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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jacques Henripin (démographe, Université de Montréal), “De la fécondité naturelle à la prévention des naissances: l'évolution démographique au Canada français depuis le XVIIe siècle”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 215-226. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de: The Canadian Journal of Economics and Political Science, XXIII, 1, February 1957, pp. 10-19.]

Jacques Henripin 

“De la fécondité naturelle à la prévention des naissances:
l'évolution démographique au Canada français
depuis le XVIIe siècle”

 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 215-226. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de : The Canadian Journal of Economics and Political Science, XXIII, 1, February 1957, pp. 10-19.]
 

Introduction
 
I.     Le modèle démographique traditionnel : la fécondité naturelle
 
Mortalité
Nuptialité
Fécondité
 
II.   Le XIXe siècle
 
III.  La situation actuelle
 
Figure 1.    Population canadienne-française de 1680 à 1951
Figure 2.    Taux de fécondité légitime en fonction de l'âge de la mère
 
IV.  Deux problèmes

 

Introduction

 

Aux dernières pages du roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine, l'oeuvre qui reflète peut-être le mieux la vie canadienne-française traditionnelle, on trouve cette envolée lyrique : « ... au pays de Québec, rien n'a changé, rien ne changera parce que nous sommes un témoignage. » Depuis que ces lignes furent écrites en 1916, de nombreux changements se sont produits. L'évolution économique, l'urbanisation, la diffusion des connaissances, le progrès technique ont profondément transformé tant la vie individuelle et familiale que les structures sociales. Ces changements ont intéressé le tréfonds de la société canadienne-française dans son ensemble aussi bien que celui des individus qui la constituent. À vrai dire, ils ont provoqué l'éclatement des anciens cadres, ceux d'une société repliée sur elle-même ; au plan de la vie individuelle et conjugale, ils ont modifié les motivations les plus fondamentales. Leur influence se fait même sentir dans le domaine de l'observance des règles de morale. Il n'est donc pas surprenant que ces changements aient exercé une action considérable sur l'évolution démographique. En dépit de l'intérêt qu'ils portent au groupe ethnique canadien-français, les savants, les sociologues et les chefs politiques du Canada français ignorent, pour la plupart, l'importance réelle de ces changements d'ordre démographique et certains d'entre eux ne sont même pas prêts à en admettre l'existence. je voudrais ici mettre en relief les principaux aspects démographiques de cette évolution ou, comme on pourrait être tenté de l'appeler, de cette révolution.  

I

Le modèle démographique traditionnel :
la fécondité naturelle

 

À quels comportements démographiques conduit la fécondité naturelle ? Il existe généralement fort peu de données statistiques qui permettent de répondre à cette question. Ce manque de renseignements s'explique aisément : un peuple dont le comportement est naturel, spontané, à l'abri de tout contrôle, vit habituellement dans un climat social et culturel qui ne favorise pas l'existence d'un système de collecte des données statistiques nécessaires à l'analyse des phénomènes démographiques. Même de nos jours, il n'existe pas de statistiques satisfaisantes dans le cas des populations que l'on peut appeler « naturelles ». Cependant, comme on a commencé dès le début de la colonisation française au Canada à tenir des registres paroissiaux, nous sommes en mesure d'analyser l'évolution démographique de la population canadienne-française depuis ses origines. On peut démontrer que les actes de baptême, de mariage et de décès contenus dans ces registres constituent, du point de vue statistique, une documentation suffisamment complète. S'ils sont dépouillés de façon à permettre la reconstitution de familles, les registres peuvent fournir, sur les phénomènes démographiques, des renseignements plus complets que toute statistique d'état civil contemporaine.

 

Grâce à l'oeuvre de collecte et de classification de Mgr Tanguay, on dispose d'une documentation statistique sérieuse sur les familles. Cet ecclésiastique consacra vingt-cinq années de sa vie, vers la fin du siècle dernier, à visiter toutes les paroisses françaises du continent nord-américain, ce qui devait l'amener à l'époque le long de la vallée du Mississipi jusqu'à la Nouvelle-Orléans. A partir des quelque 1,200,000 actes de l'état civil qu'il a inventoriés, Mgr Tanguay a pu reconstituer 120,000 familles. Cette documentation servit à la rédaction d'un ouvrage de 4,200 pages présentant la généalogie des familles canadiennes depuis 1621 jusqu'à l'époque de la Conquête. Au surplus, et ceci est particulièrement intéressant, la présentation des données permet des recoupements, ce qui confère aux résultats obtenus un degré appréciable de validité. [1] je présenterai ici les résultats que j'ai tirés de l'analyse de ces données, à propos de trois phénomènes principaux : la mortalité, la nuptialité et la fécondité.

 

Mortalité

 

À ce sujet, je me limiterai à rappeler qu'au Canada, le taux de mortalité - le nombre annuel de décès par 1,000 personnes -semble avoir été inférieur au taux enregistré en Europe. Entre 1720 et 1750, le taux annuel moyen a été d'environ 26 pour 1,000, alors qu'on estime à 33 pour 1,000 le taux de mortalité de la France à la même époque, c'est-à-dire vers le milieu du XVIlle siècle. [2] Il est vraisemblable que la peste et d'autres maladies épidémiques aient fait moins de ravages au Canada qu'en France.

 

La documentation réunie par Mgr Tanguay nous a aussi permis de mesurer la mortalité infantile : 25 pour cent des enfants mouraient avant d'avoir un an. On peut supposer en outre - comme l'indiqueraient des renseignements moins sûrs - qu'environ 45 pour cent des enfants mouraient avant l'âge de 10 ans et 50 pour cent, avant d'avoir atteint leur vingtième année. Seulement 44 pour cent des individus survivaient jusqu'à l'âge de 30 ans et 30 pour cent jusqu'à leur cinquantième anniversaire. Selon les plus récentes tables de mortalité canadiennes, 86 pour cent des enfants de sexe féminin vivront au moins jusqu'à l'âge de 50 ans. Nos observations sur le taux de mortalité infantile des siècle passés ne concordent pas avec les témoignages des observateurs et écrivains de l'époque qui avaient tendance, semble-t-il, à présenter la situation sous un jour meilleur. C'est ainsi que Mère Marie-de-l'Incarnation écrivait en 1664 : « Grâce à la remarquable pureté de l'air de ce pays, peu d'enfants meurent au berceau. » En réalité, nos analyses révèlent que la mortalité infantile devait être à peu près la même au Canada qu'en France. [3]

 

Nuptialité

 

La doctrine mercantiliste, qui a dominé la pensée politique durant la période considérée ici, était populationiste. Mais ce populationisme s'appliquait plus à la mère-patrie qu'à la colonie, si bien que l'émigration française à destination du Canada s'éleva seulement à 10,000 personnes durant les 150 années que dura le Régime français : 66 personnes par an en moyenne. La conséquence de cette absence de politique efficace d'émigration fut qu'en 1760, la Nouvelle-France ne comptait que 65,000 habitants, alors que la population de la Nouvelle-Angleterre en comptait déjà un million et demi. Il y a un rapport évident entre cette situation et les événements militaires et politiques de 1760.

 

Pour contrebalancer les insuffisances de l'émigration, la France a toutefois cherché à stimuler la croissance de la population établie dans la colonie. Cette population étant non malthusienne, on ne pouvait y parvenir qu'en instituant des mesures destinées à inciter les individus à se marier jeunes. Mais cette politique n'a pas eu pour effet de réduire l'âge moyen au mariage d'une façon assez marquée pour nous permettre de croire que les mariages précoces constituaient une pratique universelle ou générale. De 1700 à 1730, la moyenne d'âge des jeunes mariés, au Canada, était de 26.9 ans et celle des jeunes mariées, de 22.4 ans. En 1951, ces moyennes s'établissaient respectivement à 26.6 et à 23.8 ans.

 

Fécondité

 

La contribution la plus importante - et la plus inattendue - de Mgr Tanguay à la démographie, est sans doute d'avoir permis l'analyse en détail de la fécondité naturelle de la population de l'époque. Sans entrer dans les technicalités, on peut avancer quelques résultats. La fécondité légitime peut être mise en évidence de façon très simple : jusqu'à l'âge de 35 ans, les femmes mariées avaient en moyenne un enfant tous les deux ans (voir le graphique 2). Cette observation est, elle aussi, en contradiction avec la croyance selon laquelle les couples dont le comportement n'est pas malthusien pourraient avoir un enfant tous les ans - croyance dont fait état l'intendant Talon dans l'une de ses lettres. Un certain nombre de couples eurent, en fait, un enfant chaque année, mais il ne s'agissait pas là d'un comportement représentatif de celui de l'ensemble des couples mariés.

 

Le taux de fécondité était néanmoins fort impressionnant : on peut le montrer de la façon suivante. Une femme mariée à 15 ans, dont le mari aurait vécu jusqu'au terme de la période de fécondité et qui aurait eu la même fécondité que la moyenne des femmes mariées, aurait donné naissance à 13 enfants. Ce chiffre implique un doublement de la population tous les 22 ans, compte tenu des taux de mortalité de l'époque, et tous les 9 ou 10 ans, sur la base des taux actuels de mortalité. Mais, en pratique, une mortalité minimale est incompatible avec une fécondité maximale. De plus, la plupart des femmes avaient depuis longtemps franchi le cap de leur quinzième année au moment de leur mariage. En réalité, les couples canadiens-français du XVIlle siècle qui survivaient jusqu'à ce que l'épouse atteigne l'âge de 50 ans avaient de 8.5 à 9 enfants en moyenne. Cette fécondité correspondait à un doublement de la population à chaque génération, c'est-à-dire tous les 30 ans, si l'on tient compte des taux de mortalité probables de l'époque ; aux taux actuels, la même fécondité correspond à un doublement de la population tous les 16 ans.

 

Les recensements fréquents qui eurent lieu sous le Régime français permettent de vérifier ce taux de croissance. A partir de données différentes des nôtres, Georges Sabagh [4] a pu estimer, pour la fin du XVIle siècle, la fécondité totale, c'est-à-dire le nombre d'enfants qu'aurait eus une femme mariée à 15 ans et survivant jusqu'au terme de la période de fécondité. Selon cet auteur, la fécondité totale aurait alors été de 12 enfants. M'appuyant sur les renseignements recueillis par Mgr Tanguay et utilisant une méthode plus directe, j'ai calculé que la fécondité correspondait à une politique gouvernementale, mais il était surtout, semble-t-il, le résultat d'attitudes et de valeurs fortement ancrées dans la société en général et chez chacun des individus en particulier. Comme le fait remarquer G. Sabagh : « C'était encore l'époque où avoir des enfants constituait un actif économique ; d'autre part, en Nouvelle-France, les enfants représentaient de futurs défenseurs contre les Indiens ou contre les colons anglais dont la puissance augmentait sans cesse et qui menaçaient de submerger la NouvelleFrance. »

 

Doit-on considérer comme exceptionnelle la fécondité des Canadiens français du XVIIIe siècle ? Outre l'étude de Sabagh, il existe d'autres travaux visant à évaluer la fécondité d'une population non malthusienne. En 1950, une enquête [5] menée dans 173 villages d'une région agricole de l'Iran révélait que le taux de fécondité y était de beaucoup inférieur à celui des Canadiens français. Les auteurs de l'enquête croient cependant que le taux réel a été sous-estimé, la mémoire faisant souvent défaut aux femmes interrogées. Il semble toutefois que la fécondité légitime des Canadiens français fut exceptionnellement élevée au XVIIIe siècle - plus élevée que celle de la Norvège en 1875, à une époque où la contraception n'était pas encore généralisée. [6] Je ferais toutefois mienne la conclusion de G. Sabagh selon laquelle « il n'y a rien là de mystérieux ».
 

II

Le XIXe siècle

 

Sous le Régime français - mises à part certaines périodes exceptionnelles - le taux de croissance de la population canadienne contredit l'hypothèse de Malthus selon laquelle, en l'absence de tout obstacle, une population doublerait tous les 25 ans. Malthus se fondait sur les travaux de Franklin sur la population américaine. Il est assez surprenant de constater, toutefois, qu'après la Conquête, entre 1760 et 1850, la population canadienne-française a effectivement doublé tous les 25 ans, probablement sans apport net de l'immigration.

 

jusqu'à 1830, le taux de nuptialité se maintint au niveau élevé de 9 pour 1,000, puis il baissa de façon assez régulière jusqu'à 6 pour 1,000 environ au cours des années 1890-1900. Cette diminution - dont le début coïncidait avec la chute du taux formidable d'accroissement de la période 1760-1850 - fut le résultat d'une crise grave à laquelle la population canadienne-française faisait face depuis le début du XIXe siècle : le manque de terres. Vers 1820, toutes les terres seigneuriales avaient été occupées. D'autre part, 3 millions d'acres tombèrent entre les mains de 200 spéculateurs et amis du régime. Cette politique agraire provoqua l'émigration des « habitants », émigration qui prit de grandes proportions vers 1830 et qui dura jusqu'en 1930. D'autres facteurs - dont le plus important est sans conteste l'industrialisation des États-Unis - contribuèrent à alimenter cette vaste saignée.

 

Dans le graphique No 1, à échelle semi-logarithmique, la pente des courbes représente le taux d'accroissement de la population. On voit que la population canadienne-française ne retrouva jamais le taux d'accroissement d'avant 1850. Entre 1830 et le milieu de la grande crise des années 1930, un grand nombre de jeunes adultes émigrèrent, provoquant une baisse du nombre de mariages et de naissances.

 

On admet généralement que la limitation des naissances n'était pas courante en Europe, sauf en France, avant 1875. Il serait surprenant que les familles canadiennes, et plus particulièrement celles du Canada français, aient pratiqué la contraception volontaire avant cette date. Il est d'ailleurs difficile de déterminer avec précision à quel moment les Canadiens français commencèrent à limiter volontairement le nombre de leurs enfants. Certaines données incitent à penser que ce ne fut que relativement tard : en 1951, la fécondité des femmes vivant dans les régions agricoles du Québec était, semble-t-il, aussi grande qu'au XVIlle siècle. En ce qui concerne la population urbaine, Mme Enid Charles, qui a étudié la fécondité légitime à partir du recensement de 1941, en est arrivée à la conclusion que même a Montréal, les effets de l'urbanisation ne se faisaient sentir que chez les femmes les plus jeunes [7]. D'une façon générale, cela signifierait qu'avant 1925 la limitation des naissances était presque inexistante au Canada français.


Graphique 1.

Population canadienne-française de 1680 à 1951.

Sources : Recensements du Canada (de 1871 à 1951) ;
Georges Langlois, Histoire de la population
canadienne-française, Montréal, 1934.


 

Au cours des deux derniers siècles, la population mondiale a triplé, celle de l'Europe a quadruplé, tandis que celle du Canada français a été multipliée par 80 en dépit d'une émigration nette d'environ 800,000 personnes. Sans cette saignée continuelle, le nombre de Canadiens français serait deux fois plus élevé encore. Ce qui nous conduit à la situation actuelle. 

 

III

La situation actuelle

 

Les nièces et les neveux de Maria Chapdelaine ne vivent pas de la même façon que leurs ancêtres. Ce qui a changé, ce ne sont pas seulement les conditions physiques de la naissance, de la santé et de la mort : l'attitude culturelle et psychologique à l'égard de la vie s'est aussi transformée. La « nature » est soumise à une réglementation, à tel point que la vie familiale, dans ce qu'elle a de plus intime, en a été modifiée. 

En soi, le taux de fécondité peut être considéré comme un aspect fort superficiel de la vie d'une société. Mais un changement du comportement relatif à la procréation suppose des modifications fondamentales des attitudes psychologiques, culturelles et spirituelles à l'égard de la vie. Ces modifications sont des conditions nécessaires à la limitation des naissances et la mise en évidence de cette corrélation entre les facteurs culturels et démographiques est peut-être l'un des résultats Principaux des études relatives aux problèmes de population des pays sous-développés. On peut affirmer que quand la fécondité légitime subit un changement, d'autres transformations se produisent en même temps, qui affectent ce qu'on appelle habituellement la philosophie de la vie. 

Mais comment mesurer l'évolution de la fécondité légitime ? On restreindra l'aspect technique de cette question au graphique 2 qui décrit les taux de fécondité légitime en fonction de l'âge. La courbe I représente la fécondité au XVIlle siècle, qu'on peut supposer constante jusqu'à la première guerre mondiale. Cette courbe a été tracée d'après l'analyse de plus de 1,000 familles reconstituées par Mgr Tanguay. Nous constatons que le taux de fécondité est au niveau le plus élevé (500 pour mille) tant que la mère a moins de 30 ans, ce qui correspond à la naissance d'un enfant tous les deux ans. Ce taux ne baisse pas de façon considérable jusqu'à 35 ans, mais il tombe rapidement par la suite ; il est de 320 pour mille à 40 ans, et de 100 pour mille seulement à 45 ans, soit un enfant tous les 10 ans. 

La courbe II correspond à la fertilité légitime en 1951. Un simple coup d'oeil indique clairement la différence entre la fécondité naturelle et la limitation des naissances. En résumé, cette différence est la suivante : avant le contrôle des naissances, une femme qui se mariait à 15 ans avait en moyenne 13 enfants au cours de son existence tandis que maintenant elle n'en a plus que 8.7, au taux actuel de fécondité légitime des Canadiens français. Par conséquent, le taux de fécondité légitime a baissé de 35 pour cent. 

Mais il est un autre aspect remarquable de la question : la différence entre les deux courbes n'est pas constante selon l'âge. À 20 ans, elle est à peu près nulle, ce qui veut dire que la limitation volontaire n'intervient pas au tout début de la vie conjugale. Lorsque la femme a 25 ans, la différence est de 30 pour cent ; à 30 ans, elle s'élève à 50 pour cent et à 40 ans, à 65 pour cent. Ces chiffres laissent supposer que la prévention des naissances se pratique en raison de l'âge de la femme. Les époux contrôlent mieux leur fécondité après la naissance de quelques enfants. Ce phénomène classique n'est pas propre aux Canadiens français. Il se retrouve chez les Canadiens anglais, ainsi que le montre la courbe III. 

Incidemment, la fécondité des Canadiens anglais est beaucoup moins élevée : la différence est de l'ordre de 25 pour cent. Il est intéressant de constater que cette différence a tendance à disparaître avec le temps : elle était de 38 pour cent en 1941. Il se peut qu'en 1941 elle soit due à des causes fortuites. Néanmoins, cette différence entre les taux de fécondité des Canadiens français et celui des Canadiens anglais va en décroissant, ainsi que le prouvent les résultats obtenus à l'aide d'autres méthodes de calcul. 

Au Canada français, la limitation des naissances ne se pratique pas de façon uniforme. Mme Enid Charles a montré à partir du recensement de 1941 que des facteurs tels que l'éducation et le lieu de résidence, selon qu'il est rural ou urbain, exercent une influence considérable sur la fécondité. A ce point de vue, on peut se faire une idée assez juste de la situation actuelle. Au sein des familles paysannes du Québec, la fécondité est aussi forte qu'au XVIIIe siècle ; mais à Montréal, le taux de fécondité légitime des Canadiens français est deux fois plus bas que celui des paysans. 

Le taux relativement élevé de fécondité des Canadiens français est en partie compensé par le taux relativement bas de nuptialité. Les Canadiens d'origine anglaise se marient plus jeunes que les Canadiens d'origine française. Sans aucun doute, de nombreux candidats au mariage éprouvent de la répugnance à l'égard de procédés anticonceptionnels et leur attitude impose une charge supplémentaire au budget familial. Comme au Québec, il est impossible de divorcer et que la situation économique y est moins satisfaisante qu'ailleurs, on comprend aisément pourquoi les jeunes Canadiens français font preuve de moins d'enthousiasme à l'égard du mariage !

Figure 2

Taux de fécondité légitime en fonction de l'âge de la mère
(nombre annuel de naissances pour 1,000 femmes mariées d'âge donné).
 

 

I :   Couples canadiens-français au XVIIIe siècle.
Il :  Couples canadiens-français, 1951.
III : Couples canadiens-anglais, 1951. 

Sources :   Recensement du Canada, 1951 ; Jacques Henripin, La population canadienne-française au début du XVIIIe siècle, Paris, 1954, pp. 59-60 et 124.

En comparaison des autres pays dits développés, la fertilité du Canada français semble unique. Dans une certaine mesure, cela est dû au fait que les autres citoyens du Canada ont aussi un taux de fécondité relativement élevé ; en outre, un grand nombre de Canadiens français appartiennent aux classes socio-économiques qui ont habituellement des familles nombreuses. Mais la raison est probablement d'ordre religieux et culturel. 

 

IV

Deux problèmes

 

Le niveau des taux de fécondité des Canadiens français soulève deux problèmes principaux. En premier lieu, la quantité nuit-elle à la qualité ? Et en second lieu, peut-on expliquer la répugnance des Canadiens français envers la prévention des naissances sans évoquer l'influence de l'Église catholique ? 

La population canadienne-française n'a pas augmenté à un rythme supérieur à celui des autres habitants du pays. Toutefois dans le cas de ces derniers, l'augmentation provient en partie de l'immigration ; ce type d'accroissement n'est pas trop pénible, dans la mesure où la population qui accueille des immigrants n'a pas eu à supporter le coût de leur éducation et de leur instruction. Le taux élevé d'accroissement naturel des Canadiens français représente-t-il un obstacle à la qualité ? je ne prétends pas répondre à cette question : l'état actuel des connaissances démographiques ne permet pas de résoudre ce problème. Il est cependant possible de faire quelques constatations. 

Il semble que l'individu appartenant à une famille nombreuse a, en règle générale, mains de chances de poursuivre ses études et de gravir les échelons de la société. En ce qui concerne les Canadiens français, ce problème est extrêmement grave, car une grande partie de la main-d'oeuvre se livre à des professions peu lucratives. La santé, d'autre part, subit probablement les contrecoups d'un taux élevé de fécondité, en particulier dans les cas des enfants de moins d'un an. 

Mais la prédominance de familles peu nombreuses présente aussi des désavantages : à une fécondité trop basse correspond une population vieillissante et la société doit alors subvenir aux besoins d'un grand nombre de personnes âgées. Les conséquences économiques de ce phénomène peuvent, jusqu'à un certain point, être mesurées. L'Angleterre et la France sont, à l'heure actuelle, aux prises avec de sérieuses difficultés d'ordre économique, par suite du vieillissement de leurs populations. Ce vieillissement a en outre d'autres conséquences d'ordre politique et psychologique qui ne sont pas faciles à mesurer. Les démographes français, par exemple, ne considèrent pas comme un avantage la prédominance en longue période d'un taux de fécondité peu élevé ; plusieurs y voient la cause de la sclérose sociale dont on peut discerner certaines traces en France. Mais d'autres problèmes se rattachent à cet aspect de la question, des problèmes de civilisation et de culture.

 

Nous en arrivons ainsi au dernier point de cette étude : comment s'explique l'attitude des Canadiens français - et en particulier de leurs dirigeants - à l'égard de la prévention des naissances ? L'explication ne repose pas uniquement sur le principe de l'obéissance à l'Église catholique. Les Canadiens français représentent parfois leur répugnance envers la prévention des naissances comme une réaction de défense devant l'extinction qui menace leur groupe ethnique. Il ne fait aucun doute que cette résistance est, dans une grande mesure, due à leur soumission à l'enseignement moral de l'Église catholique. Mais ces règles de l'Église ne reposent pas uniquement sur une interprétation du droit « naturel » régissant les relations sexuelles entre époux. Elles reposent aussi sur quelque chose de plus difficile à définir, certes, mais que les non-catholiques comprennent plus aisément : une certaine philosophie de la vie qui accorde la préférence aux forces créatrices, même dans le domaine de la procréation, plutôt qu'au confort matériel ou physique. Cette philosophie n'est pas propre aux catholiques ; le démographe Alfred Sauvy, par exemple, se dresse ouvertement contre les théories malthusiennes ; de même les communistes, à l'heure actuelle tout au moins.

 

Le malthusianisme a été caricaturé de multiples façons : s'il n'y avait pas assez de chapeaux pour coiffer tout le monde, la solution malthusienne serait, par exemple, de couper quelques têtes. Une autre solution consisterait cependant à augmenter la production et assurer une distribution plus équitable. Le problème, en fait, n'est pas de savoir si l'on doit ou non contrôler les naissances ; tout le monde en admet la nécessité, sous certaines formes et en certains cas. Même l'Église catholique l'admet, à l'exclusion des procédés techniques ou mécaniques, quand les raisons invoquées sont sérieuses. La continence périodique est permise : elle est considérée à la fois comme un moyen de contrôle des naissances et comme un moyen de contrôle de soi. Où se trouve donc la différence, si différence il y a ? Il me semble que la position des adversaires du malthusianisme se résume en deux points.

 

Premièrement, un phénomène physique donné prend un sens différent selon qu'il s'agit de cas particuliers ou qu'on lui confère un statut légal et social. Le cas de la France fournit un excellent exemple à ce sujet : la limitation des naissances y a fait son apparition plus tôt et y a peut-être fait preuve d'une plus grande efficacité que partout ailleurs. Pourtant, c'est en France que l'on s'oppose avec le plus de vigueur au néo-malthusianisme, et en particulier à la propagande en faveur du contrôle des naissances. En France, le contrôle des naissances n'a jamais accédé au rang de doctrine. Le Père de Lestapis déclare même redouter que la contraception devienne l'une des valeurs implicites fondamentales de la société. [8] 

Deuxièmement, nul ne peut prévoir les effets de la prévention technique des naissances. D'un point de vue purement démographique il n'est pas puéril de craindre qu'un jour les populations n'aient même plus le courage, si l'on peut dire, de se reproduire. La population de Vienne, par exemple, ne reproduit que le quart de ses générations. Compte tenu de l'expansion urbaine, une grande partie de la population du globe risque de se retrouver dans la même situation. 

Mais quels pourraient être les autres effets de la contraception ? Ils sont plus obscurs, moins tangibles que les effets purement démographiques. En procédant par analogie, on réussira peut-être à esquisser le problème, que le Père de Lestapis compare à celui posé par l'emploi généralisé de l'automobile : « Y a-t-il un seul sociologue, écrit-il, qui ait été si savant qu'il ait pu prévoir de quelle façon l'emploi généralisé de l'automobile marquerait la stabilité, la cohésion et la vie de la famille ? Même de nos jours, la civilisation de l'automobile nous révèle-t-elle tous les effets sociologiques qu'elle entraîne ? L'automobile est encore une réalité bien extérieure à l'homme. Alors, comment peut-on prévoir les modifications qui résulteront du contrôle des naissances ? » 

Après tout, il se peut que la doctrine anti-malthusienne ait comporté quelque sagesse, quelque perspicacité sur le plan social, quelque avertissement que le contrôle des naissances peut prendre des proportions démesurées s'il est officiellement recommandé. Évidemment, cette façon de voir sort quelque peu du domaine de la recherche scientifique. Néanmoins, je crois que les sociologues ne peuvent ignorer le contenu sociologique de cette doctrine. 

Certains trouveront cette forme de sagesse fort austère. je crois qu'il est difficile de répondre à cette objection. On trouve dans l'évangile de saint Matthieu un passage qui exhorte tous à emprunter le sentier étroit et difficile. Apparemment, les Canadiens français, à leur tour, s'éloignent du sentier étroit.


[1]    On trouvera une analyse et des renseignements plus complets dans : Jacques Henripin, La Population canadienne au début du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1954.

[2]    Voir Michel Huber, « Le mouvement naturel de la population : la mortalité », dans Adolphe Landry et al., Traité de démographie, Paris, Payot, 1945, chap. IV.

[3]    Voir Jean Bourgeois-Pichat, « Évolution générale de la population française depuis le XVIIIe siècle », Population, VI, 4, octobre-décembre 1951, pp. 647-651.

[4]    Georges Sabagh, K The Fertility of French-Canadian Women during the Seventeenth Century », American Journal of Sociology, XLVII, 5, March 1942, pp. 680-689.

[5]    Mohammed B. Mashayekhi, P.A. Mead and G.S. Hayes, « Some Demographic Aspects of a Rural Area in Iran », Milbank Memorial Fund Quarterly, XXXV, 2, April 1953, pp. 149-165.

[6]    Voir Louis Henry, « Aspects démographiques d'une région rurale de l'Iran », Population, VIII, 3, juillet-septembre 1953, pp. 590-592.

[7]    Enid Charles, The Changing size of the Family in Canada, Ottawa, 1948.

[8]    S. de Lestapis, « Politique de contraception et Sociologie », Revue de l'action populaire, février 1956, p. 169.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Henripin, démographe, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 2007 8:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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