevons deux principales relations :
- i) LA RELATION D'EXPLOITATION :
Elle lie le producteur ou le manipulateur au symbolème qu'il a produit ou qu'il manipule ;
- ii) LA RELATION DITE KAÏRIOUE
Elle lie, d'un côté, le producteur ou le manipulateur du symbolème et le symbolème qu'il a produit et qu'il manipule, de l'autre, producteurs et produits à la conjoncture socio-symbolique d'ensemble.
Ces relations seront analysées respectivement sous le paramètre fonction et sous le paramètre position. La petite matrice ci-dessous fixe les quatre grands repères orientant l'analyse idéologique, soit du point de vue du produit, soit du point de vue de l'agent, et au moyen desquels celle-ci parvient à déterminer les formes agoniques pris par un symbolème ou un réseau de symbolèmes culturels.
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SYMBOLÈME/ IDÉOLOGÈME
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SUJETS-AGENTS INTÉRPRÉTANTS
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RELATIONS
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Fonction
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Exploitation
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Position
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Kaïrique
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La relation d'exploitation
et la relation kaïrique
La première relation dont il faut reconnaître la nature est une relation stratégique d'exploitation ou d'utilisation. Le manipulateur emploie consciemment, intentionnellement, délibérément, implicitement et/ou explicitement le symbolème en cause à des fins hégémoniques de domination, fins à la fois polémiques et politiques. Conscience, intentions, volonté sont toutes des conditions de l'action du manipulateur du symbolème, c'est-à-dire du sujet-agent interprétant. Les caractères d'explicitation ou d'implicitation constituent les [135] formes d'exploitation agonique du symbolème. Ces formes revêtiront les traits suivants que nous regroupons sous quatre classes : calcul, opportunisme, sélectivité, normativité. Les fins polémiques (niveau ontologique) que poursuit le sujet-agent interprétant seront constamment réévaluées en fonction de ses intérêts politiques propres (niveau axiologique) ou des intérêts du groupe auquel il appartient, et seront servies par toutes les manoeuvres que ce dernier juge adéquates à leur triomphe (niveau pragmatique).
Ce premier type de relation, la relation d'exploitation, sera contrôlé sous le paramètre d'analyse qui se rapporte à la fonction. L'analyse se concentrant sur la fonction socio-culturelle du symbolème qu'elle a isolé cherche, de cette manière, à déterminer les différents aspects idéologiques ; bref, à définir, dans cette optique, un symbolème comme idéologème. Réemployant à notre usage une formulation d'Althusser, on précisera :
- l'idéologème s'identifie comme tel lorsque l'analyse peut déterminer, en présence d'un symbolème donné, par quelles stratégies son producteur-manipulateur lui fait jouer une fonction herméneutique d'ordre praxéo-politique qui l'emporte sur sa fonction d'ordre épistémique.
Le second type de relation, la relation du symbolème et de son producteur-manipulateur au contexte socio-symbolique d'ensemble (la sémiosis collective), sera contrôlé, à son tour, sous le paramètre d'analyse qui se rapporte à la position. Cette relation au contexte est une relation que nous pouvons qualifier de kaïrique [7], de la même manière que nous avions ajouté tout à l'heure l'adjectif de stratégique pour spécifier le premier type de relation. Nous sommes, en effet, en train de faire les concordances entre les paramètres qui nous servent à identifier les symbolèmes susceptibles de servir comme idéologèmes et les relations dynamiques où les symbolèmes agiront effectivement comme idéologèmes. La relation au contexte socio-symbolique s'établit selon deux sous-relations qui fonctionnent sur un double registre. Ce sont elles qui détermineront le contenu modal spécifique de l'agonème.
Un symbolème prendra sa valence idéologique, au courant, entre autres, de la réévaluation des fins politiques que poursuit son producteur-manipulateur et des manoeuvres d'ordre polémique qu'il juge le plus adéquates à faire triompher ses vues. La part d'aléatoire est très mince dans la réévaluation à laquelle est susceptible de se livrer le sujet-agent interprétant, la marge dans le choix des manoeuvres ou des procédés qu'il décidera d'employer se révèle tout aussi mince.
Ces opérations ne sont que fort peu conduites par le hasard ou par l'arbitraire. Elles se font à l'intérieur de limites précises, sans compter toutes les chaînes indéfinies, et à proportion indéfinissables, des déterminismes de tout ordre que l'on ne peut guère faire mieux que [136] de soupçonner. Ces limites qui sont avant tout spatio-temporelles, constituent le cadre physique où vont jouer, de manière concomitante au contexte socio-culturel, les relations du symbolème avec l'état général, la situation actuelle globale, hic et nunc, des symbolèmes et des idéologèmes qui ont cours, socialement parlant, à l'intérieur du discours commun. Il s'agit du premier registre.
Sur le second registre des relations du symbolème au contexte socio-culturel, le symbolème sera comparé avec les réseaux des symbolèmes et des idéologèmes qui l'ont immédiatement précédé dans le temps et l'espace socio-culturel, tels qu'ils se sont relativement stabilisés et qu'ils ont été partagés alors. Toutes les modifications susceptibles d'affecter un symbolème quelconque au cours de son exploitation agonique, le renouvellement sémantique, par exemple, du terme de philosophe pendant le XVIIIe siècle par rapport au siècle précédent, et les enjeux politiques qui l'ont accompagné, toutes ces modifications, donc, lorsque :
- a) elles sont déterminées par des facteurs d'opportunisme en regard
- i) de la situation socio-symbolique actuelle globale,
- ii) de l'état socio-symbolique immédiatement précédent du (ou des) symbolème (s) en cause,
et lorsque
- b) ces modifications sont apportées intentionnellement par le sujet-agent interprétant comme exprimant une prise de parti dans une situation éristique, conflit, crise, combat (l'échelle éristique comportant des degrés variables d'intensité),
alors toutes ces modifications constituent autant d'indicateurs de la valence idéologique dont est affecté le symbolème. Celui-ci pourra désormais être considéré par l'analyse comme un agonème.
Les opérations agoniques
Les traits (calcul, sélectivité, opportunisme, normativité) par lesquels un agonème va se définir comme tel nous permettent d'inférer certains ressorts de son fonctionnement. À notre reconnaissance précédente des conditions générales sous lesquelles s'effectue le passage, à l'intérieur du koînon, d'un symbolème à l'état d'agonème, on ajoutera maintenant quelques-unes des opérations les plus courantes qui sont à l'œuvre au cours des relations de transformation. Revenons au discours de Guillaume pour nous en expliquer.
Il est évident que Guillaume a toutes les prétentions, tous les moyens objectifs de faire oeuvre d'historien. Un mécanisme primordial qui intervient dans la formation de l'agonème guillaumien est, de manière tout à fait apparente, celui de la surcharge herméneutique. Le sujet-agent interprétant opère une sélection informationnelle la plus ou la moins fine possible, selon les cas, à même les éléments qui composent son monde symbolique, psychique et social. La délimitation suivra les pointillés d'un parti-pris agonique, c'est-à-dire d'a priori [137] polémiques et politiques, calculés, opportunistes et normatifs. L'agonème guillaumien, une fois constitué, établira de ce fait une démarcation à même l'un ou l'autre des trois niveaux suivants :
- ontologique (entre ce qui est existant et ce qui inexistant),
- axiologique (entre ce qui est bien et ce qui n'est pas bien, permis et non permis, prescrit et non prescrit),
- pragmatique (réaction en regard de la conjoncture éristique donnée par la définition des moyens discursifs appropriés à la lutte et par l'organisation des actions).
En l'occurrence, dans l'agonème guillaumien, la sélection soigneuse des pièces diverses (extraits de journaux, récits, rapports, etc...) qui entourent la présentation cruciale d'un rapport destiné à marquer un tournant dans le débat sur l'orientation à donner au système d'éducation nationale : le rapport de Lepeletier « volé » par Robespierre au frère de Lepeletier. Cette sélection a pour effet de marquer sur les trois niveaux déjà mentionnés une démarcation nette. Les idées de Lepeletier, propagées et adoptées par Robespierre comme les plus dignes de la révolution du pauvre se voient presque tangiblement données une grande importance à la fois matérielle et symbolique par la minutie à ce moment presque maniaque de Guillaume en ce qui concerne l'appareil critique et l'entourage discursif dont il les dote. On ajoutera que l'on devine en filigrane où vont les sympathies sur le plan axiologique du vieux révolutionnaire et que sur le plan pragmatique, le but est clair : servir la réactivation des idéaux républicains en matière d'éducation que poursuivent les radicaux de la Ille République.
Le corpus de Guillaume à travers le contenu qu'il reprend constitue, du point de vue de l'analyse idéologique, un artefact culturel à valence agonique. Du point de vue de sa fonction comme de sa position dans le contexte culturel, il permet aux partisans républicains et socialistes qui ont encouragé Guillaume à publier cette oeuvre, de tracer post facto une relation presque directe entre révolution intellectuelle et révolution socio-institutionnelle. Les agonèmes ne peuvent avoir un sens, un quelconque efficace, être crus par leurs auteurs et par ceux qui la partagent, ou du moins être reconnus, que dans la mesure où, dans une situation socio-symbolique éristique, les sujets-agents interprétants négligent-occultent tous les autres facteurs qui devraient objectivement entrer en ligne de compte, culturels, politiques ou économiques. Ceci afin de mieux glorifier (ou de vilipender selon les cas) l'événement, le fait, l'occurrence qu'ils décrient ou qu'au contraire ils chantent. Ici le système d'Éducation nationale à la mode républicaine et laïque destinée, comme il y a cent ans, à former un nouveau peuple, selon les idéaux, les valeurs et les pratiques institutionnelles démocratiques.
De tels agonèmes ne sont derechef ni faux, ni vrais scientifiquement parlant. C'est là qu'interviennent, de façon plus ou moins cachée, mais moins obscure aux yeux de l'observateur potentiel [138] que son aspect psychique et ante-discursif, les déterminations culturelles de la sémiosis. Autrement dit la force des représentations collectives qui pèsent sur la sémiosis originaire, celle que construit inlassablement tout sujet-agent interprétant pour connaître le monde et agir sur lui. Les ressorts psychiques-symboliques s'intriquent à ceux sociaux-symboliques dans la production, le fonctionnement et la subsistance collective d'un agonème. Les opérations dont nous venons de parler, la justification herméneutique, la partisannerie nomologique, la téléologisation stratégique tissent, pour ainsi dire, les étapes de ces processus et les font aboutir. Les opérations agoniques seront plus ou moins concertées, elles nécessiteront de la part de leurs acteurs des degrés divers d'habilité ou tout simplement de lucidité critique ou politique. Mais, en Fin de compte, ce sont sur elles que reposent la victoire (ou l'échec) sur la scène sociale de la cause exprimée-représentée-défendue par tel ou tel agonème.
Il semble que le degré plus ou moins grand d'autonomie d'un agonème par rapport à la sémiosis collective, soit proportionnel au degré de conformisme discursif (linguistique ou non linguistique), ou au contraire d'exception discursive (linguistique ou non linguistique) que son contenu concret reproduit (perpétue-transforme). Conformisme et exception sont les formes socio-symboliques dont est tributaire le contenu concret de l'agonème. Elles renvoient, respectivement, à ces aspects du koînon qui sont délimités par les tendances symboliques socialement dominantes ou par les tendances dominées ou en dérive. L'agonème stéréotype jouera en regard du koînon dont il est partie prenante une sous-fonction de fusion alors que l'agonème exception aura une sous-fonction de dislocation.
Je ne veux pas dire ici que Guillaume est la dupe de sa culture. C'est davantage l'écho actif des convulsions de la lutte agonique et historique. L'agonème qu'il produit offrant, sous une de ses facettes, un miroir de la configuration du cadre de référence communément partagé de son époque, nous indique quels en étaient alors les dominantes et les résistances. La relation que trace Guillaume entre « l'esprit philosophique » et la Révolution, et à son tour et, en sous-main, entre la Première Révolution et la révolution des républicains du premier centenaire, ne prend cette forme que sous l'action de représentations qui ne lui appartiennent pas en propre. Au sens où elles ont été imposées collectivement par les Révolutionnaires eux-mêmes à partir d'un modèle discursif principiel, sorti victorieux de la lutte agonique, et qui de statut d'exception est passé, ce faisant, au statut de stéréotype.
Ce modèle que reprend les Révolutionnaires, et, après eux, les socialistes et les libres-penseurs de la Ille République, à travers un siècle de sédimentations matérielles, culturelles et sociales, est celui que les Philosophes ont élaboré à travers leur combat contre les forces des Ténèbres, la religion et la superstition, antonymes des Lumières auxquelles ils s'identifiaient. Rappelons-nous ce que déclarait Diderot [139] dans une lettre à Voltaire (29 septembre 1762) ; ses déclarations en fixent le modèle discursif au XVIIIe siècle :
- Notre devise est : sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans [...] Est-ce qu'on s'appelle philosophe pour rien ? Quoi ! le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par les lâches ? Ce qui me plait des frères, c'est de les voir presque tous moins unis par la haine et le mépris de celle que vous appelez l'infâme que par l'amour de la vertu, par le sentiment de la bienfaisance et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n'est pas assez que d'en savoir plus qu'eux ; il faut leur montrer que nous sommes meilleurs, et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce suffisante ou efficace.
Enfin, à un dernier point de vue, celui des faits avérés historiquement, le travail de Guillaume considéré toujours en tant que symbolème-idéologème, est une instanciation concrète d'un phénomène plus général. Les interrelations effectivement étroites entre les sous-systèmes qui composent une société humaine, entre les sous-systèmes culturels et politiques, notamment, et la fonction, à ce point de vue, des institutions et des productions culturelles dans la structuration, la régulation et l'équilibration de la sémiosis sociale.
En tant que symbolème-agonème donc, le discours de Guillaume signale conjointement deux choses : premièrement, le succès de la critique du système d'éducation orchestrée, à travers ses aléas, par les premiers Comités d'instruction publique ainsi que la réussite plus ou moins éclatante de ses objectifs de changement, intellectuels et politiques. Deuxièmement, et dans la mesure où ces changements se sont enregistrés dans les Déclarations des droits successives, et les Constitutions, le passage à une reconfiguration du cadre culturel global de référence selon une boucle de récursivité avec la sémiosis première. Le discours des acteurs politiques contribue à mettre en place lentement, mais assez sûrement, mouvement accéléré par les guerres et leur cortège de bouleversements, les modèles imaginaires et discursifs collectifs dont les éléments sont repris délibérément des modèles alors dominés du temps de l'Ancien Régime.
Le corpus Guillaume indique du point de vue symbolique, la pesanteur ontologique des représentations et des significations qui circulent à cette époque historique, la suturation opérée par le système culturel lui-même entre deux paradigmes culturels et deux formes de société, ainsi que la fonction subversive des changements séméiotiques introduits dans la conception de l'égalité, de la liberté et de l'homme qui, pour être homme doit être aussi citoyen.
C'est à ces interprétations nouvelles que l'on doit aussi la transformation du monde effectué par la Révolution. C'est des oeuvres culturelles (écrivains, lois, institutions...) produites concernant les affaires publiques, c'est de la révolution des croyances et des valeurs que naît la liberté politique nouvelle, l'égalité, la fraternité, au sens où ces oeuvres ont précipité les mouvement revendicateurs, sensibilisé [140] l'opinion à la nécessité du changement et fourni à la révolte, à la faim, au mécontentement muets leurs expressions ainsi que leur légitimation idéologique. Et de la même manière que de muette la revendication aurait trouvé sa voix dans le discours des Commissaires et des politiciens révolutionnaires, de même Guillaume s'efforce de nous faire voir que les premières organisations de l'instruction publique ont été l'expression actuelle des voix qui se sont tues, il y a cent ans, et qu'il s'agit, c'est le même combat, de remplacer aujourd'hui.
- Josiane Boulad-Ayoub
- Département de philosophie
- Université du Québec à Montréal
[1] Guillaume, enseignant suisse, dirigea une revue anarchiste à Locle, petite ville du canton de Neuchâtel. Membre de la Fédération anarchiste du Jura, il connaît (assez bien, semble-t-il) Bakounine et Kropotkine, qui parle de lui dans ses Mémoires, le comparant à Robespierre. Forcé d'abandonner l'enseignement et de quitter la Suisse, il s'établit en France, où, grâce à Ferdinand Buisson, il peut entreprendre son oeuvre gigantesque. Sur la vie et l'œuvre de James Guillaume, on consultera J. Guillaume, L'Internationale, documents et souvenirs. Volume 1 (1864-1872), Genève, Éditions Grounauer, 1980. Voir également La vie ouvrière (Tome 1, 1914, p. 193-228).
[2] Ces annexes forment en fait la plus grande partie de l'édition par Guillaume des Procès-verbaux : elles comprennent des extraits de correspondance officielle entre le Comité et d'autres instances de l'appareil d'État, ainsi que des lettres, des adresses, des pétitions provenant de sociétés populaires, d'administrations locales ou de simples citoyens, des discours prononcés par des membres du Comité - tous députés soit de la Législative, soit de la Convention - tous les projets de décret concernant l'Instruction publique pendant la Révolution, des extraits de journaux de l'époque (du Moniteur à la Feuille villageoise ... ), etc...
[3] Le clivage instruction-éducation dans les comités d'instruction publique sous la Révolution recoupe, dans la marche de la société révolutionnaire vers le but commun qui est le bonheur, la priorité accordée dans l'orientation de J'enseignement, soit au progrès de l'espèce humaine, en général, et de l'individu, en particulier, par l'avancement des sciences et des connaissances (c'est la tendance Condorcet, premier président du Comité d'instruction publique, soutenue, du côté politique, par la Gironde, du côté théorique par les thèses des Encyclopédistes, d'Helvétius à Diderot, en passant par d'Alembert et d'Holbach), soit à la révolution morale et à la regénération de l'homme nouveau, par le progrès de la vertu qui est surtout ici amour des lois, des principes et des valeurs démocratiques nouvelles (c'est la tendance Romme, deuxième président du Comité, soutenue, du côté politique, par la première Montagne, du côté théorique par les idées pédagogiques et sociales de Rousseau), une vertu qui a davantage un sens politique « nationaliste », si l'on peut dire, qu'un sens politique universaliste : « faire du bien et aimer l'humanité avec passion », ainsi que l'écrivait Condorcet au libéral et physiocrate Turgot dans une lettre du 18 août 1774. Voir nos fascicules, J. Boulad-Ayoub, M. Grenon, S. Leroux, Les Comités d'instruction publique sous la Révolution. Principaux rapports et projets de décrets. Avec tableaux statistiques et informatisés des occurrences conceptuelles et thématiques. I : Condorcet et Romme. II : Lepeletier et Bouquier. III : Lakanal et Daunou. Montréal, Presses de l'Université du Québec à Montréal, (Collection « Symbolique et idéologie », nos S 20, 21, 22) 1992.
[4] J'ai déjà proposé cette métaphore dans Contre nous de la tyrannie... Hurtubise, Montréal, 1990, à propos de la représentation que nous nous faisons aujourd'hui de la Révolution. Voir p. 5 et ss.
[5] On se rappellera que le Ministère de l'Instruction publique sous la Ille République a fait imprimer et distribuer le plan de Condorcet pour la réorganisation du système d'enseignement.
[6] Je soutiens l'existence de deux sémiosis, une sémiosis originaire et privée et une « seconde » sémiosis, d'ordre collectif, publique et culturel. La sémiosis originaire est distincte de la sémiosis collective bien que toutes deux soient interdépendantes.
[7] Je tire cet adjectif de la kaïros de la sophistique : c'est tout ce qui est jugé opportun en fonction de la conjoncture.
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