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Gérald Fortin (1982) *
“Le gouvernement régional de demain.
Les municipalités régionales de comté.”
Un article publié dans la revue Critère, Montréal, no 34, automne 1982, pp. 157-165. Numéro intitulé : “L'après-crise économique et sociale”.
Depuis plus de vingt ans, on parle de réformes municipales au Québec. Jusqu'à la fin des années 1970, c'est à partir de deux principes majeurs que ces réformes étaient prônées ou mises en vigueur.
1. Le premier principe était celui de la diminution du nombre de municipalités et de leur consolidation en des unités plus grandes (surtout en terme de population) et partant plus efficaces. L'application de ce principe semblait rendue urgente du fait de la présence de plusieurs centaines de très petites municipalités dont souvent le budget suffisait à peine à payer le secrétaire et ne permettait pas l'exercice des tâches qui leur étaient confiées par la loi. Cette situation s'était d'ailleurs aggravée depuis le début du siècle par la séparation des municipalités de village et des municipalités de paroisse. Par ailleurs, la suburbanisation avait elle aussi fait apparaître un grand nombre de municipalités qui avaient voulu échapper au contrôle de la ville centrale.
De même, il apparaissait que des petites et moyennes villes voisines ou même contiguës pourraient s'assurer des [158] services de meilleure qualité ou même de nouveaux services en se fusionnant ou en mettant en commun certains de ces services.
Ainsi, jusqu'au milieu des années 1970, et même jusqu'à ce jour dans des cas d'exception, le gouvernement du Québec a pris deux séries de mesures pour rendre opérationnel le principe de la diminution des municipalités. D'un côté, on a encouragé les fusions plus ou moins volontaires. Dans le monde des municipalités rurales, plusieurs fusions se sont faites volontairement, le plus souvent réunissant les municipalités de village et de paroisse qui s'étaient séparées quelques années auparavant. Dans le monde urbain, celui des cités et villes, on a eu beaucoup plus de réticence à la fusion. Le gouvernement du Québec a donc dû imposer certaines fusions qui lui semblaient les plus urgentes. La plus célèbre est celle qui aboutit à la ville de Laval. Mais il y eut aussi Jonquière, Buckingham, parmi d'autres, et enfin Baie Comeau, cas encore chaud dans l'actualité.
La fusion soulevant beaucoup d'objections surtout dans les zones métropolitaines, on songea alors à une nouvelle formule, celle des communautés urbaines ou régionales. Les communautés sont de nouvelles entités politiques réunissant un certain nombre de municipalités [1], et qui ont pour mandat de fournir certains services qui étaient auparavant sous la juridiction exclusive des municipalités. En fait, la juridiction des municipalités est très affaiblie, car s'il y a conflit entre la communauté et une municipalité, c'est la communauté qui prévaut. Sans donc aller jusqu'à la fusion, la formule des communautés permet à la fois une fourniture de services communs et une [159] prise en compte des problèmes régionaux, entre autres, par la préparation d'un schéma d'aménagement.
Dans la même ligne de pensée, l'extension des responsabilités des conseils de comté au milieu des années 1970 (rôle d'évaluation, par exemple) pourrait être interprétée comme un début de communauté régionale dont par ailleurs les villes étaient exclues.
2. Le deuxième principe qui informait les réformes municipales était celui de l'urbanisme ou de la planification du territoire. On voulait que les municipalités se dotent de plans ou de schémas d'aménagement propres à guider leur développement et à harmoniser leurs fonctions dans l'espace. Renforçant le principe de la diminution du nombre des municipalités, celui de l'urbanisme présupposait qu'il devrait y avoir une certaine coordination entre les plans de chacune des municipalités. Cela supposait des plans « régionaux » et une quelconque autorité régionale. La loi sur l'urbanisme, plusieurs fois modifiée, ne fut jamais passée telle quelle. La loi 125, bien que contenant plusieurs des éléments importants de cette loi, y ajoute, en effet, des éléments nouveaux s'inspirant d'un nouveau principe, celui de la décentralisation.
Jusqu'en 1976, la réforme municipale tendait à créer une certaine centralisation à un niveau intermédiaire (petites régions). Cette centralisation donnait à une autorité intermédiaire des pouvoirs appartenant au niveau local. À partir de 1976, un nouveau principe va être mis de l'avant : celui de la décentralisation. On songe à des gouvernements intermédiaires qui peut-être intégreraient certains pouvoirs locaux, mais qui surtout se verraient confier des pouvoirs appartenant jusque‑là à d'autres gouvernements décentralisés (commissions scolaires) mais surtout au gouvernement central du Québec. Il ne s'agit pas de mettre un peu plus d'ordre et de rationalité dans le système municipal traditionnel, mais plutôt de créer de toutes pièces de nouveaux gouvernements polyvalents aussi complets, au niveau régional, que le gouvernement du Québec. C'est en somme une sorte de « souveraineté-association » au niveau du Québec.
Ce nouveau départ fut explicité dans le Livre blanc sur la décentralisation préparé en 1977-1978 et refusé au cabinet en 1978. Ce Livre blanc proposait la création [160] de 91 gouvernements de Comté [2] responsables 1) de la gestion des ressources (eau, faune, forêt, agriculture), 2) des services collectifs (éducation, loisirs, culture, santé, services sociaux, etc.), 3) de l'aménagement (équipements de transport, équipements industriels, terres agricoles, zonage) et 4) du développement économique et touristique.
Le Livre blanc n'était pas allé jusqu'à prévoir les relations entre les gouvernements de comté et les gouvernements locaux. On peut cependant supposer que, selon le principe de décentralisation, les gouvernements de comté auraient pu à leur tour confier certaines de leurs responsabilités aux municipalités locales.
La loi 125 sur l'aménagement et l'urbanisme
Ce Livre blanc étant refusé, mais le discours sur la décentralisation continuant, il fallait trouver des formules de compromis. Ce compromis, ce fut la loi 125 sur l'aménagement et l'urbanisme.
À première vue, cette loi s'inspire surtout de la loi sur l'urbanisme que l'on discutait depuis près de dix ans. Elle en porte d'ailleurs le nom. Elle incorpore cependant plusieurs éléments nouveaux inspirés du Livre blanc. En particulier, elle crée les municipalités régionales de comté dont le nombre variera entre 90 et 100, (nombre assez près du 91 (95) du Livre blanc). Ces gouvernements ou quasi-gouvernements [3] régionaux ont un territoire propre pour lequel ils doivent préparer un schéma d'aménagement. C'est d'ailleurs leur seul mandat explicite.
Cependant, ces nouveaux territoires ne sont pas sans importance. En effet, selon la loi, tous les ministères doivent fournir aux M.R.C. leurs plans d'investissement sur chacun de ces territoires. Cela signifie deux choses: 1) les ministères devront ré-organiser leurs prévisions de développement en fonction de ces territoires, 2) les M.R.C. peuvent théoriquement s'opposer aux plans ministériels. En cas de conflit, on doit porter le différend devant la Commission nationale d'urbanisme. En pratique, le gouvernement [161] a le dernier mot, mais J'arbitraire est rendu presque impossible.
De plus, les M.R.C. ont hérité des fonctions régionales des conseils de comté. Sur ce point, la juridiction des M.R.C. ne couvre pas les cités et villes; cependant, si elles le désirent, ces dernières peuvent déléguer à la M.R.C. leurs pouvoirs correspondant aux fonctions des conseils de comté. Par ailleurs, même si ce n'est pas parfaitement clair légalement, l'ensemble des municipalités d'une M.R.C. pourraient déléguer à celle-ci certains pouvoirs qui leur sont propres.
Ainsi, sur leur territoire, les M.R.C. jouent et peuvent jouer un rôle assez semblable à celui des communautés urbaines et régionales, soit un rôle centralisateur par rapport aux municipalités locales. Son seul rôle décentralisé est celui d'un « certain » pouvoir de contrôle sur les intentions d'investissement du gouvernement du Québec.
Cependant, la loi 125 ayant créé les M.R.C. et leur reconnaissant un territoire propre, l'action législative et réglementaire du gouvernement peut ajouter et, en fait, ajoute à leurs pouvoirs limités de nouvelles responsabilités. Ainsi, on leur demande de jouer le rôle d'agent de concertation régionale. Une première manifestation de ce rôle se retrouve dans l'obligation pour les M.R.C. de déléguer deux de leurs membres pour siéger au conseil régional de transport scolaire, en attendant de leur confier carrément le transport régional. Dans la même veine, les propositions pour la réforme scolaire prévoient que le territoire des conseils scolaires régionaux coïncidera avec le territoire des M.R.C. et que celles-ci délégueront trois de leurs membres aux conseils scolaires régionaux. De même, le territoire des C.L.S.C. sera ramené à celui des M.R.C. ; c'est sans doute une question de temps avant qu'il y ait délégation des M.R.C. dans les conseils d'administration des C.L.S.C. Il en sera sans doute de même pour tous les organismes régionaux (de loisirs, de culture, de promotion industrielle, etc.). Même le projet de réforme électorale prévoit regrouper les M.R.C. en une trentaine de régions électorales. Ce projet et d'autres [4] prévoient [162] faire jouer un rôle nouveau aux députés qui agiraient en conjonction avec les préfets des M.R.C. Ainsi les M.R.C. auraient un rôle qui dépasserait les limites de leur territoire et elles feraient même de la concertation inter-M.R.C. [5]
Un deuxième rôle que pourraient jouer les M.R.C. serait celui d'agent déconcentré par rapport à l'action de certains ministères. En rejetant le Livre blanc, le gouvernement a rejeté l'idée d'une décentralisation presque complète de la plupart de ses ministères. Il n'en reste pas moins que certains ministères sont plus prêts que d'autres à décentraliser au moins une partie de leurs pouvoirs. À mesure que cette bonne volonté se manifestera, les M.R.C. pourraient se voir octroyer en exclusivité, ou en conjonction avec les municipalités, des pouvoirs nouveaux; par exemple, la voirie tertiaire, l'assainissement des eaux, etc.
Deux questions en suspens
Quoi qu'il en soit, les M.R.C., malgré leur mandat unique de voir à élaborer un schéma d'aménagement, semblent vouées à un rôle de plus en plus grand et à des fonctions de plus en plus nombreuses. Il n'y a pas de mois, sinon de semaines, où un discours plus ou moins officiel ne le laisse entendre. Si c'était vraiment le cas, deux questions majeures se trouveraient soulevées.
Premièrement, le conseil de la M.R.C. serait-il suffisamment représentatif et démocratique ? Selon la loi 125, ce conseil est composé de délégués des municipalités. Les responsabilités étant plus nombreuses et plus complexes, ne vaudrait-il pas mieux redéfinir une nouvelle composition du conseil: soit une totalité des membres élus directement, soit une partie des membres élus et une partie des membres délégués par les municipalités. Par ailleurs, il faudrait prévoir de quelle façon s'accomplirait la rétroaction entre la M.R.C., le transport régional, le [163] conseil scolaire, etc. Les délégués de la M.R.C. auprès des autres organismes régionaux deviendraient-ils l'équivalent de « ministres » du transport, de l'éducation, de la santé, etc.?
Deuxièmement, et c'est là sans doute la question la plus cruciale, comment seraient financés les coûts inhérents aux nouvelles fonctions ? Depuis la réforme de la fiscalité municipale, le gouvernement s'est engagé à ne pas transférer aux municipalités de nouvelles responsabilités ou de nouveaux mandats sans transférer en même temps le financement adéquat. Même si cela n'a pas fait l'objet de tractations, on peut supposer qu'il en sera de même pour les M.R.C. Cependant, le transfert de financement peut se faire de deux façons: en transférant des points d'impôt ou en octroyant des subventions plus ou moins conditionnelles et/ou plus ou moins indexées.
Il semble peu probable, dans un avenir immédiat et même médiat, que le gouvernement puisse ou veuille se départir de points d'impôt. Restent alors les subventions. Les planificateurs, souvent porteurs du projet de décentralisation, préconisent des subventions dont le contrôle se ferait a posteriori. Dans ce cas, il y a un minimum de normes d'exécution. On fixe un objectif général et les acteurs peuvent eux‑mêmes déterminer des objectifs secondaires de même que les moyens d'action. Afin d'éviter des abus possibles, le gouvernement fait une vérification sévère mais a posteriori d'un échantillon des récipiendaires.
Cette façon de procéder a cependant l'art de déplaire aux administrateurs qui n'ont pas devant eux toutes les données et tous les chiffres. D'autant plus que l'analyse coûts-bénéfices est souvent difficile à faire. Les administrateurs préfèrent le contrôle a priori, c'est‑à‑dire la détermination très précise non seulement des objectifs mais aussi des moyens détaillés. Le récipiendaire devient ainsi un exécutant aveugle et muet dont toute l'activité est contrôlée par le pouvoir central. Ainsi, des activités, qui dans leur esprit étaient décentralisées, deviennent à toutes fins pratiques complètement centralisées. Il en fut ainsi pour les C.L.S.C. et pour les Commissions scolaires régionales, sans compter une part croissante des activités des municipalités.
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Cette centralisation, parfois formelle, parfois informelle, mais effective, est un fait constant dans l'administration du Québec depuis la Révolution tranquille. Il en est de même dans tous les pays occidentaux depuis au moins les années 1950 et même avant dans certains cas.
Les M.R.C., engendrées de façon bâtarde par une loi qui avait au départ d'autres objectifs, mais ayant une mère qui leur prévoit un avenir glorieux, s'inscrivent donc dans une double continuité: la centralisation au niveau de la région et la centralisation effective au niveau du Québec. Ce lourd héritage pourrait en faire des exécutantes, parfois récalcitrantes mais en pratique impuissantes, des directives émanant des divers ministères dont elles seraient tributaires.
Pourtant, elles ont été pensées sinon rêvées comme étant des gouvernements intermédiaires capables de fournir avec les municipalités une réponse adaptée aux besoins particuliers des petites régions. Elles étaient une promesse d'un nouveau départ, d'une démocratie renouvelée à dimension plus humaine.
Les jeux ne sont peut‑être pas encore complètement faits. La partie, en somme, se joue entre les administrateurs et les planificateurs. Ceux qui, en définitive, décideront de leur orientation finale seront les politiciens. Déjà, les hommes politiques du niveau municipal réagissent. Ils veulent pouvoir agir dans une situation où ils sont les premiers intéressés. Ils réclament une clarification et une explicitation des intentions des divers intervenants du Québec, politiciens, planificateurs et administrateurs. Si les politiciens s'accordent pour discuter en profondeur de la situation, peut-être assisterons-nous à un fédéralisme municipal renouvelé où les M.R.C. deviendront de véritables gouvernements intermédiaires jouissant de pouvoirs réels.
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BIBLIOGRAPHIE
DIVAY, Gérard et LÉVEILLÉE, Jacques, La- réforme municipale et l'État québécois (1960-1979), Études et documents no 27, INRS-Urbanisation, septembre 1981.
FORTIN, Gérald, LÉVEILLÉE, Jacques et PARENT, Lucie, La décentralisation et le pouvoir des municipalités, INRS-Urbanisation, juillet 1982.
LÉVEILLÉE, Jacques et MÉNARD, J., Quelques expériences de fusion municipale au Québec, Éditions Nouvelles Frontières, 1972.
LAJOIE, A., Les structures administratives régionales. Déconcentration et décentralisation au Québec, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1968.
QUESNEL-OUELLET, L., « Régionalisation et conscience politique régionale: la Communauté Urbaine de Québec », Revue Canadienne de science politique, vol. 4, no 2, juin 1971.
DUMES-ROUSSEAU, Michèle et MONTMINY, Jocelyne, « Dossier les M.R.C. », Ministère des Affaires municipales, Municipalité, avril-mai 1982.
UNION DES MUNICIPALITÉS DU QUÉBEC, Québec et le pouvoir municipal. Quel pouvoir voulons-nous ? U.M.Q., août 1982.
* I.N.R.S.-Urbanisation, Montréal.
[1] Certains arguent que les communautés ne sont pas à proprement parler des gouvernements puisque leurs membres ne sont pas élus au suffrage universel et qu'elles n'ont pas un droit direct de taxation. D'autres, au contraire, soutiennent que les communautés sont des gouvernements dont les commettants sont des municipalités qui à l'instar des citoyens élisent des officiers et sont taxées par les communautés. Il s'agirait alors d'un gouvernement de deuxième degré. Il en serait de même pour les conseils de comté et les M.R.C.
[2] Plus les trois communautés et Ville Laval.
[4] Entre autres, le projet « Gendron » qui prévoit des conseils régionaux d'intervention (C.R.I.).
[5] Si l'on fait le tour de toutes les propositions qui circulent actuellement, il y aurait au moins trois niveaux de région: la région M.R.C. (95), la région électorale (30) qui regroupe de 4 à 8 M.R.C., et l'ancienne région administrative (10) qui regroupe de 1 à 6 régions électorales.
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