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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond Lemieux, “La morgue scientifique: les mouvements religieux et le sociologue chercheur.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Paul Rouleau et Jacaues Zybergerg, Les mouvements religieux aujourd'hui. Théories et pratiques, pp. 151-172. Les Cahiers de recherches en sciences de la religion, vol. 5, 1984. Montréal : Les Éditions Bellarmin, 1984, 382 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 29 août 2006.] Introduction Il y a deux sens au mot morgue : 1) « contenance hautaine et méprisante », 2) « lieu où les cadavres non identifiés sont exposés pour les faire reconnaître » (Petit Robert). La morgue scientifique, sans doute tient-elle un peu des deux sens. Ce n'est pas sans une certaine condescendance ironique, qui fait trace dans ses discours et ses textes, que le scientifique bien souvent aborde les mouvements religieux. Ces derniers sont pour lui, comme pour bien d'autres, des vestiges du passé ou des accidents du présent, sans avenir dans une société technique et rationnelle essentiellement axée sur des performances à atteindre, donc vers l'avenir. D'emblée, ils suscitent une curiosité ethnographique qui, forte de son savoir, ne saurait se laisser prendre au miroir aux alouettes de leur prétendue efficacité sociale. Qu'on laisse à d'autres le loisir et la naïveté d'y trouver ce qu'ils cherchent : qui une alternative d'identité sociale ; qui un refuge, un peu de chaleur dans le désert humain ; qui le partage éphémère d'une parole autrement impossible ; qui, enfin, un sens possible à sa vie. Le pouvoir est aux forts en thème, aux logiciens. Seules la science et la raison sont dignes de foi (sic). Qu'est-ce que ces mobilisations paradoxales des consciences, et parfois aussi des corps, qui risquent de soulever la passion du peuple (entendre : des enfants, des femmes, des personnes âgées), sinon de l'entraîner hors du monde réel, dans l'hallucination ou plus simplement le sommeil de la raison ? Opium ou somnifère, refuge ou substitut thérapeutique, fuite hors du réel ou formule de rechange pour une vie sociale autrement impossible, la religion prête ainsi bien souvent le flanc à la morgue scientifique. Il serait trop long de montrer comment les intellectuels de toutes postures en ont pris occasion, chez nous aussi, pour se donner contenance, tant dans leurs regards sur les formes religieuses traditionnelles, ces dernières relevant désormais d'un certain folklore et d'une culture populaire, que dans l'analyse des institutions (triomphalisme, collusion, suppléance) et dans l'aveu perplexe des résurgences contemporaines. Une simple analyse du vocabulaire courant de la production scientifique pourrait être ici un bon indicateur des phantasmes qui l'habitent. Les réalités religieuses nouvelles, ruptures, refus ou affronts à l'ordre de la raison, suscitent, bien sûr, la curiosité. Mais que cherche-t-on à y apprendre, finalement ? Le difficile effort de production d'un sens - où la marginalisation est souvent le coût à payer - dans une société qui s'adonnerait à la « tranquille pratique du non-sens » (Moreux, 1982), ou bien l'effet de cirque, c'est-à-dire le spectacle plus ou moins divertissant, mais toujours bruyant des aberrations humaines. On craindra, dans le premier cas, que le chercheur doive dévoiler ses sympathies ou antipathies par rapport aux sens projetés devant lui, mais oubliera, dans le deuxième cas, qu'il s'y trouve, de facto, dans la connivence de la norme. Le mouvement charismatique, quant à lui, semble attirer plus que d'autres la morgue scientifique, mettant d'ailleurs en cela à l'unisson les diverses scholastiques marxistes, behavioristes ou autres. Comment, en effet, une telle mobilisation de femmes, âgées, pourrait-elle avoir un sens et, qui plus est, politique ? Comment pourrait-on y voir autre chose que la manipulation des faibles par de petits maîtres ? (Ce qui, bien sûr, peut aussi s'inscrire dans la réalité du mouvement.) On évite, en posant ainsi les questions et, surtout, en leur donnant l'exclusivité épistémologique, de rendre compte de questions préalables. Si l'autre, celui qui s'écarte des pratiques courantes, est le faible qu'on manipule, l'ordre qu'on affirme implicitement est bien celui de la force. Où en est le scientifique, dans ce rapport de forces ? Quelle est sa conception de ces forces, i.e., des tensions et mouvances sociales ? De là à inscrire le mouvement religieux comme objet (ob-jicere : jeter devant soi) dans son laboratoire pour mieux le disséquer, il n'y a qu'un pas. Les objets de morgue, surtout quand cette dernière masque une crainte refoulée, indicible parce que liée à la fascination de l'autre (tremendum et fascinens), deviennent facilement des objets de laboratoire. La science, d'autre part, ne travaille-t-elle pas essentiellement sur des objets morts, des objets par rapport auxquels elle inscrit une distance contrôlable, vérifiable donc immuable ? Elle a besoin de la mort de l'autre, celui dont elle fait objet, pour exister. Aussi faut-il tuer le mouvement pour l'analyser, le disséquer. La morgue scientifique est, bien sûr, également ce laboratoire où figure, pour fins d'identification, le cadavre de l'autre, celui qui était mouvement, c'est-à-dire vie, pulsion, désir et peut-être délire. Là, enfin, ce en quoi il faisait risque peut être livré aux discours du savoir et du pouvoir, répertorié et nomme, Le., inscrit dans l'ordre symbolique du connu. Le scientifique reste toujours quelque peu anatomiste : il nomme, après les avoir disséquées, les parties du corps, c'est-à-dire de ce qui ne faisait vie qu'à la condition d'être un tout. L'envergure de son savoir se mesure au nombre et à la qualité des mots qu'il met en scène, en lieu et place de ce tout, pour le représenter. Il tire profit de cette dissection, dans la mesure où le savoir s'échange et que cet échange inaugure à son tour un réseau de places sociales. Quand des mots nouveaux, des mots savants, apparaissent, c'est qu'un ordre nouveau, un ordre savant, en permet la mise en scène. Le terme morgue est ici pour nous rappeler que toute science, si elle veut être autre chose que rapport d'un sujet mort à un objet mort, i.e., pur rapport de forces entre des rôles où aucun désir, ni aucune éthique, ne saurait affleurer, doit être mouvement critique par rapport à son propre mode de production. Sinon, ayant besoin de la mort de l'autre pour affirmer sa propre existence, cette science risque fort de devenir complice de cette mort, sinon d'en être l'agent, en objectivant ce qui fuit dans la mouvance du désir. Mais ce mouvement critique, cette distance, quelles en sont les conditions ? Est-il toujours seulement possible ? La mobilisation religieuse, comme tout ce qui est de l'ordre du mouvement, pose ainsi un défi à la science. Au moment où on l'observe, quand elle vient à piquer la curiosité des chercheurs, c'est qu'elle a déjà produit ses effets. Ce n'est plus le mouvement lui-même, mais ses traces qui motivent le chercheur. Et ce dernier, pour cette raison, est toujours au moins une longueur d'onde en arrière. La religiosité, en ce qu'elle est mouvement - et si elle contribue à l'insatiable quête de l'autre qui est la condition de l'être parlant, elle ne peut qu'être mouvement -, possède ainsi l'inéluctable pouvoir de nous échapper. On n'en repère toujours que les après-coups, les sédimentations institutionnelles, les dépôts dans la mémoire collective ou individuelle. Pour quelques-uns qui laissent traces, qui arrivent à capter la curiosité et l'attention des chercheurs, combien d'autres naissent et meurent dans l'oubli ? Et surtout, à l'intérieur et à côté des formes institutionnelles, des langages constitués que nous repérons, combien d'essais plus ou moins ratés, trop fulgurants ou trop éphémères, nous restent méconnus ? Pour un Bernard de Clairveaux ou un Bruno de Cologne, aux Xle et XIIe siècles, combien de fuites au désert sont restées stériles, i.e., sans traces, et ont été vouées à l'oubli des historiens comme des ecclésiologues ? Combien de folies (i.e., de paroles inaudibles) nous restent étrangères ? Non seulement la science construit-elle son objet, ce qui est la loi fondamentale de son discours, mais encore le choisit-elle, ou plutôt est-il le résultat d'un processus de sélection qui n'est pas innocent. Ce processus, s'il peut idéalement être déterminé par la nature de l'environnement, le réel ou si l'on veut l'altérité avec laquelle le scientifique, à l'instar de tous les hommes, est aux prises, l'est aussi par bien d'autres choses : les alliances, objectives et subjectives, de la science et du pouvoir, les intérêts du scientifique (au double sens de ce qui l'intéresse et de ce qui lui rapporte), qui peuvent aller de la soumission totale à un profil de carrière, jusqu'au compte à régler avec sa propre histoire personnelle, etc. Pour comprendre une production scientifique régionale concernant les mouvements religieux, tous ces facteurs, ceux qu'on imagine à priori et les autres, doivent entrer en ligne de compte. Notre connaissance et notre appréhension de ce type de mobilisation sociale ne sont pas sans rapport avec les autres débats qui animent les formations sociales auxquelles nous participons, avec les risques qui paraissent s'y prendre et les sécurités qui y sont recherchées, ni avec les jeux de dominance et de marginalisation qui s'y déroulent.
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