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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jacques Grand’Maison (1931-), Une philosophie de la vie. Montréal: Les Éditions Leméac, 1977, 290 pp. Collection: À hauteur d'homme. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi. Introduction
« Toute la vie pour s'amuser, toute la mort pour se reposer ». Le refrain de Moustaki ne cesse de tourner depuis un bon moment. Éric et Marie veulent apprendre cette chanson qui semble correspondre à leur goût de vivre. Mais le geste va plus loin. Ils ont vu tantôt l'air scandalisé du père et du grand-père qui entendaient, pour la première fois, le poète de la jeunesse décontractée. « Qui va faire et financer le vin de cette fête perpétuelle ? Nous les cochons de payants et de travaillants », dit le père enragé. L'aïeul, lui, est plutôt triste. « Moi, j'ai épargné toute ma vie, l'inflation fait fondre toutes mes économies comme neige au soleil. Le gouvernement s'occupe de ceux qui n'ont pas mis un sou de côté. J'ai le sentiment d'avoir été trompé, volé... violé. Je me demande si les jeunes n'ont pas compris très vite les vices de ce système de fou. » Trois attitudes un peu caricaturales, bien sûr. Mais elles semblent plus près de la vie que ne le sont tant de diatribes idéologiques et politiques. Le pain, le travail, l'épargne, voilà des réalités concrètes d'une dramatique quotidienne où s'affrontent diverses philosophies de la vie. Dans nos scénarios publics, tout se passe comme si les batailles politiques ne rejoignaient pas ce niveau concret de confrontation entre le pain et le sens de la vie. Car tel est bien l'enjeu des tensions évoquées plus haut. On peut bien déceler des horizons politiques différents chez les trois générations en présence. Mais il y a ici quelque chose de plus profond : des philosophies et des expériences de vie qui précèdent les considérations de pouvoirs, de structures. Évidemment, en cours de conversation, tous les interlocuteurs feront le procès du gouvernement, les uns pour dire qu'on « n'est pas gouvernés » et les autres pour dénoncer l'ultime autorité oppressive. Cette référence devient vite le dénominateur commun des discussions à la table familiale comme à la télévision ou au travail. Le gouvernement, aux yeux de plusieurs, est l'âne de la fable... la peste. En amont, on se cache ses propres incuries, ses complicités inavouées. En aval, on investit peu de soi-même pour changer les choses et créer des conditions nouvelles. Parfois, avec bonne volonté, on souhaite des relations humaines de collaboration. Quant à changer les rapports sociaux injustes, c'est une tout autre affaire ! La majorité ne veut-elle pas conserver le vieux contrat social libéral ? Pourtant, tout indique qu'il faudra bien un jour réviser profondément nos façons individuelles et collectives de penser, d'agir et de vivre. Je me demande si les attitudes les plus vitales et les plus profondes face à la vie sont l'objet d'une autocritique sérieuse. Sans compter la distance énorme entre les discours tenus et ce qui détermine vraiment l'orientation décisive des comportements quotidiens. Je pense à ces enquêtes d'opinion où l'on interroge les gens sur les valeurs les plus importantes de leur vie. Qui avouera par exemple que l'argent occupe une place majeure ? Et pourtant ! Est-ce illusion de ma part que de chercher à atteindre ce palier de vérité où l'on trouve le meilleur et le pire de l'homme, sa philosophie nue, sa démarche politique fondamentale. Il ne s'agit pas ici seulement de l'individu, mais aussi de son milieu quotidien, de sa classe sociale, de sa culture particulière. Je ne nie pas l'importance des cadres théoriques pour faire un tel travail. Mais mes préoccupations sont d'un autre ordre. Plutôt pédagogique. Dans quelle mesure notre univers sophistiqué d'experts a fait de nous des « profanes » incertains, dépendants, indécis, analphabètes et impuissants dans la conduite de la vie ? Notre société a des équipements très complexes pour bâtir de gros projets. Après avoir construit les plus grosses églises d'Amérique, nous entreprenons les plus gros stades, les plus gros aéroports, les plus gros barrages, les plus grosses places publiques. Étrange paradoxe quand on songe aux difficultés d'administrer la menue monnaie quotidienne de la consommation, du travail, de l'éducation, de la famille. À quoi bon si nous ne savons pas être heureux ! Vivre ensemble... avec un peu plus d'humanité. Je laisse les grands cadres d'analyse aux savants. Je voudrais plutôt nous regarder d'une façon plus directe, plus proche. Écouter aussi ces petites remarques apparemment insignifiantes qu'on laisse tomber dans les conversations. Remarques que je note fidèlement à point nommé dans un carnet de poche. Je suis resté fidèle à cette méthode de travail depuis bientôt vingt ans. J'y ai trouvé une façon pédagogique très féconde de cueillir les riches leçons de la vie. Eh oui, je trouve toujours pertinent le vieux cliché : « l'école de la vie ». Des militants prolétaires qui n'ont souvent que cette école m'ont appris pareille démarche... et aussi une certaine sagesse que je n'avais pas trouvée au cours de mes longues études. En relisant ces carnets d'observation quotidienne, je suis frappé par les faits et remarques qui portent sur la philosophie de la vie. Non pas la philosophie des grands principes, mais plutôt ces manières particulières de vivre, de penser et d'agir autour d'une certaine attitude de fond face à la vie. Plus j'avance dans mes carnets, d'une année à l'autre, plus les questions sont nombreuses, diversifiées et riches, et en même temps, plus les réponses sont incertaines, vagues. Tout se passe comme si l'évolution récente avait exacerbé la fonction critique. Sur un fond toujours plus accusé de frustration, de méfiance. Je note une nostalgie croissante du passé et en même temps des allusions fréquentes à la crise. L'avenir effraie. Par-delà le procès des gouvernements, le problème scolaire et les conflits de travail occupent une place majeure dans l'échelle des insatisfactions. Mais celles-ci ne déclenchent ni motivation de changement, ni engagement, mais plutôt un décrochage social et politique, corollaire du repli sur la vie privée. Je sens monter un sentiment de solitude dans la plupart des catégories sociales. Sentiment lié, semble-t-il, à l'absence de véritables tissus collectifs quotidiens et à la dislocation des rapports sociaux. On hésite, par exemple, à se marier, à mettre au monde un enfant. D'autres étouffent dans leurs engagements permanents. Partout c'est la relation courte, en amour, en amitié, en voisinage. En dehors des périodes de conflit, il existe peu de solidarité entre compagnons de travail. On se lasse vite d'un job. Aurait-on calqué les rapports humains sur les rapports de choses dans la société de consommation ? ... Produits obsolescents, achats rapides à crédit, modes de plus en plus courtes. Bref une vie à la course, hachée, émiettée. Mais attention aux jugements moraux rapides. On exigerait ici des individus une cohérence que la société n'a plus... une philosophie, une pédagogie, une politique. Comment se définir un projet de vie dans une société chaotique et non finalisée ? Les budgets privés sont à l'image des budgets publics. Le parlement, l'école, le milieu de travail, la famille, bref toutes les institutions sont dans une sorte d'entre-deux : l'expérience d'hier ressemble à un miroir brisé qui caricature aussi bien le passé que le présent et les expériences nouvelles ne présentent pas encore une figure identifiable de nous-mêmes. Par exemple, combien de travailleurs font leurs les orientations idéologiques et politiques d'un néo-syndicalisme militant ? Pensons aux ambiguïtés véhiculées par le schème classe ouvrière rarement situé par rapport à notre conscience historique bâtie sur la conviction d'être un peuple original à libérer, à affirmer. Après un regain de vie de cette identification autour d'un projet politique plus défini, des éléments progressifs et militants glissent soit dans l'indifférence, soit dans la poursuite purement individualiste de leurs intérêts. Chez les meilleurs, le défi apparaît plus large et plus profond que le projet politique le plus généreux ; il faut plus pour redéfinir la conscience et l'homme d'ici, les institutions et la société. Ils s'en prennent à ceux qui remettent à demain... après la prise de pouvoir, après l'instauration de nouvelles structures, certaines tâches aussi urgentes qu'essentielles. En effet, comment envisager et réaliser de grands sauts qualitatifs, si l'assise humaine continue de se disloquer ou de s'appauvrir. Bien sûr, la démarche politique peut avoir une force indéniable de motivation et de mobilisation. Mais d'aucuns se demandent si elle ne devient pas magique, mythologique même, quand une majorité de citoyens ne savent pas maîtriser les libertés qu'ils ont déjà, les terrains où ils pourraient exercer une authentique responsabilité. D'où l'importance d'une philosophie critique plus juste. On a tout autant la politique de sa philosophie que la philosophie de sa politique, tout autant la pratique de sa conscience que la conscience de sa position sociale. Loin de moi la tentation de minimiser l'importance des facteurs structurels. On regarde aussi la société à partir de sa position sociale. La conscience populaire a compris cela bien avant l'émergence de cette nouvelle critique idéologique. J'ai entendu plus d'une fois ce diagnostic lourd de sens : « tu changes de job, tu changes de point de vue ». Mais est-ce la seule lecture possible, l'unique étalon du jugement, le déterminant exclusif des enjeux individuels et collectifs ? N'y a-t-il pas aussi des attitudes communes qui viennent d'un même fond culturel et historique ? Des états de conscience très largement partagés dans les conjonctures difficiles du temps présent ? Des interrogations fondamentales liées à toute expérience humaine ? Des façons occidentales de voir, sentir et agir ? Des cheminements inédits de conscience et d'expérience ? Autant de dimensions que les raccourcis idéologiques à la mode télescopent. Par exemple, si vous insistez sur les rapports sociaux, vous êtes un socialiste ; si vous rappelez l'importance de l'individu, vous êtes un capitaliste ; si vous vous affirmez croyant, on vous dira un esprit attardé. En entendant certains débats actuels, j'ai trop souvent l'impression que bien des savants discours sont moins logiques et sensés que la philosophie spontanée des gens simples. À droite, j'entends des ministres qui font l'éloge de l'entreprise privée avec une politique de locataires. À gauche, on essaie de faire croire à un assiste social ou à un petit salarié que leurs aspirations individuelles sont une complicité avec le capitalisme asocial. Pourtant, du même souffle, on dénonce des structures ou des pouvoirs qui écrasent l'individu. À l'autre extrême, on prêche la responsabilité individuelle tout en soustrayant à la majorité des citoyens un exercice réel et permanent de définition, de contrôle et d'influence dans ce qui les concerne quotidiennement, telle l'organisation du travail. Et que dire des choix politiques, de la vie scolaire, de l'aménagement urbain, des dépenses publiques ? Mais en dessous de ces grands discours en opposition, il y a ces attitudes mal élucidées tant dans la conscience que dans la vie quotidienne. La crise éthique n'est qu'un indice, parmi d'autres, de la déchirure psychique, de l'intériorité défaite, de la conscience déroutée, de l'existence profonde « défoncée ». Quelqu'un me disait : « on a bâti des grosses patentes sans consolider, sans refaire le dessous que nos prédécesseurs nous ont légué. On a bêtement négligé l'humus de notre terreau premier. On se retrouve aujourd'hui avec des structures lourdes sur un soi mouvant. Comment viser des grands projets quand les hommes sont aussi fragiles dans leur fibre morale, aussi mal à l'aise dans leur peau ? Il faut redonner à notre vie comme à la politique plus de profondeur, plus de force intérieure, plus de conscience ». On ne saurait donc compter uniquement sur la politique. Il suffit de voir honnêtement comment elle est vécue dans les différents groupes idéologiques, pour ne pas consentir à interroger les consciences et les styles de vie réels qui les portent. Voyez le cercle vicieux chez ceux qui n'envisagent que « la solution politique ». Celle-ci amènerait une nouvelle manière de voir les choses. Par ailleurs, on avoue que le saut politique n'est pas possible sans une nouvelle conscience. Il faut plutôt un double mouvement de l'un à l'autre. Mais la conscience reste la force permanente et le test de vérité tout ce qui m'amène à interroger de plein front les philosophies de la vie en présence. Démarche constamment escamotée ou privatisée. D'où le divorce entre les comportements individuels et les propos publics, entre l'éthique et la politique, la philosophie de la vie et l'idéologie. Je propose donc de prendre le problème par l'autre bout. Peut-être retrouverons-nous un certain réalisme d'ici pour revoir nos comportements proprement politiques qui semblent défier constamment toutes les explications savantes et toutes les rationalités qui cherchent de grandes cohérences souvent inexistantes. Essayons donc de dégager quelques profils de philosophie quotidienne en utilisant la méthode évoquée plus haut. Dans de nombreuses rencontres de groupes ou d'individus, j'ai noté systématiquement les divers pôles d'attitudes autour desquels les uns et les autres faisaient graviter la plupart de leurs interventions. Souvent se dégageait un repère clé qui semblait marquer les orientations profondes de vie. La vie, un « paquet de troubles » Les hommes égoïstes, la politique corrompue, la société à l'envers. Il n'y a pas de justice. On doit s'arranger comme on peut pour ne pas être trop malheureux. Le bonheur ? un songe... ça ne dure pas. On passe sa vie à tenter de régler des problèmes, sans grand succès d'ailleurs. Que de souffrances permanentes à côté des petites joies passagères ! L'amour ? Trop de déceptions l'accompagnent. La liberté ? Une autre illusion. Et puis la vieillesse, la mort, tout cela est bien triste et désespérant. La vie, une lutte Struggle for life. Toujours le courant à remonter. On avance ou bien on recule. C'est l'ambition qui mène les hommes. Se percer un trou au plafond, quitte à marcher sur la tête des autres. Certains voient dans la lutte courageuse une condition fondamentale de dépassement. Ils ne cherchent pas à avancer sur le dos du voisin, mais à vivre des combats solidaires. D'autres exaltent tellement le conflit qu'ils en arrivent à ne pouvoir vivre que sous ce mode. Ce style de vie conflictuel, ils le transposent partout, même entre pairs, même dans la relation amoureuse. De la politique au travail, à la maison comme au stade. Bref, un climat de révolte permanente. La vie, un cycle répétitif Rien de nouveau sous le soleil. Les hommes seront toujours les mêmes. Ils répètent les mêmes expériences. On se pose des problèmes semblables d'une époque à l'autre. On retrouve les mêmes mécanismes, telles les guerres. On naît, on vieillit, on meurt comme dans la nature. Les hommes, les sociétés n'y échappent pas. La plus grande illusion des hommes modernes, c'est de croire qu'ils ont inventé le changement. Et les voilà à la mode « retro » ! La vie, une force cosmique Il faut savoir se situer dans le flux des ondes bénéfiques et des vibrations positives. Réapprendre à communiquer avec la nature. Nous n'utilisons qu'une infime partie de la force cosmique. Bien sûr, nous ne sommes qu'une pointe d'aiguille, un atome dans l'univers. C'est son énergie à lui qu'il faut découvrir et harnacher. Quand on s'abandonne au grand Tout, on cesse d'être angoissé, on retrouve dynamisme et unité, paix et amour. C'est ça l'Âme, l'Esprit du monde... la vraie vie quoi ! Dans la plante comme dans l'homme, dans les astres comme dans la société. Il faudrait renouer avec l'animisme des primitifs, avec les spiritualités orientales pour vivre au rythme de l'univers et communier avec tous les êtres visibles et invisibles. La vie, un destin Les jeux sont faits. Les uns seront heureux, les autres pas. Caprice des dieux, signe astrologique, prédestination, karma ? De toute façon, on ne détermine pas son sort, il vient d'ailleurs, d'en haut ou d'en bas. Des forces qui ne dépendent pas de l'homme, mais qui le commandent. Il y a une fatalité inévitable dans toutes les aventures humaines. « C'était son heure, sa destinée, à quoi bon pleurer ». La vie, un hasard Bonne étoile ou gros lot. Le hasard, notre maître, notre complice. « Un jour, ce sera ton tour. » Il faut jouer, risquer sa vie. On fait sa chance. L'homme est apparu dans le monde, par hasard, disent les savants. L'histoire aussi est l’œuvre du hasard. Seuls ceux qui savent prendre des risques, vivent vraiment. Voilà l'élan originel de bien des réussites. « Mais la vie, ce peut être aussi un hasard malchanceux », rétorque le pessimiste de la même famille. La vie, une source inépuisable Un jardin généreux comme la nature. Il faut savoir vivre, se laisser vivre... mordre à la pulpe de tous les fruits. Fichtre, le jansénisme et le puritanisme de nos pères angoissés, surmenés... prisonniers des règles morales, des conventions sociales. L'abondance est à la portée, pourquoi se crever à travailler ? On s'énerve pour rien comme si le puits allait se tarir. Pendant , ce temps, on n'a plus le cœur à la fête. C'est elle qui change la vie, qui même la fait jaillir. Trop d'hommes ressemblent au paysan rivé à sa charrue sur une terre ingrate, ignorant les filons d'or de son sous-sol. La vie, un court moment Comme certains torrents ou rivières de printemps... vite asséchés. Il faut se dépêcher à s'enivrer. Au fond, il n'y a de réel et de sûr que le plaisir. Tout le reste est vide et illusion. Les idées ne font pas vivre- OÙ nous ont-ils menés tous ces combats de l'histoire ? À répéter les mêmes scénarios de bêtises. Des pouvoirs qui changent de mains et des masses condamnées à travailler pour eux. Tout cela est absurde. Rien à tirer de l'avant, encore moins de l'après. Quel futur nous attend ? Une question piégée, vaine. Il suffit de penser à ces héritages chèrement gagnés... et dilapidés plus tard par les descendants. C'est la fin de la Providence. On doit savoir vivre le présent, le consommer comme un fruit frais qui perdra vite sa saveur. D'ailleurs, même les savants nous convainquent de ce réalisme, en prouvant l'inévitable phénomène d'entropie, c'est-à-dire la dégradation de la matière, de la vie. Il faudrait ajouter celle de l'homme et de la société. La mort est toujours proche. La vie, un devoir ou un droit On connaît cet affrontement fréquent : « Vous revendiquez sans cesse vos droits, que faites-vous de vos devoirs ? » Sur cette longueur d'onde légale et morale se disputent des philosophies de la vie qui semblent départager les esprits autoritaires et les esprits démocrates, les conservateurs et les progressistes. Ces simplifications sont abusives. On glisse rapidement sur la question. Pourtant elle engage des attitudes très profondes. Le procès d'un certain moralisme du devoir n'est pas à refaire. Il a éteint trop souvent la liberté et le goût de vivre. Mais l'esprit de devoir avait aussi ses qualités humaines de courage, de fidélité. À l'autre extrême, l'exaltation des droits a développé une autre forme de légalisme aussi ambigu qui justifie un comportement revendicateur jamais satisfait et aussi puriste que celui des moralisateurs, aussi raide et étroit dans ses rapports humains. Mais en même temps, comment ne pas reconnaître un progrès de la conscience désormais plus alertée par des droits fondamentaux qu'une certaine morale autoritaire avait sacrifiés pour légitimer le statu quo et le pouvoir en place. Ces deux pôles moraux laissés à eux-mêmes sont chacun, de façon différente, une réduction légaliste de la condition humaine. L'amour et la liberté, par exemple, n'y ont pas leur compte. La vie, une liberté responsable et créatrice La vie ne vaut que par ce qu'on met dedans. C'est la marque d'une existence proprement humaine. L'homme ne vit pas à la façon toute réglée de l'abeille, ni la société à la manière de la ruche. À niveau d'homme, tout devient appel de liberté, de responsabilité, de création. Nous n'avons pas encore appris à bâtir une cité qui soit vraiment le projet d'hommes libres et solidaires. C'est une révolution à faire. On s'en est trop remis à des déterminismes naturels, culturels, idéologiques, à des prétendues lois historiques, à des mécanismes économiques. On a mythologisé la science et la technologie au point de s'y asservir... vous savez le nouvel impérialisme de l'ordinateur, de la technostructure. Rouage de la nature ou rouage de la machine, c'est du pareil au même... ou « en pire » peut-être. Fatalités d'hier ou d'aujourd'hui. Non, l'homme est plus fort que tous ces destins. Nous arrivons à l'âge inédit de cette conscience. Nous hésitons. Nous avons la tentation de reculer, de nous emprisonner à nouveau. Le problème, ce n'est pas d'avoir changé trop vite, mais c'est plutôt la peur d'aller au bout de nos libertés et de nos responsabilités dans la vie réelle, sans fuir le combat qui les accompagne. La vie, une aventure à long terme Mais sur quoi fonde-t-on la liberté et la responsabilité de l'homme ? Certains les ont édifiées sur un fond d'absurdité. Tel un certain existentialisme. D'autres sur des lois historiques comme la lutte dès classes et la dictature du prolétariat. Quelques savants sur des structures biologiques, écologiques ou autres. Des utopistes sur des visions assez gratuites de l'avenir. Et les néo-mystiques sur des vieilles mythologies servies à la moderne. Conditionnement d'en bas chez les uns, transcendance décrochée chez les autres. Mais il doit bien avoir un sens à ce saut qualitatif qu'est l'émergence de l'homme intelligent, conscient, libre, responsable dans l'évolution de l'univers et de l'histoire. N'y a-t-il pas là un changement radical, un progrès téléologique, une certaine transcendance proprement humaine qui s'inscrivent dans une grande aventure à long terme ? On ne saurait écarter ici cette extraordinaire réalité qui habite désormais le cœur de l'homme et l'éveille à une espérance mystérieuse, à la fois racinée et ouverte sur des horizons inédits. Les idéologies récentes n'ont pas remplacé l'instance d'espérance que portent plus ou moins adroitement certaines démarches religieuses... et la conscience profonde de la plupart des hommes. Cette dynamique à long terme affleure comme une petite flamme fragile sur les cendres des religiosités anciennes et des nouvelles logiques enfermantes. Bien sûr, une telle aventure emprunte souvent des voies folles, en dehors du temps et de l'espace proprement humains. En haut ou en bas, en arrière ou en avant, mais trop rarement au coeur de la condition humaine réelle, au centre de la conscience située. Qui, un jour ou l'autre, n'a pas senti monter au fond de lui-même cette espérance d'un incessant plus-être, d'une vie humaine plus que toutes les autres vies ? Une espérance à la fois très personnelle et pour l'humanité entière. Une espérance déjà symbolisée par la découverte de la démesure de l'univers, de son infinitude. Chez certains, la source et l'horizon du long terme humain ont un nom, un visage, une histoire : Jésus-Christ. Chez d'autres, l'Homme nouveau en construction est innommable, ou encore innommé, mais leur foi n'en est pas moins robuste, quand elle se traduit par une libération historique soutenue, et une instance radicale de dépassement créateur. L'espérance ici n'est jamais la simple extrapolation d'une expérience. Voilà un tour d'horizon des philosophies de la vie que j'ai pu noter patiemment dans notre société. Rien d'exhaustif, il y en a sans doute quelques autres. Ces orientations à la fois profondes et spontanées précèdent et débordent les cadres plus rigoureux, mais souvent réducteurs, des rationalités psychologiques, sociologiques, politiques ou autres. Répétons-le, les réalités humaines sont plus complexes et moins logiques que toutes nos savantes systématisations. Pensons à ce qu'ont pu nous révéler sur nous-mêmes les oeuvres symboliques de nos artistes. Ceux-ci ont été moins victimes de ces emprunts bêtes que tant d'analystes, chez nous, ont importés pour essayer de nous comprendre. Nos poètes, chansonniers ou romanciers ont bâti leur propre regard à même celui des leurs. D'où cette intelligence empathique, fine... capable de nous saisir de l'intérieur, dans ce qu'il y a de plus vrai, profond et original en nous. Certains courants de pensée dans les sciences humaines évoluent en sens contraire. Leurs mécaniques ressemblent étrangement à cette technologie qui a oublié l'homme concret, ses sentiments, ses fins propres, sa gratuité, ses solidarités réelles, ses identités non interchangeables, ses vécus inédits, etc. Ces mécaniciens des sciences humaines ont perdu pied. Comment prétendre parler avec justesse des hommes et accorder peu ou point de crédit a leur parole, à leur conscience ? On comprend pourquoi tant des nôtres cherchent désespérément des sens en dehors de ce qu'ils sont ou vivent. Leur vécu a été tour à tour réduit à des systèmes physiques, sociaux et mentaux jusqu'à l'aseptisation et à l'insignifiance de la conscience. Allez donc inventer, après, un art de vivre dans le pays réel de votre vie et conscience que ces techniciens de l'intelligence ont décrété illusoire. Il faudra bien se rendre compte du vide de pareilles tuyauteries mentales, à l'image des autres structures qu'elles veulent remplacer. Tristes plombiers qui ne sauront jamais faire jaillir la source. Et dire que plusieurs d'entre eux sont des éducateurs ! Ces dernières remarques nous incitent à plus d'humilité, de patience, de touche humaine pour nous comprendre et inventer un nouveau vivre ensemble plus accordé à ce que nous sommes, à ce que nous voulons vraiment. Mais avouons que les orientations de vie évoquées plus haut n'ont rien pour satisfaire notre besoin de cohérence. Elles révèlent un sous-sol tiraillé en tous sens, peu apte à soutenir de fortes constructions communes. Au bilan, ce premier tour d'horizon apparaît assez négatif. Les hommes d'ici sont sur la défensive. La plupart, déçus de la vie présente. Un second regard nous fera découvrir certains dynamismes positifs à l’œuvre dans nos différents milieux. Éveil d'une nouvelle conscience face à toutes les formes de dégradation de l'existence individuelle et collective. Cette conscience devient plus autonome et timidement plus positive. Elle cherche davantage des expériences et des valeurs qui font vivre. Elle découvre les limites d'une hyper-critique uniquement centrée sur les obstacles extérieurs ; par ailleurs, elle objective mieux les facteurs structurels. Le jugement devient plus cohérent et plus pertinent pour évaluer inséparablement les moyens et les fins. Qu'il s'agisse du travail, de l'éducation ou de la politique. Les adhésions idéologiques inconditionnelles commencent à se relativiser. On se rend compte qu'elles transposaient trop souvent la dogmatique d'hier. Par ailleurs, plusieurs esprits pragmatiques avouent le cul-de-sac actuel d'une société libérale non finalisée, sans projets humains mobilisateurs. De nouveaux raccords s'établissent entre le privé et le public, la conscience et la politique, les changements de mentalité et les transformations de structures. On exige des organisations et des leaders politiques, financiers, syndicaux ou autres un souci prioritaire de l'intérêt général, un respect plus évident de la démocratie. Et les citoyens eux-mêmes s'interpellent sur leur volonté réelle d'implication dans la mise en place de meilleures solutions. La capacité de se juger soi-même fait un certain progrès. Oh ! tout cela émerge à peine dans cet intense brassage social et culturel qui suscite tant d'inquiétudes et d'incertitudes. Les traits de cette conscience me semblent joindre des dimensions qui avaient été dissociées au cours des dernières décennies, parfois au profit exclusif d'un seul pâle. Ainsi, les expériences survalorisées du changement et de la rupture, par rapport aux expériences sous-estimées de durabilité et de stabilité. Combien de fois, j'ai entendu des gens d'âges et de milieux très différents me dire : « je n'ai plus de fond... on n'a plus de fond ». D'où un certain goût de « retrouver l'essentiel, une vie plus sensée ». Mais en même temps, il y a aussi la tentation de retourner au passé, de l'idéaliser. Par ailleurs, je rencontre de plus en plus d'interlocuteurs qui réussissent un discernement heureux du bon et du moins bon dans l'ancien et le nouveau, un équilibre assez dynamique entre le progressif et le durable. Un signe encourageant. Il faut le noter, parce que ces gens, on les entend beaucoup moins crier. J'avais cru que l'inflation nous ramènerait aux critères exclusifs de quantité. Ici encore la nouvelle conscience établit des liens peut-être inédits entre le pain quotidien et le sens de la vie, entre l'argent et les fins de la société. La monnaie « dévaluée » redonne de la valeur à ce pain quotidien que l'abondance avait relégué bien loin derrière le culte du luxe et du futile. On interroge maintenant les énormes gaspillages et les styles de vie qui comportaient de navrantes irresponsabilités individuelles et collectives. « Pourquoi sommes-nous si malheureux devant nos bourses menacées ? Peut-être y avions-nous mis tout le sens de notre vie ? » Et de là, plusieurs réinterrogent leurs besoins et leurs aspirations, leur vie et leur société. Dans cette foulée, naît un mouvement d'intériorisation, de quête spirituelle. Fuite ? Refuge ? N'y a-t-il que cela ? Je ne le pense pas. À côté des fausses pistes et des démarches ésotériques, il y a des questionnements très pertinents : « aurons-nous la couenne morale pour entrer dans des temps difficiles ? La prochaine austérité nous aidera peut-être à vivre plus humainement ? Pourquoi ne pas faire librement aujourd'hui ce qui nous sera imposé demain par nécessité ? Est-ce possible sans une plus grande qualité de conscience ? On ne décide vraiment qu'au fond de soi ». Plusieurs recherchent une unité et un dynamisme intérieurs. L'âme refait surface. Le matérialisme a déçu. C'est par son esprit que l'homme peut vaincre tous les enfermements, progresser et inventer, faire vraiment sa vie et l'histoire. Sa dignité, sa force majeure, son identité spécifique et radicale sont d'abord là. On commence à reconnaître l'anémie de l'être spirituel dans les mouvements historiques matérialistes des derniers siècles. Il s'est produit un vide intérieur tragique que des athées prestigieux ont dénoncé dans leur testament spirituel (Einstein hier, Lorenz aujourd'hui et tant d'autres). Ces préoccupations spirituelles, chez plusieurs, sont bien articulées à un goût de vivre, moins artificiel, plus naturel. Le « vivre d'abord » d'une certaine révolution culturelle largement répandue, est à la fois charnel et spirituel. Il joue un rôle médiateur pour raccorder ces séparations qui ont déstructuré les Occidentaux et leurs sociétés. Raccord du pain et du sens, du corps et de l'âme, de la nature et de la cité, de l'individu et du collectif. Oh je sais que là encore il y a des rationalisations contestables qui tentent de justifier replis, refus et égoïsmes inavoués. Entre l'affirmation « je veux vivre ma vie » et la négation « je ne veux plus rien savoir » se glissent souvent, soit un retournement désespéré sur soi, soit un rejet aveugle de toute responsabilité sociale. Certains commencent à dépasser méfiance et attentisme ; ils se ressaisissent grâce à ce goût plus positif de vivre tiré de plusieurs sources inséparables : tels les meilleurs sucs de l'expérience passée, les opportunités » très diversifiées du présent et surtout une intériorité plus riche qui permet de chiner fils et toiles à partir de soi, un peu comme l'insecte bien connu. Il y a une sorte de mouvement unitaire et totalisant dans ce vouloir-vivre dynamique. Un mouvement global qui recompose une existence moderne morcelée et même émiettée. Être le même avec soi et avec les autres, dans ses pensées intérieures comme dans ses comportements. Nouvelle connivence de l'âme et du corps. Bref, une unification vitale de l'être. La conscience nouvelle explore aussi des avenues sociales inédites. Tout se passe comme si elle récupérait une étape essentielle que les idéologies politiques récentes ont télescopée. Je pense au souci d'assumer les solidarités réelles et de démasquer les mobilisations aussi factices que superficielles. On veut nouer des liens plus vrais à même les rapports sociaux quotidiens. On peut bien formuler de grands objectifs idéologiques ou même des programmes politiques audacieux, mais leur réalisation effective ne sera jamais possible, si l'étoffe sociale de base demeure aussi lâche et fragile dans la trame de ses mailles essentielles. Par exemple, celles des milieux de travail, des modes d'habitat, des structures scolaires, des rapports affectifs, etc. Tous ces lieux fondamentaux de solidarité permanente et quotidienne s'effritent de plus en plus. La conscience nouvelle resitue le problème collectif majeur à ce niveau, sans forcément nier les autres, telle la redéfinition des relations verticales. On voit naître un peu partout des expériences qui recomposent une solidarité horizontale. Celle-ci sera peut-être plus féconde (même en terme de pouvoir) que bien des luttes symboliques qui dénoncent sur des pancartes le pouvoir des autres. Je sais que les initiatives coopératives seront toujours menacées - particulièrement chez nous - par le vieux réflexe historique de conservatisme local. Ce n'est pas une raison pour s'épargner la tâche de transmuer nos formes culturelles de solidarité en création collective et dans des perspectives politiques de plus en plus larges. Nous ne pouvons faire l'économie de cette démarche. Elle m'apparaît nécessaire à la réinvention d'un art de vivre et d'agir ensemble. Un intérêt croissant pour ce genre d'objectif se manifeste chez plusieurs des nôtres. Des expériences dans un secteur donné en inspirent d'autres sur des terrains encore plus féconds. Je retiens un trait marquant, par exemple, le façonnement de solidarités particulières plus larges qui se diffusent dans l'ensemble des institutions locales d'un même milieu. J'ai déjà longuement fait état de ce phénomène dans un ouvrage récent : Une pédagogie sociale d'autodéveloppement (Ed. Stanké, 1976). Telle l'instauration de rapports sociaux semblables dans des écoles, des milieux de travail, des organismes comme le centre local de services communautaires, et aussi dans le style d'habitat. Peu à peu naît une solidarité de base qui peut permettre à un milieu de se prendre en main et de s'autodévelopper. Je me demande si les grands combats politiques n'auront pas tout à l'heure plus de pertinence et d'efficacité grâce à cette assise sociale mieux assurée et plus dynamique. Je reviendrai, tout au long de cet ouvrage, sur ces aspects positifs d'un nouvel art de vivre ensemble. Mais des questions redoutables demeurent. Par exemple, celles des philosophies de base. Nous avons vu plus haut comment elles sont encore en friche chez la plupart d'entre nous. Même au chapitre des grands débats idéologiques. J'ai l'impression qu'il faut retrouver une liberté intellectuelle plus exigeante pour dépasser les raccourcis des grandes références à la mode : fascisme, socialisme, capitalisme, etc. Les adhésions comme les procès reposent ici sur des définitions ou des conceptions aussi simplistes que rapides. Certaines démarches plus humbles nous aideraient davantage. Par exemple, aller au bout d'un questionnement qui correspond à une expérience, à une sensibilité et à une pensée largement diffusées dans un contexte historique. Je crois que la liberté est au centre de la conscience occidentale actuelle, un peu comme le mal ou l'au-delà ont été l'axe de certaines cultures passées. Les Occidentaux reviennent sans cesse à la liberté comme critère décisif de jugement et de visée. Même la justice est pensée en terme de libération. On craint le totalitarisme. On veut une société enfin non répressive. L'homme occidental se définit par sa liberté. C'est une sensibilité, une philosophie, un objectif d'action, un art de vivre. Débats et combats de notre société tournent autour de cet axe. Mais voilà, la liberté est aussi le lieu des plus grandes contradictions et des plus fortes perplexités. Plusieurs s'en débarrassent comme d'un poids insupportable. Après une certaine phase libertaire, ils redeviennent sécuritaires et réclament un régime autoritaire. Sans compter les nouvelles servitudes qu'on s'est créées, soi-même. Il y a aussi le problème crucial des libertés qui s'affrontent, se nient, se neutralisent les unes les autres. Que se passe-t-il donc ? Je retiens cette question clé qui met à l'épreuve les différentes tentatives d'inventer un nouvel art de vivre ensemble. Je revenais d'un long voyage dans les pays de l'Est. Et j'étais en transit à l'aérogare de Berlin. Un jeune Allemand près de la trentaine regarde du coin de l’œil les feuillets de propagande qu'on m'avait remis aux frontières. Ce signe était suffisant pour engager la conversation. Je n'oublierai jamais ce qu'il m'a dit : « J'ai vécu toute mon adolescence en Allemagne de l'Est. Nous pleurions notre liberté perdue. À 22 ans, je réussis à passer la frontière. Enfin, le monde libre ! Un nouveau choc m'attendait. Eh oui, je découvrais que la plupart des hommes ne savent pas vivre avec la liberté. Tout se passe comme si elle devenait très vite un poids insupportable. Et paradoxe incompréhensible, on se crée alors ses propres servitudes... plus aliénantes que celles imposées par les autres. » Je me demande si les diagnostics à la mode dans nos débats publics ne sont pas à démystifier. Par exemple, le procès des contraintes institutionnelles programmées, des conditionnements publicitaires ou autres. Il y a chez nous un problème plus profond que ces obstacles à la liberté, à savoir la difficulté de vivre librement. Oh, je ne nie pas les menaces inédites qui pèsent sur nos libertés. En pays totalitaire, les asservissements sont plus évidents. Ici, on se fait manipuler plus subtilement. Mais comment expliquer les angoisses, les fuites, les incertitudes, les impuissances et même les irresponsabilités qui accompagnent beaucoup d'expériences où la liberté peut s'exprimer ? Livrés à eux-mêmes, à leur jugement, à leur décision, beaucoup d'entre nous connaissent un profond malaise. La boussole s'affole : Freud avait dit que la civilisation ne progresse pas sans de fortes contraintes ; les nouveaux utopistes rétorquent qu'une société non répressive est possible. Devant la cacophonie actuelle, des « réalistes » se lèvent et veulent prévenir la « tentation totalitaire ». Mais toujours la question soulevée plus haut reste marginale. Sait-on vivre librement ? On définit les libérations presque exclusivement à partir des contraintes extérieures à lever. Mais on dit bien peu de choses sur l'autolibération de l'intérieur. D'une rencontre à l'autre, d'un groupe à l'autre, je suis frappé par l'incapacité de préciser ce qu'on veut vraiment. La pensée comme l'action se déploient sous un mode négatif, aidées en cela par un équipement critique de plus en plus raffiné et diffusé. On reste vagues et inconsistants quand il s'agit de déterminer les visées et les cheminements d'une liberté positive, de rapports sociaux plus justes et solidaires. Les engagements durables font peur. On a même peine à accepter les responsabilités courantes qui exigent un effort quotidien soutenu. Les crises du travail, de l'éducation, de la famille en témoignent. Est-il un seul rapport social fondamental qui soit quelque peu assuré ? Même celui du couple ? La plupart des liens humains sont devenus lâches et incertains. On ne saurait donc se limiter aux remises en question des autorités et des structures. Les relations horizontales et quotidiennes sont tellement courtes qu'on ne réussit pas à nouer le moindre écheveau social ferme et durable. Toute structure humaine ne vaut pas plus que les « nous » qui la constituent. La qualité de ces « nous » précède, accompagne et dépasse les changements structurels dont je ne nie pas l'importance. À force de se battre contre des structures insatisfaisantes, on en vient à croire que leur transformation plus ou moins radicale créera d'elle-même la solidarité et la liberté. Je veux m'arrêter encore un moment sur celle-ci, pour la relier ensuite à la solidarité. La liberté est au centre de la conscience moderne. C'est la valeur clé, du moins chez les Occidentaux. Mais paradoxalement, elle fait peur quand elle devient « responsabilité de ses actes ». La liberté réveille la conscience individuelle et collective quand elle est à gagner. Acquise, on ne sait plus quoi en faire. Peut-être avons-nous à apprendre, à vivre la liberté sous un mode positif et créateur. Se libérer de quoi, se libérer pour quoi ? On sait mieux la première démarche que la seconde. Car avouons-le, nous utilisons souvent la liberté comme mécanisme de rationalisation. La corruption du meilleur quoi ! Nous jugeons les autres avec des critères de responsabilité, et nous-mêmes avec des critères de liberté. Comme si ce bien nous était exclusif. L'esprit capitaliste n'est pas que dans les structures économiques. Mais les Occidentaux, déçus de leur abondance matérielle et de leur société, vont encore plus loin. Dans la foulée d'une certaine révolution culturelle, la liberté devient une légitimation contradictoire du droit de fuir la vie au nom d'un goût de vivre toujours insatisfait et indéfinissable. Peut-être faudra-t-il comprendre d'abord que la liberté vaut par ce qu'on met dedans. Bien sûr, c'est une dynamique proprement humaine et combien importante, mais une dynamique ambivalente qui a l'étrange pouvoir de se détruire elle-même. Voilà, sans doute, la dramatique majeure de l'Occident. Cette liberté, après avoir servi aux personnalités fortes, aux groupes les plus forts sur le dos des faibles d'ici et d'ailleurs, a même contribué à aliéner à peu près tout le monde. Voyez l'indécision partagée par les chefs politiques et les financiers, les savants et l'homme de la rue face aux énormes problèmes urbains, écologiques, monétaires ou autres. En définitive, une certaine liberté s'est asservie elle-même. C'est donc mal poser le problème que de s'en prendre à des autorités jugées trop molles, et de vouloir instaurer le law and order. Veut-on accorder encore plus de pouvoir à l'État ? D'aucuns simplifient les choses en s'enfermant dans le dilemme vicieux : autoritarisme ou anarchie. À côté, les libéralistes ne voient de solution que dans le regain de la responsabilité individuelle. Mais eux aussi s'aveuglent en ne reconnaissant pas que l'appauvrissement de la socialité en Occident a brisé à sa racine le sens de la responsabilité et vicié la liberté. D'où une première hypothèse que nous devons vérifier : liberté et individualité se tuent elles-mêmes quand elles se situent en dehors de justes rapports sociaux. L'Occident revendique fièrement et légitimement le primat de la personne. Un progrès indéniable dans l'histoire de l'humanité. Mais voyons bien notre réalité historique. Même dans les milieux nantis, l'individu se cherche et ne semble pas heureux. On a socialisé bien des structures. Mais le style de vie est resté foncièrement individualiste. Autre paradoxe qu'une société de plus en plus structurée et des individus de plus en plus déstructurés. Un contexte bien peu favorable à l'éveil de la responsabilité individuelle. Le propos libéraliste défie toute philosophie élémentaire. Peut-on développer l'esprit de responsabilité en dehors d'authentiques solidarités et sans des objectifs valables ? Qu'est-ce que l'Occident capitaliste offre comme objectifs humains aux générations montantes ? Habituellement, on répond que les pays socialistes ne font pas mieux. Ce qui n'éclaire guère notre propre situation et ses requêtes internes. Encore séduits par l'indéniable prospérité récente, la plupart des citoyens, malgré leur insatisfaction, ont peur de voir les choses autrement et d'essayer des pistes neuves. Le premier ministre du Canada a parlé timidement d'une société nouvelle qui changerait les règles du jeu. Toile presque général ! Au fond, l'ensemble de la population lui signifiait qu'elle ne voulait pas changer. Et c'est au nom de la liberté que gauches et droites opposaient le même refus. Au bilan, on en arrive à une étrange liberté : conservatrice, individualiste, privatisée, apolitique, incertaine, trop souvent irresponsable et surtout non finalisée. Tout le contraire des prétentions officielles d'un monde libre, progressif et civilisateur ! Pour corriger la situation les élites libérales n'ont qu'une réponse : la responsabilité individuelle. Mais comment éveiller la responsabilité d'un individu asocial, incapable de vivre sa liberté dans des engagements soutenus, des projets créateurs et des solidarités durables ? Il ne faut pas voir ici un point de vue purement éthique. Nos institutions connaissent une crise plus forte à leur base qu'à leur sommet. J'entends : base « sociale », là où la démarche démocratique devrait prendre sa source et non uniquement son point de chute. Les luttes politiques se limitent souvent à des batailles d'organisations, d'experts et d'élites. Et la masse des citoyens assiste à ce spectacle transmis par la télévision. Pendant ce temps, les milieux de travail, d'éducation, d'habitat se dégradent et la vie quotidienne se vide de toute signification. Les individus comme les collectivités locales ne sont pas dans le coup. Soyons honnêtes, quelles responsabilités peuvent-ils prendre effectivement ? Ils savent que les grands jeux et enjeux leur échappent presque irrémédiablement. La démocratie libérale se « joue » de moins en moins à leur niveau. Ils ne trouvent alors de sens, ni dans la grande société, ni dans leurs milieux de vie plus proches. L'individu se replie sur lui-même ou bien il fuit en Orient, dans les astres, chez les extra-terrestres, en parapsychologie, dans des mystiques folles ou des utopies politiques. Peine perdue, puisqu'un bombardement quotidien de stimuli l'intègre bon gré mal gré à la ronde des consommations. Et le voilà « massé » de toute part par la vente à pression des produits, des modes et des propagandes. Tour à tour des groupes mettent en échec la société et tiennent la population en otage : arrêts des transports, de la poste, des écoles, des hôpitaux. Il se produit une tragique usure psychologique et morale chez un nombre grandissant d'individus. Devant la société survoltée, plusieurs se défendent en développant des forces d'inertie : l'apathie, l'indifférence, le décrochage social et politique. Beaucoup d'études sur les citadins occidentaux nous signalent leur fragilité psychique. Fragilité qu'on explique par les assauts des stimuli extérieurs et surtout par les vices de structures. Mais n'y a-t-il que ces facteurs externes ? N'a-t-on pas négligé aussi le développement des forces intérieures de l'homme ? Sans elles, toutes les entreprises humaines tombent vite à plat. Voilà ce qui m'amène à souligner dans cet ouvrage l'importance d'une philosophie, d'une éthique, d'une pratique sociale renouvelées, sans pour cela perdre de vue l'éminence de la fonction politique. Mais ces chemins nécessaires ne vaudront jamais mieux que les buts poursuivis. Quelle sorte de « vie ensemble » cherchons-nous ? Nous saurons alors peut-être mieux définir les structures qui nous conviennent. Ce qu'il y a de sûr, c'est que nous n'avons pas assez investi dans ces démarches qualitatives. La crise actuelle de l'éducation en témoigne. Après tant de réformes structurelles, on se demande encore dans la plupart des pays quel type de formation, quel homme, quelle philosophie de base à développer, quelle éthique à partager, quelle école, quelle société ! En devenant plus attentifs à la qualité de leur vie, certains anticipent une existence collective et des changements structurels plus qualitatifs et pertinents. Voilà une ligne d'espoir qu'il faudra développer. Le génie contemporain sait donc mieux l'écorce de la vie que son amande humaine. Je ne suis pas le seul à penser cela, n'est-ce pas ? Nos questions les plus radicales, nos expériences les plus fortes, nos sentiments les plus profonds restent à la marge de la « scène publique ». Diogène cherche encore l'homme... la touche humaine dans nos batailles de structures et de pouvoirs, dans nos expertises scientifiques et techniques. Même le débat idéologique se réduit à des grilles d'analyse qui empruntent beaucoup a la rationalité technocratique. On y trouve bien peu de sève humaine, de « jus » pour prendre ici une expression populaire. Mais au fait, c'est peut-être l'ensemble de la vie, même la plus familière, qui a perdu son amande, son moût.... et le sel qui donne goût, et le levain qui fait lever la pâte. Là où le sel s'affadit, même la faim de vivre disparaît. L'amande dévitalisée, il n'y a plus de fécondité, ni potentiel de recharge. Car c'est là le lieu des élans et des risques décisifs. Lieu aussi des motifs déterminants. La majorité des diagnostics portent sur les aqueducs et leurs plombiers. Améliorer l'ingéniérie, changer les technocrates ou créer une autre tuyauterie suffira-t-il ? Peut-être avons-nous davantage besoin de sourciers pour nous réapprendre le secret des sources, le vivier des énergies neuves. Bien sûr, il y a aussi l'autre tentation de chercher des levains en dehors de la pâte, par exemple une mystique décrochée du pays réel. Cette entreprise ne vaut pas mieux qu'une pure économie des choses ou une simple politique des contenants. Le procès des divers humanismes n'a cessé de croître avec l'évolution de notre civilisation techno-industrielle. Humanisme rejeté comme opium du peuple. Humanisme métaphysique intemporel qui aliène des tâches historiques. Humanisme existentialiste, reflet de la conscience bourgeoise malheureuse. Humanisme personnaliste négateur des « conditions objectives » de structures et de classes sociales. Humanisme libéral avec ses idéaux majusculés (liberté, égalité, fraternité) et ses pratiques contraires. Autant d'amandes fausses ou frelatées qu'on nous aurait offertes sans oser montrer leur véritable écorce. Donc un humanisme opium ou écran. Aussi trompeur que miroir aux alouettes. Fausse conscience qui sert de chienlit pour déguiser les situations réelles, les vrais rapports de force, les structures de pouvoir, etc. Cet idéalisme impénitent ne cesserait de créer mythes et songes. Il exilerait les hommes dans des utopies de nulle part, les empêchant ainsi d'être, de lutter ici et maintenant. Ce péché intellectuel est surtout péché d'intellectuels. Tour à tour les libéralistes, les stalinistes et la nouvelle gauche s'en prennent à ces prototypes de l'irréel. « Ni Marx, ni Jésus ». Haro sur Confucius ! Soljénitsyne, un réactionnaire. Sans compter les humanismes importés d'Orient, ou ceux projetés dans de nouvelles cosmogonies éthérées. Simples substituts de l'humanisme chrétien chez les esprits attardés d'un autre âge. Voilà tout dans le même sac ! On n'en est pas à une nuance près. Chez certains, le rejet de tel ou tel humanisme débouche sur le refus de tout humanisme. Au nom du matérialisme historique, ils s'en prennent aux « références spirituelles », aux « transcendances illusoires », aux « sagesses non scientifiques », et plus récemment à l'utopie de la liberté, de l'homme lui-même. Vous perçoivent-ils comme humaniste, ils vous reprochent ce vice rédhibitoire et inguérissable. Vous êtes un gnostique irrécupérable. Avouons que les divers matérialismes nous ont montré, parfois savamment et avec beaucoup de pertinence, les forces et faiblesses de nos écorces. Nous connaissons mieux les mécanismes physiques, biologiques, psychosociologiques et autres qui nous conditionnent. Il semble même qu'il y ait une certaine unité systémique de toutes ces structures visibles et invisibles, beyond freedom and dignity ! Faut-il en conclure que Pinochet, Brejnev, Mao, Skinner et sœur Theresa sont soumis au même déterminisme, comme tous les humains et le plus petit atome ? Althusser à gauche, Skinner à droite, E. Morin au centre s'approchent, par des voies différentes, de la vérité ultime sur la structure fondamentale du monde, de l'homme, de l'histoire ! Bientôt on saura tout sur ce noyau de base. Le mythe scientiste n'est pas mort ! Sa force, c'est de poser uniquement les questions auxquelles il peut ou pourra répondre. Einstein le rappelait avec ironie dans une lettre adressée à Maurice Solovine. À cette recherche du système unique correspond peut-être une même logique technocratique et instrumentale qu'on retrouve partout : dans les pratiques scientifiques, techniques ou organisatrices, dans les débats idéologiques, dans les combats politiques et dans l'aménagement de la cité. Un même modèle appliqué aux institutions les plus diverses, de la manufacture à l'hôpital en passant par l'école. À celui-ci les dissidents opposent un autre système tout aussi univoque. Et dire qu'on en voulait tant à l'absolu « ordré » d'hier. Nous voilà passés de la doctrine intégrale au système parfait. Or, les hommes semblent être aussi malheureux dans un système que dans l'autre. Ils se cherchent. Le génie des structures ignore tout simplement les questions et les expériences dites métaphysiques. Pourquoi vivre, aimer ? De ce temps-ci, on s'interroge beaucoup sur la mort. Et l'esprit humain, c'est quoi dans tout cela ? Même le diable réapparaît. Notre civilisation deviendrait-elle à la fois infantile et sénile ? Les problèmes sont portés à leur limite critique : avortement, euthanasie ou peine de mort ; croissance zéro, grève totale ou chantage nucléaire ; fin du monde ou fin de civilisation. Même les décisions ne se prennent qu'à l'extrême des crises. Symptôme généralisé d'une conscience perplexe, impuissante. Les questions épineuses sont remises à une commission d'enquête qui deviendra permanente. Ce scénario dilatoire est bien connu : toujours l'écorce ! Les humanistes prennent leur revanche : ce n'est pas chez les matérialistes qu'on trouvera l'amande humaine de la vie. Beaucoup vivent sur deux registres étrangers l'un à l'autre. L'amande, ils la cherchent ou la trouvent en littérature, au cinéma, dans la religion, durant les week-end ou les vacances ou dans une des cent thérapies mises sur le marché. L'écorce, c'est le travail, la politique, la petite semaine, la famille. Avouons qu'il y a aussi des mystiques ou des thérapies sans amande, des politiques sans noyau ou écorce. Nous y reviendrons. Retenons plutôt cette situation plus fréquente du double univers. Le sens d'un côté, le pain de l'autre. Parfois l'écart va aux extrêmes. Désespérant de trouver un sens à la terre, on invente les extra-terrestres. Un phénomène parmi d'autres qui exprime un divorce grandissant entre la matière et l'esprit. D'où l'intérêt pour les cultures unitaires, orientales par exemple, ou pour un certain primitivisme. On veut re-sentir à la fois son corps et son âme. Ce que l'Occident a de plus en plus séparé. Notons ici un paradoxe rarement perçu. Le matérialisme occidental s'est débarrassé de la métaphysique abstraite. Or, il a bâti une société de plus en plus abstraite, anonyme, insaisissable. Quoi de plus abstrait que le numéro d'assistance sociale, les nombreux sigles dans le journal... et tout cet univers de programmation informatique qui régit toujours davantage notre vie. L'art abstrait préfigurait peut-être la cité actuelle. Mais il y a des séparations plus simples et plus courantes de l'écorce et de l'amande. Par exemple en publicité. « Quand on vend du vent on soigne l'emballage. » L'image ne reflète ni ne projette la réalité, mais s'y substitue. Quel contraste : un monde matérialiste où les hommes ont d'énormes difficultés à établir un contact direct avec le réel, et aussi à approfondir le sens véritable des choses, des gestes, des événements ! Ni philosophie, ni mains quoi ! Avant hier, des philosophies sans mains, hier des mains sans philosophie, aujourd'hui aucune des deux chez plusieurs citoyens qui vivent à la fois dans l'impuissance et le non-sens. Les dernières remarques nous amènent à cette autre dramatique : une chair sans noyau, ni amande. Le cœur dispute en fragilité la colonne vertébrale. Combien cherchent tout autant un noyau de soutien qu'une amande nourrissante ? Un noyau communautaire valable. Un tissu social bien noué. Une fibre morale cohérente et dynamique. Même l'Église, dit-on, a fait une erreur grave en instabilisant son rituel. Le seul qui avait gardé une certaine consistance parmi tous les autres rituels occidentaux. Famille, école, habitat, parlement et même folklore avaient connu l'érosion de leur propre écorce. Érosion qui laissait l'amande sans son milieu vital, sans son lieu naturel. On a donc dénoyauté et « désamandé » en même temps, confondant la chair du fruit avec son amande. Voilà qu'il faut ajouter des vitamines à un pain mastic boulangé avec la pulpe du blé sans son amande. Quel symbole percutant de ce qui nous arrive en tant d'autres domaines ! Sans compter les succédanés artificiels de toute sorte. Gide disait : « J'ai mordu à la pulpe de tous les fruits que les branches ont tendus vers moi. » Il annonçait une certaine société permissive, obèse qui n'arrive plus à se dégraisser. Une société de poulets aux hormones, de baby beef engraissé rapidement et artificiellement. Sous le même principe que celui de la prolifération des cellules cancéreuses. Sans écorce ou amande, il ne reste que les résidus adipeux et inflationnistes. Eh oui, l'inflation trouve son parangon dans le phénomène-cancer. Un cancer social, en l'occurrence. Un espoir : des hommes veulent désormais manger les fruits qu'ils ont cultivés, les fruits de leur grain de semence, les fruits d'une terre qu'ils possèdent et habitent vraiment, les fruits d'un suc et d'une sève dont ils savent le secret. lis veulent rétablir une parenté de fibre entre eux-mêmes et leur culture, entre l'écorce et le cœur de l'arbre de vie, entre leur vie intérieure et leur cité, entre leurs solidarités réelles et leurs institutions. Ce ne sera pas facile. Les styles de vie s'embourbent dans leurs graisses. Ils manquent de muscle ; ils n'ont pas d'ossature assez solide, de moelle assez riche. Sur le plan collectif, politique et télévision chipotent à la pulpe de la vie, à l'écorce des événements. Ce sont pourtant deux institutions majeures dans notre existence moderne. Deux institutions « critiques » desquelles on attendrait un peu plus de contenu humain. Mais ici, la baudruche publicitaire sert de modèle, avec ses thèmes fadasses, sa philosophie bidon, son esbroufe chiquée, ses comptines insignifiantes. Production et consommation de masse constituent la principale croissance graisseuse qui engorge la vie sous toutes ses formes. Comme réponse, une seule revendication : en avoir pour son argent. Les luttes sur le terrain de la production sont du même ordre. On a confondu croissance, abondance, accumulation, progrès et développement. Bref, la pulpe, sans le noyau ni l'amande qui renferment le potentiel de renouvellement. D'où la difficulté énorme d'opérer la transition entre une économie de croissance graisseuse et une économie de recyclage. Nous n'avons qu'une technologie de la pulpe, sans une sagesse de l'amande, sans une intelligence de son noyau naturel et de sa fibre renouvelable. On n'inventera pas les pratiques et les techniques correspondantes sans repenser profondément la culture occidentale de base. Pourrons-nous le faire avec une philosophie et une éthique aussi appauvries ? Accepterons-nous une réflexion et une action moins superficielles ? Tour à tour et à partir d'horizons bien différents, J. Baudrillard, G. Bataille, T. Wiseman, A. Moles, R. Dumont et tant d'autres nous amènent à revoir et nos questions et nos réponses habituelles, dans le train-train le plus ordinaire de notre vie et de nos milieux respectifs. Nos rapports avec l'argent, le travail, l'amour. Est-ce vrai que le temps occidental ne sait plus ni le rythme humain, ni l'espace social ? Comment expliquer que notre culture si critique débouche sur l'absence de discernement entre le nécessaire, l'utile et le futile ? Dans la vie privée comme dans les grandes embardées collectives. Pourquoi le processus très abstrait de « simulation » devient le grand gabarit de la vie moderne, de ses organisations, de ses divers comportements, de la politique, de la critique idéologique et des diverses thérapies ? Le retour à la nature, la résurgence de la croyance en la réincarnation, et tant d'autres voies ambiguës ne marquent-elles pas une certaine réaction pour retrouver un contact direct avec la vie ? Contre un univers social et mental préfabriqué, chacun cherche désespérément son amande et son écorce « naturelles ». « Vivre d'abord, philosopher ensuite », redit-on encore aujourd'hui. Une autre façon de séparer la chair et le cœur, la matière et l'esprit. Les questions soulevées plus haut sont-elles négociables ? Veut-on vivre uniquement à la pulpe ? Y trouve-t-on bonheur et avenir ? Certains retournent aux anciens noyaux. Mythe de l'âge d'or, du bon vieux temps ! Les institutions d'hier n'ont-elles pas fait leur preuve ? On confond l'épaisseur de l'écorce avec la qualité de l'amande. D'ailleurs, celle-ci est souvent morte. D'autres, dans la même foulée, veulent renouer avec l'histoire, les croyances, le folklore, mais comme avec des objets extérieurs à soi... des monuments historiques à conserver. Mais c'est une mémoire qui ne fait pas vivre et créer. Une référence sans appartenance. Une sorte de foi héritée sans adhésion. Bref l'écorce du folklore sans l'amande vivante de sa culture. Les réformistes veulent améliorer les nouveaux noyaux. Ils disent que les vaisseaux lancés par les réformes récentes n'ont pas encore été assez mouillés. Laissons-leur le temps. Apprenons à les maîtriser. Oui, mais est-ce suffisant ? Le moule n'est pas là pour lui-même, fût-il le meilleur. Il faudra bien s'arrêter davantage sur la qualité du matériau qu'on veut mouler avec l'instrument le plus parfait. La qualité du grain quoi ! Enfin des radicaux s'en prennent aux nouveaux comme aux anciens noyaux. Les briser d'abord, après on verra. Dans une ligne plus prospective, quelques-uns tentent d'anticiper d'autres noyaux possibles. On a le goût de demander à ces trois tendances majeures : montrez-nous votre amande. L'homme que vous portez. La vie que vous voulez promouvoir. Votre philosophie de base et vos mains. Vos grains de semence, votre souffle d'engagement, vos vraies raisons de vivre, d'aimer et de lutter. Que voulez-vous en définitive ? Un nouveau pouvoir ? Le lave-vaisselle pour tout le monde ? Chacun maître sur son île ? Une solidarité, une liberté pour quoi, pour qui ? L'homo ludens ? Une assemblée générale perpétuelle ? Une lutte des classes pour une société sans classe... mais quelle société ? Un espace vert pour y vivre quelle vie ? Peut-être nous faut-il sortir de ces schémas tout faits, pour mieux cerner le cheminement récent. Quelques décennies de prospérité avaient concentré l'attention exclusivement sur les niveaux de vie. Puis on s'est interrogé un moment sur les styles de vie. Ce qui a amené une certaine contestation de la société. Mais l'inflation nous a ramenés aux uniques critères quantitatifs. En marge de la course au rattrapage de l'escalade inflationniste, deux grands courants de conscience vont se déployer. L'un, très pessimiste, débusque tous les indices du non-sens. Telle une accumulation matérielle sans finalité sociale, sans hiérarchie de valeurs ou de besoins. Congestion urbaine et technologique, pollution quasi irréversible, concentration économique sans contrôle démocratique, bref, une société et une vie de plus en plus absurdes. Je dis une conscience en marge, parce que la plupart jouent quand même le jeu. Une deuxième conscience cherche carrément à côté : des raisons de vivre, des expériences spirituelles. J'ai signalé plus haut le danger de séparer ainsi le sens et le pain. J'ajoute ici les conséquences de cette dramatique portée au plan social. D'une part des démarches politiques conflictuelles autour des enjeux du pain, et d'autre part une quête de sens, toute centrée sur une unité intimiste, individuelle et purement spirituelle. Au dedans la paix, au dehors la guerre. On se bâtit une philosophie privée qui serine des raisons de vivre étrangères à une vie publique sans éthique et sans horizon. Tant de raccords à rétablir ou à réinventer. Mais n'y a-t-il pas des démarches prioritaires ? Au quotidien comme au politique, le sel s'est affadi. Le sel d'une philosophie de la vie avec ses pratiques éthiques dynamiques et son ferment mystique. L'amande humaine quoi ! Dans une société matérialiste comme la nôtre, ce ne sont tout de même pas les travers spiritualistes qui nous menacent le plus. Pourquoi nos entreprises, nos luttes ont-elles si peu de souffle ? La politisation récente a besoin d'enracinements spirituels et culturels plus profonds. Il nous faut une intériorité plus riche, plus ouverte, une conscience plus forte et entreprenante. Hier, il fallait mettre l'accent sur le réalisme politique des structures. C'était notre grande faiblesse. Mais aujourd'hui nous commettons l'erreur à l'envers. La dévitalisation, l'assèchement intérieurs sont encore plus graves. Des amandes pourries minent les plus solides noyaux. Cette insistance ne se veut pas exclusive. Je nous souhaite une amande féconde, un noyau résistant et une chair tendre. L'amande d'une spiritualité nichée dans un solide noyau politique... de la même fibre culturelle, de la même essence humaine. Une chair à la fois tendre et musclée, bien innervée, passionnée. On me reprochera ici de promouvoir un univers mental et social unitaire dans une société de plus en plus pluraliste. C'est un point de vue superficiel qui vide le débat social tout autant que la dramatisation humaine de son exigence première. À savoir la qualité des composantes, des options, des confrontations dans ce pluralisme démocratique auquel nous tenons. L'affrontement de politiques sans philosophies manquera toujours d'intelligence. De même, une confrontation idéologique où l'on tait ses pratiques réelles et ses propres contradictions, mène au fanatisme. Nos combats sont de plus en plus incohérents et brouillés, même si leur langage idéologique prétend établir clairement le noir et blanc. Peut-être sont-ils à l'image de notre vie et de notre pensée ? J'en suis pour le réalisme de l'action des mains. Mais cette attitude pragmatique commune se préoccupe trop peu de ses rapports avec le cœur et la raison. Une vie inconsistante, une pensée incohérente (trop souvent en contradiction avec la première) sapent les entreprises les plus prometteuses. Il semble que la première cohérence dynamique viendra d'une solide philosophie de la vie. Cette expression populaire renferme à la fois les raisons et le goût de vivre, les styles et les projets de vie, le pain quotidien et une certaine conception politique au moins inchoative. Elle assume les sentiments profonds comme les identités particulières. Elle pointe tout autant la source que l'horizon. Elle est aussi une spiritualité avec son ferment mystique. En effet, il se cache toujours un pari, une foi, une espérance même au creux des philosophies de la vie les plus terre à terre. La mèche humaine est inextinguible, c'est la conviction de la famille spirituelle à laquelle j'appartiens. Misons-nous assez sur ce « feu sacré » qui peut ranimer une société « dépassionnée » ? Oh, je sais, je sais que ce propos fera sourire bien des éteignoirs qui ont tout compris de la grande noirceur actuelle ! Si l'on peut encore parler de péché, je crois que c'est le seul irrémissible, parce qu'il tue l'amande humaine, le germe des renouvellements et des dépassements. Le matérialisme a le pouvoir de se tuer lui-même en s'emprisonnant dans son écorce. D'ailleurs, il ne connaît que celle-ci. Il a tôt fait de la trouver inutile et laide, parce qu'il ne sait plus l'amande humaine qui y niche. N'est-ce pas un signe des temps que de Nietzsche à Foucaud, on soit passé du surhomme à cette prétendue mort de l'homme ? Nietzsche disait : Dieu est mort. Aujourd'hui Dieu dit à son tour : Nietzsche est mort ! J'aime mieux la philosophie de Pascal, celle du roseau fragile qui ne se rompt pas. J'aime mieux interroger cette mystérieuse dynamique humaine semblable à la frôle tige de pissenlit qui perce le plus dur asphalte. Le surhomme diamantin de Nietzsche n'était fait que d'écorce. C'est peut-être pour cela qu'aujourd'hui nous avons tant de peine à rejoindre l'amande humaine. Nous allons nous en rendre compte dans la prochaine étape.
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