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Une société des jeunes ?
Avant-propos
Ce livre réunit les travaux d'un colloque * tenu en octobre 1985, à l'instigation de l'Institut québécois de recherche sur la culture. Monsieur Léo Jacques, secrétaire général de l'Institut, en a assuré l'organisation avec un dévouement et une efficacité dont je tiens, au nom de tous les participants, à rendre témoignage.
Tracé à l'avance, sans être rigide pour autant, le déroulement de cette rencontre comportait quatre phases. Dans la première, il s'agissait de procéder à une reconnaissance du problème : après une vue d'ensemble où le monde des jeunes était situé dans le contexte plus large des âges et des générations, on devait s'interroger sur les aspirations des jeunes, sur les conceptions qu'ils ont de leur condition, sur les conceptions que s'en font les adultes. Dans les deux séances suivantes, on se proposait d'étudier tour à tour leur milieu de vie et leur milieu de travail. Enfin, une quatrième séance était consacrée à la participation des jeunes aux projets et aux décisions : ce qui supposait qu'on examine les rigidités que présente notre société à cet égard et qu'on s'attarde particulièrement à la politique et aux associations de jeunesse.
L'ordre de cet ouvrage reproduit le même schéma. Dans chacune des parties, les communications sont précédées de l'exposé-synthèse qui a inauguré les échanges, les communications sont suivies, à chacune des étapes aussi, d'un résumé des interventions établi par les soins diligents de monsieur Fernand Toussaint.
En organisant pareille rencontre, l'Institut a obéi à un sentiment d'urgence.
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Dans nos sociétés, la jeunesse constitue un monde à part, presque l'analogue d'une classe sociale. Depuis longtemps, divers facteurs ont contribué à en faire un univers spécifique : allongement de l'adolescence, du délai entre l'enfance et l'accès à un travail un peu stable et à des liens affectifs un peu continus. Ces dernières années, la ségrégation des jeunes s'est accentuée ; et à partir de facteurs qui mettent en cause les dimensions les plus diverses de la vie collective.
La crise économique a été un facteur décisif, il est vrai, à la condition d'y inclure les éléments sociologiques qui ont influé sur un remaniement radical du marché de l'emploi. La poussée rapide de la scolarisation est un de ces éléments : le décalage est évident entre la prolifération des diplômes et la rigidité de l'offre, et il engendre une crise des aspirations. La défection des supports traditionnels, en particulier de la famille, a été plus importante ; encore que nous connaissions mal les nouvelles formes de solidarité familiale, les appuis et les conflits qu'elles engendrent. La disqualification des idéologies, fournisseuses de visions du monde, doit évidemment être aussi prise en compte : les grands projets politiques, qui s'étaient supposément substitués aux Églises, ont perdu leur élan et leur attraction.
Conjugués avec l'émergence plus ancienne de l'âge adolescent, ces nouveaux phénomènes dessinent un paysage social qui suscite chez les jeunes eux-mêmes, et chez leurs aînés qui ne sont pas encore endormis dans leurs certitudes, de prodigieuses interrogations.
La crise de l'adolescence a toujours été féconde. Avant d'entrer résolument dans l'âge des responsabilités, il est sain de s'arrêter un temps à la porte, d'embrasser la société dans son ensemble et d'en mener le procès. La dynamique des sociétés en tire d'irremplaçables ressources. À la condition que les sociétés offrent occasion de critique et de projet. À la condition qu'elles aient à la fois souplesse et fermeté : souplesse, afin que de nouvelles valeurs s'y inscrivent ; fermeté, afin que ces valeurs puissent se traduire en des objectifs.
Or, à cet égard, la société québécoise actuelle (et il en est ainsi pour bien d'autres) présente une extraordinaire contradiction.
Elle est apparemment souple ; en principe, tous les genres de vie y sont permis. En réalité, cette société est molle. Des modes d'existence [9] aux idéologies, elle n'offre pas de point d'appui à la contestation vigoureuse. Comment, dans cette fluidité, donner corps à des valeurs personnelles, à un projet de vie qui rencontre résistance un peu tenace et qui fasse mordre la liberté de la jeunesse sur autre chose que sur la guimauve des aînés ?
Par ailleurs, et c'est là que se trouve la contradiction, cette société est extrêmement rigide. Les grandes réformes de la Révolution tranquille ont engendré, chez ceux qui en ont été les promoteurs ou les ouvriers, une saturation des emplois, un corporatisme, des mécanismes de défense qui empêchent tout changement important. Les jeunes, instruits ou non, forment une sorte de nouveau prolétariat ; « ils campent hors de la Cité », pour reprendre l'expression que Comte appliquait aux prolétaires de son époque. Ils se disputent avec les adultes à propos du montant de l'assistance sociale qu'on devrait leur accorder. Les plus instruits prolongent des études dont ils ne voient pas l'issu ; certains sont de perpétuels chargés de cours, des assistants d'enseignement ou de recherche, fournissant du cheap labor à des aînés bien protégés.
Il existe, dira-t-on, des solutions politiques ? Certes, et il ne faut pas en méconnaître la nécessité. Mais quelle est la marge de manœuvre des pouvoirs politiques dans une société où ils ne peuvent s'appuyer sur un certain consensus et où les contraintes des organisations sont devenues paralysantes ? Aussi, il faut recueillir les tentatives, les expériences qui se sont faites jour un peu partout, en constituer un défi envers la déliquescence des aspirations et la rigidité des organisations. Il faut remettre en branle l'imagination.
C'est ce que nous avons tenté de faire pour notre modeste part, et à la manière d'un Institut de recherche. Nous avons rassemblé des chercheurs, mais aussi des personnes qui travaillent avec des jeunes. Nous avons convié les uns et les autres à confronter leurs savoirs, leurs expériences, leurs incertitudes, leurs espoirs. À cette rencontre d'octobre 1985, les jeunes eux-mêmes étaient peu nombreux. C'était voulu. Nul paternalisme ne nous inspirait : plutôt la volonté d'une prise de conscience et d'une prise de responsabilité d'aînés qui ont tous été, de quelque manière, les artisans et les complices de cette société où se jouent le sort de la jeunesse et notre avenir collectif.
Fernand DUMONT
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* Le comité directeur était composé de Claude Benjamin, Denise Dagenais, Fernand Dumont, Madeleine Gauthier, Léo Jacques, Simon Langlois et Rosaire Morin.
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