Maurice Cusson
[professeur à l’École de Criminologie, chercheur au Centre international
de Criminologie comparée de l’Université de Montréal]
“Répétitions criminelles,
renseignements
et opérations coup-de-poing”.
Un article publié dans la revue Problèmes actuels de science criminelle, no. 21, 2008, pp. 37-52.
- Introduction
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- I. Une classification des répétitions criminelles
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- Les mécanismes des répétitions criminelles
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- II. Concentration, masse critique et points chauds
- III. L'opération coup-de-poing et le renseignement criminel
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- Le rôle d'un service de renseignements dans la planification d'une opération coup-de-poing
- Conclusion. la question de l'efficacité des opérations coup-de-poing
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- Références
INTRODUCTION
Comme les espèces vivantes, le crime se reproduit. L'idée n'est pas nouvelle. À l'aube de la criminologie, la récidive, une espèce de répétition criminelle, était l’obsession des positivistes. Le crime se répète aussi d'un individu à l'autre : imitation disait Gabriel Tarde (1890), association différentielle répondait Sutherland. Récemment les criminologues britanniques ont mis au jour une autre espèce de répétition : la victimisation répétée. Pour sa part, Felson (2002) montre comment un crime fournit l’aliment à un crime d'une autre nature et, à son tour, le deuxième conduit à un troisième… Avec les fruits de son vol, le voleur s'achète de la drogue ; il la consomme avec ses amis délinquants ; ceux-ci l'entraînent à perpétrer un braquage ; ensuite ils se disputent à propos du partage du butin et s'échangent des coups de feu.
Ces exemples nous font voir ce que sont les répétitions criminelles. Pour être plus précis, une définition s'impose. Une répétition criminelle se produit quand un crime est suivi d'un autre et qu'il existe un lien de cause à effet entre le premier et le second.
Quand de tels enchaînements se combinent et s'additionnent dans un lieu donné, émerge un point chaud du crime c'est-à-dire, un lieu de forte densité d'activités criminelles. Il revient aux services de renseignement de repérer ces lieux, d'analyser les problèmes qui s'y posent et de contribuer à la conception de solutions adaptées. Celles-ci prennent souvent la forme d'une opération coup-de-poing. Rafle, raid, coup de filet, les termes ne manquent pas pour désigner ces déploiements de forces policières.
Ce texte tiendra en trois parties :
- Dans la première, sera présentée une classification des espèces de répétitions criminelles. Il s'agira de montrer comment et pourquoi un crime en engendre un autre.
- Dans la deuxième partie, nous verrons ce qui se produit quand ces répétitions se combinent et s'additionnent en un lieu donné. Il y sera question de points chauds du crime et de processus de masse critique.
- La troisième partie dégagera les conséquences stratégiques des deux parties précédentes. Je défendrai alors la thèse suivante. L'opération coup-de-poing s'impose comme la réponse naturelle aux répétitions et concentrations criminelles. Une telle frappe ne peut cependant réussir qu'à la condition d'être guidée par le renseignement.
I - Une classification
des répétitions criminelles
Les répétitions criminelles se présentent sous une telle variété de manifestations qu’il s’impose de les classer.
La récidive est la manifestation classique de la répétition criminelle. Le fait que l'un des plus puissants prédicteurs de la récidive soit le nombre des délits antérieurs nous autorise à penser qu'il y a un lien de cause à effet entre le premier crime et le suivant. Notons que la récidive peut être soit une infraction semblable à la première, soit une infraction différente. Il est intéressant de le spécifier. Appelons réitération le fait pour un délinquant de commettre de nouveau un délit de même nature que le premier et diversification le fait d'en commettre un autre différent du premier.
L'influence des délinquants sur leurs camarades donne lieu à d’autres manifestations de répétitions criminelles. Nous pouvons parler d'imitation quand la répétition d’un délit à l'identique passe d'un délinquant à un autre. Quand cette transmission se traduit par un deuxième délit différent du premier, nous parlerons d’influence non spécifique.
Le phénomène des répétitions se constate aussi du côté des victimes. On sait que les victimisations répétées se produisent quand une même victime est frappée deux ou plusieurs fois par le même genre de vol ou d'agression, par exemple, le propriétaire d'une maison est cambriolé deux fois durant le même mois. Si une première victimisation conduit la même victime à être frappée par un deuxième crime de nature différente, nous utiliserons le terme victimisations successives, par exemple, un individu cambriole une maison, ce faisant il y surprend une femme et il la viole.
TABLEAU 1
Classification des répétitions criminelles
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Par un même délinquant
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D’un délinquant à un autre
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Subies par une même victime
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De l’agresseur à la victime ou vice versa
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Des délits semblables
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1. Réitération
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3. Imitation
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5. Victimisations répétées
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7. Talion
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Un 2e délit différent du premier
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2. Diversification
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4. Influence non spécifique
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6. Victimisations successives
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8. Représailles
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La « contagion » criminelle peut aussi aller du délinquant à la victime ou inversement. Quand la victime fait subir à son agresseur le même genre de traitement qu'elle a subi, le terme talion nous paraît approprié : oeil pour oeil, coup pour coup, vol pour vol. Quand la victime riposte ou se venge en faisant subir à son agresseur autre chose que ce qu'elle a subi, nous parlerons de représailles. Le premier tableau présente cette typologie.
Mais quel intérêt y a-t-il à s'attacher aux répétitions criminelles ? J'en vois deux. Premièrement, la répétition, c'est ce qui rend prévisible une activité délinquante. Et la prévision est au coeur de la science qui s'intéresse fort peu au fait singulier ; elle préfère les régularités et les récurrences. Deuxièmement, si un crime en annonce un autre, la police peut en tenir compte pour prévenir la répétition. Elle contribue plus fortement à faire reculer la criminalité quand elle arrête des récidivistes plutôt que de purs occasionnels. Et elle prévient de plus nombreux cambriolages en concentrant son action préventive sur les victimisations répétées au lieu de disperser ses énergies un peu partout.
- Les mécanismes des répétitions criminelles
Pourquoi un crime conduit-il à un autre ? Plus précisément, quels mécanismes sont à l'origine des répétitions criminelles ? C'est ici que les choses se compliquent car on peut identifier au moins 16 mécanismes pouvant expliquer le lien entre un crime et le suivant.
1) Chez un même délinquant, la réitération s'explique principalement en termes de renforcement. La conséquence agréable du vol pousse le voleur à commettre de nouveaux le même type de vol. Une fois la période de rodage terminée, le mode opératoire devient de plus en plus stéréotypé.
2) La progression dans la délinquance peut conduire un garçon du vol simple au cambriolage parce que ce dernier lui paraît plus rentable. Nous restons toujours dans une même logique de profit et d'efficacité.
3) Si un délinquant est porté à en imiter un autre, c'est d'abord parce qu'il a vu son camarade réussir son crime impunément. J'oserais parler à ce propos des succès ostensibles et des impunités scandaleuses. Un voleur notoire qui fait étalage de son bien mal acquis tout en échappant systématiquement aux poursuites ne peut manquer de susciter des émules.
4) L'influence des « mauvais compagnons » ne conduit pas nécessairement à une imitation à l'identique mais encourage un garçon à commettre un délit d'une autre nature. Mon camarade vole des voitures, pour ma part, je cambriolerai. En souvenir de Sutherland, nous pouvons parler d'association différentielle pour désigner cette influence des délinquants sur leurs camarades.
TABLEAU 2
Mécanisme des répétitions chez les délinquants
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Par un même délinquant
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D’un délinquant à l’autre
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Délits semblables
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Réitérations
1- Renforcement
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Imitation
3- Impunités scandaleuses
Succès ostensibles
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D’un type de délit
à l’autre
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Diversification
2- Progression
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Influence
non spécifique
4- Association différentielle
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5- Infractions conditionnelles
6- Contre-dissuasion
7- Vie festive
8- Le milieu en guerre
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5) Il arrive qu'une infraction conduise à une autre de nature différente en rendant la deuxième possible ou plus facile. Le vol permet l'achat de drogue. Le vol d'une arme et le vol d’une voiture fournissent les instruments du braquage. Une transaction illicite de drogues est constituée de deux infractions nécessaires l'une à l'autre : la vente et l'achat. Le terroriste doit d'abord voler des explosifs avant de perpétrer un attentat à la bombe. Dans ces exemples, la première infraction est la condition de la seconde. C'est pourquoi il me paraît justifié de parler à ce propos d’infractions conditionnelles.
6) Un criminel commet un deuxième crime à la suite d'un premier pour échapper à la police ou pour aider un camarade à y échapper. Un homme viole une femme puis il menace de la tuer si elle parle. Les tueurs qui, au Québec, exécutent des règlements de comptes incendient la voiture volée une fois leur forfait perpétré pour détruire toutes traces compromettantes, y compris des cheveux ou autres traces contenant leur ADN. Il leur arrive aussi de supprimer le témoin de leur assassinat. La corruption de fonctionnaire est un moyen classique utilisé par les organisations criminelles pour échapper à la justice. Les mafias intimident les témoins pour faire prévaloir l'omerta. Au Québec, les motards criminalisés ont intimidé fréquemment des policiers. On sait qu'en Italie, la mafia sicilienne a fait assassiner des juges d'instruction. Ces crimes défensifs suivent une logique de contre dissuasion (Bouchard et Leduc 2007).
7) Quand les voleurs font main basse sur un riche butin, sans tarder, ils vont le dilapider dans des beuveries et autres débauches de sexe et de drogue. Ils se trouvent alors sans le sou, ce qui les conduit à commettre de nouveaux vols pour se renflouer. Cette vie festive dont les délinquants récidivistes sont friands explique pourquoi les vols s’enchaînent aux infractions de consommation (Cusson 2005).
8) Quand deux bandes de dealers de drogues entrent en compétition, ils sont portés à régler leur litige à coups de revolver : le trafic de drogue conduit au meurtre. Quand deux cambrioleurs ne s'entendent pas à propos du partage des profits, c'est la loi du plus fort qui prévaudra. Dans ces deux exemples, le passage d'une infraction non violente à un crime violent s'explique par les difficultés pour les membres du milieu criminel de régler leur conflit de manière non violente. La guerre de chacun contre chacun qui tend à sévir au sein du Milieu est un autre mécanisme expliquant les répétitions criminelles.
TABLEAU 3
Mécanismes des répétitions criminelles :
victimes et délinquants
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La même victime
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De l’agresseur à la victime
et vice versa
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Délits semblables
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Victimisations répétées
9- Vulnérabilité
10- Exposition
11- Dévoilement
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Talion
13- Rétribution
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Un 2e délit différent du 1er
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Victimisations
successives
12- Un délit crée l’occasion d’un autre
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Représailles
14- Autodéfense
15- Vengeance
16- Escalade
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9) Les victimisations répétées s'expliquent par trois mécanismes : d'abord, la vulnérabilité de la victime qui est mal protégée ou mal défendue.
10) L’exposition qui fait qu'elle se rend accessible aux agresseurs potentiels.
11) Le dévoilement : les cambrioleurs qui ont dévalisé une maison une première fois connaissent les lieux ce qui leur facilite la tâche la deuxième fois.
12) Les victimisations successives découlent du fait que la première infraction fournit l'occasion d'une seconde. Un cambrioleur surprend une femme dans la maison où il vient de s'introduire et il en profite pour la violer. Ayant tué son ennemi, le meurtrier en profite pour le voler. Une prostituée vole le porte-monnaie de son client endormi. Dans de telles circonstances, le dicton « L'occasion fait le larron » devrait être inversé. Il faudrait dire « Le crime fait l'occasion ».
13) Le talion obéit à la logique de la rétribution, de la réciprocité négative : rendre le mal pour le mal, coup pour coup, ni plus ni moins.
On peut rendre compte des représailles par trois mécanismes :
14) Premièrement, l'autodéfense, par exemple, la victime d'une tentative de vol frappe le voleur pour protéger son bien.
15) Deuxièmement, la vengeance est une raison évidente des représailles, par exemple, la victime d'un vol part la recherche de son voleur et se fait justice elle-même en lui donnant une raclée.
16) Troisièmement, l'escalade au cours de laquelle la victime résiste de plus en plus vigoureusement à son agresseur qui frappe de plus en plus fort.
II - Concentration, masse critique
et points chauds
Situons maintenant les répétitions criminelles dans l'espace urbain. Il est connu que la criminalité se distribue inégalement sur le territoire d'une ville. Sa densité est très élevée dans certains secteurs de la ville alors qu'elle est faible ailleurs. C'est ce que montre la géocriminologie ou, si on préfère, la cartographie criminelle. Quand la fréquence des délits et crimes est très élevée dans une portion circonscrite de l'espace urbain, l'usage est de parler d'un point chaud du crime. En France, on parle beaucoup des banlieues sensibles dans lesquelles sévissent les émeutes, les destructions et les attaques contre des policiers (Roché 2007). Dans ce qui suit, j'exposerai les raisons pour lesquelles la dynamique des répétitions criminelles s'accélère dans les zones urbaines à forte densité criminelle contribuant à la stabilité des points chauds du crime.
En premier lieu, s'impose d'expliquer l'origine de la formation des points chauds du crime. Les choix territoriaux des délinquants relèvent de trois processus qui contribuent à leur convergence vers des secteurs précis d'une ville (Cusson 2003).
Tout d'abord, les voleurs sont à la recherche de cibles intéressantes. Ils auront donc tendance à converger vers les secteurs d'une ville où ils trouveront le plus grand nombre d'objets intéressants à voler, par exemple, vers le centre de la ville dont les magasins offrent des marchandises tentantes pour les voleurs. Appelons « terrain de chasse » ce lieu qui attire les délinquants parce qu'il abonde en « produits chauds ». En principe la fréquence des délits contre la propriété sera plus élevée dans ces « terrains de chasse ».
Il est connu que les délinquants actifs ne se contentent pas de voler. Ils ont tendance à être de gros consommateurs d'alcool et de drogue, ce qui les conduit souvent à en revendre et à fréquenter, nuit après nuit, des débits de boissons, marchés de drogue et autres lieux de plaisir. Dans ces établissements, l'alcool et l'ambiance festive favorisent la levée des inhibitions. Certains se laissent aller à dépasser les limites du tolérable. D'autres se sentent offensés ou provoqués : la bagarre éclate. On devine alors pourquoi la densité des activités criminelles est élevée dans certains « lieux de plaisir ».
Plus un individu est engagé dans le crime, plus il voudra se mettre à l'abri des contrôles sociaux et de la répression. Un délinquant actif ne supporte pas les voisins honnêtes qui font mine de réprouver son comportement et qui pourraient le dénoncer à la police. C'est pourquoi il préfère fréquenter les lieux (bars, restaurants, squats) et secteurs de la ville où les délinquants et déviants ne sont ni surveillés ni dénoncés et où la présence policière ne se fait pas sentir trop lourdement. Appelons « refuges » ces quartiers où on leur fiche la paix.
Les terrains de chasse, les lieux de plaisir et les refuges sont, en principe, des lieux de forte densité de délits ou de délinquants. Cependant la persistance pendant des années d'un point chaud s'explique par une autre raison, une raison qui tient aux répétitions criminelles. En effet, ces répétitions sont, pour la plupart, facilitées et accélérées par la proximité. L'imitation et l'association différentielle jouent à plein régime dans un espace ou plusieurs délinquants se côtoient et se voient agir. Si nous retournons au tableau 2, d'autres mécanismes favorisent les répétitions. Les malfaiteurs se donnent rendez-vous dans des bars, consomment, font la fête et s'enferment dans le cercle vicieux des abus coûteux suivis de vols. Il se disputent, se bagarrent, se volent mutuellement et exercent des représailles contre leurs ennemis. Bref, plus dans un lieu donné, la densité des délits et des délinquants est élevée, plus de nombreux mécanismes des répétitions seront mis en branle. Parallèlement l'activité contre-dissuasive des délinquants, comme l'intimidation des victimes, des témoins et des policiers, affaiblira les contrôles sociaux informels et la capacité d'action de la police : les infractions seront de moins en moins punies. Enfin, à cause même du nombre élevé des infractions, celles-ci resteront souvent impunies. En effet, à capacité constante de punir, plus le nombre des délits s'élève dans un secteur, plus faible sera le pourcentage des délits punis. Ainsi quand la fréquence de délits et crimes devient trop élevée dans un lieu donné, le rapport avantage coût de l'acte criminel devient de plus en plus positif : il est approuvé et encouragé par les copains tout en restant impuni.
C'est alors qu'un effet inédit émerge du jeu des répétitions et de l'impunité : la criminalité se nourrit d'elle-même quand sa densité atteint un degré suffisamment élevé. C'est un phénomène qui a été observé dans d'autres activités sociales. Schelling (1978 : 97) parle à ce propos de masse critique : « Une certaine activité se maintient d'elle-même une fois que cette activité a dépassé un certain niveau minimum ». La stabilité des zones de forte densité criminelle comme les points chauds peut s'expliquer exactement en ces termes : quand la criminalité y a atteint un seuil critique, elle se maintient d'elle-même. La figure qui suit illustre l'ensemble du processus de constitution et d’incrustation de points chauds du crime.
Étant donné que la plupart des mécanismes produisant ces répétitions criminelles poussent dans le sens de la diversification, la criminalité dont nous parlons ici sera la plupart du temps diversifiée.
Quand la masse criminelle parvient à son seuil critique, la dynamique du crime devient endogène : alors qu'auparavant la criminalité apparaissait comme l'effet de causes sociales ou économiques, quand le seuil critique est atteint, la criminalité devient cause d'elle-même. Pire, elle contribue à la pauvreté, au chômage et à la désorganisation de l'environnement où elle sévit. En effet, la multiplication des vols, des incivilités, des bagarres, des actes de vandalisme engendre la méfiance et la peur, et fait fuir les créateurs de richesse et d'emplois.
III - L'opération coup-de-poing
et le renseignement criminel
Que faire quand, par l'action combinée de plusieurs types de répétitions, un processus de masse critique assure la pérennité d'un point chaud du crime ? Il est clair que les tactiques policières habituelles ne peuvent suffire. Ce n'est ni par la patrouille de routine couvrant tout un territoire, ni par le travail conventionnel d'enquête criminelle, ni par les réponses au cas par cas aux appels des citoyens qu'un service de police pourra crever l'abcès. Le dispositif traditionnel qui paraît adéquat quand la criminalité se situe à un niveau normal cesse de l’être contre un point chaud. Et même l'addition d'un certain nombre de patrouilleurs et des détectives ne peut suffire pour résorber la criminalité quand elle atteint son seuil critique. C’est la conclusion qui s'est imposée aux chercheurs américains qui ont fait le bilan des évaluations de l'efficacité policière (Sherman et Eck 2002 ; Skogan et Frydl, dir. 2004).
Le « traitement social » de la délinquance paraît comme une autre réponse inadaptée. On sait que cette approche fut longtemps privilégiée par les gouvernements français successifs confrontés à ces banlieues où de jeunes gens s'amusaient à incendier des voitures et à attaquer les représentants de l'autorité. En effet les politiciens au pouvoir s'imaginèrent que la lutte contre le chômage et la pauvreté pourrait réduire cette criminalité. Et au cours des 25 dernières années, des milliards de francs puis d'euros furent engloutis dans de futiles efforts de création d'emplois et de rénovation urbaine. L'échec fut au rendez-vous dès lors que, dans ces cités, la première cause du crime était le crime lui-même et parce que l'insécurité engendrée par la criminalité et les incivilités nuisait à la création de richesses et d'emplois. L’erreur du traitement social de la délinquance consiste donc à s'imaginer que l'on peut résorber la criminalité quand elle a atteint son seuil critique en se contentant d'agir sur des facteurs exogènes sans agir sur la criminalité elle-même.
Pour contrer une dynamique criminelle qui s'alimente elle-même, les approches policières et sociales habituelles ratent donc la cible. La police aura alors intérêt à changer de registre. Et comme elle fait face à une concentration d'activités criminelles sur un point précis, elle doit elle-même concentrer ses forces. La direction d’un services de police mobilise alors ses effectifs, planifie une opération bien ciblée et, le jour J, frappe fortement au coeur même du secteur problématique. Ce genre d'opération coup-de-poing n'a rien de nouveau comme en témoigne la diversité des termes utilisés pour la désigner : rafle, coup de filet, descente de police, frappe, raid (en anglais : « crackdowns »). On entend par là une l’intensification de l'activité policière contre un problème criminel virulent circonscrit.
Il existe un rapport de convenance entre le point chaud du crime et l'opération coup-de-poing : quand la densité de la délinquance est élevée, on oppose une densité correspondante des forces de l'ordre ; face à un problème local ont agi localement. Encore faut-il que les particularités de l'opération répondent aux caractéristiques du problème criminel constaté.
L'opération coup-de-poing s'attaque tout naturellement aux facteurs des répétitions criminelles : les pires récidivistes du secteur visé sont mis hors d'état de nuire ou dissuadés ; il devient difficile de violer la loi impunément, ce qui décourage les imitations ; les victimes les plus exposés sont dorénavant mieux protégés, ce qui fait reculer le nombre des victimisations répétées ; l'impression prévaut que « justice est rendue », ce qui persuade les victimes de renoncer à se venger.
Les responsables de la plupart des raids qui réussissent à réduire la criminalité adoptent, délibérément ou non, une stratégie indirecte. Celle-ci consiste à frapper une catégorie d'infraction, généralement de faible gravité, pour faire reculer une autre catégorie. Cette stratégie repose sur deux faits, premièrement, la plupart des récidivistes optent pour la diversification et deuxièmement, différentes catégories d’infractions sont interconnectées. Plusieurs mécanismes des répétitions criminelles expliquent cette diversification et cette interconnexion (comme nous avons vu dans le tableau 2). Parmi les mécanismes à l'oeuvre derrière les répétitions, nous en trouvons au moins de six qui poussent à la diversification : 1) la progression qui conduit un délinquant à passer à une infraction plus efficace ; 2) le besoin de commettre une première catégorie d’infraction pour en réussir une autre ; 3) la détermination d'échapper à la police par tous les moyens, y compris en éliminant un témoin ; 4) la vie festive qui entraîne les délinquants à enchaîner les délits lucratifs aux délits de consommation 5) la guerre au sein du milieu criminel et, 6) la vengeance.
On comprend alors pourquoi, quand un type de crime augmente dans un secteur urbain, d'autres types de crimes augmenteront également. Inversement si une catégorie d’infraction diminue, d'autres catégories auront tendance à diminuer aussi (Felson 1998 : 143).
Il paraît donc de bonne guerre pour les responsables d'une opération coup-de-poing de choisir, parmi les diverses infractions qui se commettent dans un point chaud, les plus fréquentes, les plus visibles et celles qui, de ce fait, prêtent flanc à l'intervention policière. Ces infractions auront tendance à être de faible gravité car, règle générale, plus une infraction est fréquente, moins elle est grave. Cependant si ces infractions mineures sont connectées à de plus grave (par le jeu de la progression, de l'infraction conditionnelle, de la contre dissuasion, etc.), punir la faute de faible gravité fera baisser le nombre des crimes sérieux. Ce phénomène a été observé dans plusieurs évaluations de « crackdowns » (Cusson et La Penna 2007).
- Le rôle d'un service de renseignements
dans la planification d'une opération coup-de-poing
S'il est vrai qu'une frappe n'est efficace qu'adaptée aux particularités de la cible visée, sa conception présuppose une bonne connaissance de cette cible. C'est ici qu'intervient le service de renseignements criminels. Il a pour mission de réunir les informations nécessaires pour bien définir le problème, identifier les délinquants en cause, connaître la situation. Chaque opération coup-de-poing exige un travail de renseignement pour apprécier le problème particulier qui se pose et les circonstances dans lesquelles il se pose. La contribution des analystes des services de renseignements à la conception d'une opération ciblée tient en trois points : 1) identifier et localiser les points chauds du crime ; 2) analyser les problèmes qui s'y posent ; 3) repérer les répétitions criminelles.
- 1) Pour identifier et localiser un point chaud du crime, il est préférable qu'un service de police dispose d'abord des statistiques criminelles désagrégées permettant de savoir où précisément des infractions ont été commises et, deuxièmement, d’un logiciel de cartographie criminelle qui saura traiter ces statistiques et produira des cartes localisant les secteurs de forte densité criminelle.
- 2) Le point chaud repéré, il doit être analysé : Quelle est la nature des délits et des crimes qui y sont commis ? Avec quels modes opératoires ? Que savons-nous sur leurs auteurs ? Forment-ils une bande ? Où se situe leur repaire? leurs terrains de chasse ? leurs lieux de plaisirs ? Etc.
- 3) S'il est vrai que les répétitions expliquent la gravité et la persistance d'un problème criminel, leur connaissance éclairera la conception d'une opération coup-de-poing. Il n'est pas indifférent de savoir qui sont les récidivistes actifs dans le secteur visé, quels sont les modes opératoires récurrents, les délits et crimes relevant de la contre dissuasion, etc. Les diverses catégories des répétitions présentées tout à l'heure proposent plusieurs hypothèses sur les liens entre les délits et sur les raisons de leurs rapports. C'est ainsi qu'une série de délits présentant le même mode opératoire peut relever de la réitération ou de l'imitation.
Olivier Ribaux et Pierre Margot ont fait avancer l'étude des répétitions criminelles dans un chapitre du Traité de sécurité intérieure intitulé « La trace matérielle, vecteur de l'information au service du renseignement criminel ». Ils montrent comment l'utilisation des traces matérielles peuvent servir à reconstruire ce qu'ils appellent les phénomènes sériels et que j'appelle moi-même les répétitions criminelles. Par exemple, des empreintes digitales ou génétiques appartenant à un même individu trouvées sur les lieux de plusieurs cambriolages autorisent à conclure que cet individu a participé à cette série de vols. Dans une affaire citée par Ribaux et Margot, des cambrioleurs pénétraient dans la maison en perçant un trou dans le cadre d’une fenêtre avec une perceuse manuelle. C'est par ce trou que les voleurs introduisaient une tige pour soulever la poignée intérieure de la porte. Les enquêteurs ont alors supposé que les voleurs soufflaient dans le trou pour évacuer les copeaux de bois et ils ont fait faire des prélèvements d'ADN autour de ces trous ce qui a permis d'identifier un petit groupe d'auteurs. C'est ainsi qu'un gang a été associé à une série de cambriolage. Si j'utilise mon vocabulaire, nous sommes ici en présence d'une série de réitérations et d'imitations car ce mode opératoire paraît avoir été répété à la fois par un même individu et par ses complices.
Habituellement, remarquent Ribaux et Margot, les traces matérielles ne sont utilisées que dans le cadre d'une seule enquête au cours de laquelle on relie les traces laissées par un délinquant déjà fiché à un seul délit. Ces auteurs souhaitent que l'analyse des traces servent aussi au renseignement criminel pour mettre en relation, par exemple, une série de viols par un balayage des ADN emmagasiné dans une base de données. Ainsi les enquêteurs pourraient-ils réunir des enquêtes jusque-là séparées. Dans une base de données d'ADN prélevés sur des scènes de crime, une analyse pourrait aussi mettre en rapport plusieurs crimes, non seulement ceux commis en utilisant le même mode opératoire, mais aussi des crimes différents commis par un même criminel.
Si j'applique le raisonnement de Ribaux et Margot à ma classification des répétitions criminelles, nous obtenons quatre cas de figure.
- 1) Réitérations : les traces matérielles laissées par un même délinquant sur les scènes de plusieurs crimes sont associées à un même mode opératoire.
- 2) Imitations : les traces matérielles attribuées à des délinquants différents sont trouvées sur les lieux de crimes présentant le même mode opératoire.
- 3) Diversifications : les traces sont laissées par un même individu sur les scènes de crimes qui appartiennent à des catégories différentes.
- 4) Représailles : Ici il faut d'abord supposer que sont prélevées les empreintes non seulement des délinquants mais aussi des victimes. On peut alors poser l'hypothèse de représailles quand les traces d’une victime de coups et blessures correspondent à celles qui sont attribuées à l'auteur d'un meurtre commis plus tard, cependant que les traces laissées par l'auteur de l'agression initiale sont celles de la victime de l'homicide commis plus tard.
Conclusion
la question de l'efficacité
des opérations coup-de-poing
Quand un problème criminel localisé devient préoccupant par la fréquence des répétitions, par sa concentration et par sa masse critique, une opération spéciale guidée par le renseignement paraît la réponse logique. Mais que savons-nous de l'efficacité d'une telle riposte ? Notre Traité de sécurité intérieure contient un chapitre consacré à cette question sous forme de bilan des évaluations d'une quarantaine de « crackdowns » (Cusson et La Penna 2007). En effet plusieurs adeptes de la criminologie expérimentale ont voulu soumettre les frappes policières à l'épreuve de l'évaluation. Ils ont comparé la criminalité du secteur visé avant l'opération avec celle d'après. Puis ils ont comparé l'évolution de la criminalité dans le secteur expérimental aux changements de la criminalité dans un autre secteur comparable dans lequel la police avait maintenu la routine habituelle. Ce jeu de comparaisons permet de savoir si l'opération a réussi ou échoué à réduire la criminalité dans le secteur expérimental. Il se dégage des 43 évaluations utilisant cette méthode que 23 « crackdowns » réussirent à faire reculer la criminalité alors que les 20 autres échouèrent (ou ont obtenu des résultats mitigés). Si nous nous demandons ce qui distingue les opérations qui échouent de celles qui réussissent, nous découvrons les conditions à respecter pour qu'une opération coup-de-poing atteigne son but. La qualité du renseignement est l'une d'elles. Il y en a trois autres sur lesquelles je voudrais insister
La première condition nous est déjà connue, c'est l'approche indirecte. La police aura de meilleures chances de réussir à résorber un problème criminel si elle frappe les infractions mineures et faciles à sanctionner dans le but d'en faire reculer d'autres et de plus graves.
La deuxième condition se dégage par la négative des opérations coup-de-poing qui ont échoué. Ce qui les distinguait c'était une mobilisation insuffisante des forces de l'ordre et la passivité des policiers qui, le plus souvent, se contentaient d'une simple présence sur un point chaud du crime. Il importe donc qu'une frappe policière soit intense et marquée par une forte activité des policiers.
La troisième condition tient à l'effet de surprise. Quand le secret d'un raid est éventé, les délinquants disparaissent dans la nature et échappent à l'arrestation. Il faut donc surprendre, frapper au moment où les malfaiteurs s'y attendent le moins. En revanche, une fois la surprise passée, il n'est pas mauvais qu’un battage publicitaire donne à l'opération la plus grande visibilité possible.
Ces trois conditions me permettent de terminer sur une note optimiste. Il n'est pas vrai que l'accumulation des répétitions criminelles pose un problème insoluble. La leçon qui se dégage de bon nombre d'évaluations, c'est que ce problème peut être résorbé par un raid intense, bien pensé, guidé par le renseignement et ménageant l'effet de surprise.
21 décembre 2007
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Références
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