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Marcel J. Mélançon
Philosophe, professeur chercheur en bioéthique à l'Université du Québec à Chicoutimi
Directeur du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ)
“LE GÉNÉTHIQ :
Une expérience de réalisation
de projets de recherche
multi-disciplinaire et inter-institutionnelle.”
Un article publié dans L'approche systémique en recherche. Actes de la journée de réflexion, 4 et 5 septembre 1997, pp. 65-67. Québec : CORPAQ, Ministère de l'Agriculture, des pêcheries et de l'alimentation, 1997, 73 pp.
- Introduction
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- 1. Le GÉNÉTHIQ [1986-…]
- 2. L’actuel projet de recherche (1996-1998)
- 3. L’expérience de recherche : les difficultés et les solutions
- 4. L’impact multiple de la recherche multidisciplinaire
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- Conclusion
Introduction
Le présent exposé est d'ordre empirique et non d'ordre théorique. Il n'a pas pour objectif de présenter ou discuter une théorie sur l'approche systémique, comme ce fut le cas dans la première partie de cette journée de réflexion, mais de faire part d'une expérience en tant que chercheur et directeur de recherche œuvrant en multidisciplinarité dans un groupe de recherche inter-institutionnel. C'est la contribution que le Comité organisateur nous a demandé d'apporter à la réflexion d'aujourd'hui.
Dans cette perspective, nous présenterons brièvement le Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (Le GÉNÉTHIQ) et son actuel projet de recherche, puis insisterons sur les difficultés rencontrées et les solutions que nous y avons apportées. Nous indiquerons finalement l'impact multiple que peut avoir la recherche multidisciplinaire et systémique.
1. Le GÉNÉTHIQ [1986- …]
Le GÉNÉTHIQ est un groupe de chercheurs québécois, provenant des sciences et des sciences humaines, et fonctionnant en réseau de recherche multidisciplinaire et inter-institutionnelle. Leur expertise est différente, mais leur point commun est leur préoccupation pour les questions éthiques reliées à la recherche et à l'intervention en génétique, notamment humaine. Les sciences représentées sont la génétique, la médecine, l'éthique philosophique, le droit, la sociologie, etc.
Il est né au Saguenay en 1986, s'est étendu à l'Est du Québec en 1988, et au Québec en 1990. Il s'est constitué en corporation à but non lucratif en 1995 (notamment pour des raisons utilitaires, entre autres pour la gestion des subventions de recherche). Il est indépendant de chacune des institutions participantes ; son siège social se trouve cependant dans l’institution du directeur (celle-ci gère les subventions). Ces institutions sont des universités et des collèges.
Ses principaux objectifs sont de conduire des recherches multidisciplinaires en éthique dans le domaine de la génétique, d'analyser et d'évaluer l'impact de la recherche et de l'intervention en génétique humaine, de servir de milieu d'encadrement pour des étudiants gradués, de s'engager socialement auprès des intervenants politiques, scientifiques ou autres, et auprès de la collectivité en fournissant l'expertise pour la solution des problèmes éthiques dans le domaine de la génétique.
La recherche se fait en partenariat depuis 1992, partenariat en ressources humaines ou en ressources financières.
Les principaux projets de recherche ont porté sur l'intervention dans les populations atteintes ou a risque de génopathies, la thérapie génique, le dépistage génétique.
2. L’actuel projet de recherche (1996-1998)
Le présent projet s’étend sur deux ans (1996-1998), porte sur le dépistage des porteurs hétérozygotes, et a pour titre : « Le dépistage des porteurs de gènes récessifs : aspects éthiques, juridiques, sociaux et médicaux. » La tyrosinémie est prise comme maladie paradigmatique.
Les chercheurs proviennent de l'Université Laval, de l'Université de Sherbrooke, de celle de Montréal, et de l'UQAC, de même que des Collèges de Rimouski et de Chicoutimi. Les disciplines représentées sont la médecine (clinique, génétique, de santé publique), la microbiologie, le droit, l'éthique philosophique, la sociologie. L’équipe comprend, pour ce projet-ci, sept chercheurs (quatre co-chercheurs et trois collaborateurs), une secrétaire et un administrateur (à temps partiel), quatre assistants de recherche.
Nos partenaires (depuis 1992) sont la Régie Régionale de la Santé et des Services Sociaux du Saguenay (Région 02) et le Groupe Aide aux Enfants Tyrosinémiques du Québec.
Cette recherche est subventionnée par le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) qui nous subventionne depuis nos débuts. Le Programme de Soutien aux Chercheurs de Collège (PSCC) a également soutenu la recherche.
3. L’expérience de recherche :
les difficultés et les solutions
Abordons maintenant quelques résultats de notre expérience en tant que directeur d'équipe de recherche et en tant que chercheur dans cette équipe. Le Comité organisateur nous a demandé de traiter surtout des difficultés rencontrées dans la recherche et des solutions que nous y avons apportées. Ces difficultés sont principalement liées à la méthode multidisciplinaire et au fonctionnement en réseau.
- 3.1 La dispersion géographique des chercheurs
constitue une première difficulté.
Que l'on se représente la distribution spatiale des chercheurs dans le Québec (Chicoutimi, Rimouski, Québec, Sherbrooke et Montréal...) : ils sont situés à des centaines de kilomètres les uns des autres.
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Cet éloignement soulève des difficultés qui sont notamment liées aux relations humaines et au travail à distance. Les chercheurs localisés dans une même institution peuvent se rencontrer dans le même pavillon ou, en tout cas, sur le même campus : les réunions peuvent être convoquées et tenues dans de brefs délais, les frais de déplacement et de séjour sont inexistants, on peut se rencontrer pour discuter, etc. Bref, la recherche interinstitutionnelle favorise moins les relations humaines et scientifiques entre chercheurs que la recherche institutionnelle.
Il existe cependant des solutions. Elles peuvent se résumer aux mots corrélatifs d' « adaptation » et de « prévision ».
L'utilisation des moyens de communication récents peut contribuer à l'abolition des distances : téléphone, conférences téléphoniques, télécopieur, courrier électronique, etc. L’isolement peut cependant être ressenti par certains chercheurs, qu'ils soient situés ou non en région périphérique. Une des façons de prévenir cet isolement est de prévoir des réunions, en général à chaque mois, où les chercheurs peuvent se rencontrer « face à face », en plus de mettre en commun et discuter les résultats de recherche. Lors de l'élaboration de projets, on doit prévoir de telles réunions au budget (les frais de voyage et de séjour occupent une place majeure dans les projets du GÉNÉTHIQ), réunions qui ont généralement lieu à Québec, point quasi équidistant entre les chercheurs.
- 3.2 La constitution d'une équipe
multidisciplinaire compétente et permanente
Une série d'autres difficultés consistaient à former une équipe multidisciplinaire et interinstitutionnelle qui puisse non seulement regrouper des chercheurs compétents, mais qui puisse aussi être permanente malgré les divers projets de recherche, les diverses expertises, méthodes et langages disciplinaires propres aux sciences et aux sciences humaines.
D'une façon générale, on peut dire que la solution a émergé du temps et de l'expérience. Au plan pratique, nous avons constitué un noyau permanent de chercheurs (présentement au nombre de quatre - en génétique médicale, en éthique et en droit) qui se maintient dans tous les projets ; pour la durée de certains projets, nous avons recours à des collaborateurs.
La réalisation d'un langage commun constitue un outil essentiel dans l'approche multidisciplinaire dont la résultante est une vision systémique, holistique, d'un problème et de sa solution. En effet, outre la possession de sa propre méthode et expertise disciplinaire, un chercheur doit acquérir une approche inter-disciplinaire ; ceci n'est pas donné au départ mais est le résultat d'un apprentissage.
Nous avons pu observer, en plus de l'intérêt et de la disponibilité pour la recherche, qu'une cc parenté » de pensée était nécessaire pour assurer le fonctionnement et la stabilité de l'équipe active, compte tenu des hauts et des bas qu'on peut y vivre. Il va de soi ici que « parenté » de pensée ne signifie pas « gémelléité » ou « clonage » idéologique (lesquels pourraient conduire à une pensée d'« extrême droite » ou d' « extrême gauche » dans le domaine de la génétique humaine). « Parenté » de pensée signifie déjà « diversité » de pensée.
- 3.3 Le dégagement d'enseignement
des chercheurs de collège
Une troisième difficulté concerne le dégagement d'enseignement des chercheurs de collège du Québec, pour participer activement à la recherche. Le GÉNÉTHIQ compte deux de ces chercheurs.
Jusqu'à l'automne dernier (1996), le Programme de Soutien aux Chercheurs de Collège (PSCC) pouvait leur accorder une certaine parité de tâche avec ceux des universités, en leur accordant directement une allocation de dégagement d'enseignement. En effet, cette tâche d'enseignement est, en général, de quinze heures par semaine et rend la recherche, à toutes fins utiles, impossible à réaliser. Or, depuis l'automne 1996, le PSCC a renvoyé localement et parcimonieusement cette allocation dans chaque collège, où la recherche pédagogique passe en priorité. Bref, la compétence des chercheurs de collège, de plus en plus nombreux et compétents (Ph.D., publications, etc.), rencontre le problème de la disponibilité pour le travail de recherche.
- 3.4 Le recrutement et l'encadrement des étudiants
La quatrième difficulté qu'il faut mentionner, mais qui n'est pas majeure pour autant, concerne le recrutement et l'encadrement des étudiants pour les chercheurs d'universités périphériques et les chercheurs de collège.
Il est difficile, du moins dans le cadre de notre expérience, de trouver sur place, dans des universités périphériques qui n'ont pas de faculté de médecine ou de droit, des assistants de recherche de second ou de troisième cycle possédant la compétence requise pour la recherche multidisciplinaire en génétique (niveau académique, connaissance de l'anglais, expertise en sciences ou en sciences humaines, etc.).
Une des solutions consiste à recruter ces étudiants dans les grands centres universitaires et à diriger leur travail à distance, en utilisant notamment les moyens de communication disponibles (téléphone, courrier électronique, etc.).
4. L’impact multiple de la recherche
multidisciplinaire
La recherche multidisciplinaire, obtient de plus en plus de crédit face à la multiplicité et à la complexité des problèmes [67] soulevés par l'avancement des sciences et technologies. Mentionnons quelques-uns de ses avantages, du moins quelques-uns de ceux que nous voyons à la suite de l'expérience vécue.
- 4.1 Tout d'abord, il y a les avantages
pour l'équipe de recherche elle-même.
Comme dans toute équipe uni-disciplinaire, la collaboration favorise la qualité des travaux de publication et de communication. Mais en plus, et plus spécifiquement, il y a ce travail en commun qui, malgré les disparités disciplinaires ou les divergences idéologiques à l'intérieur de l'équipe, aboutit à une parenté de pensée par phénomène d'osmose progressive. L'obtention d'un consensus d'équipe sur un point controversé de génétique, malgré les divergences de départ entre chercheurs, constitue une des meilleures réalisations, à notre avis, du travail d'équipe multidisciplinaire. Une autre des retombées consiste dans les échanges professionnels entre les membres de l'équipe ; celle-ci peut devenir une banque de personnes ressources pour des cours, des publications, des consultations, etc.
- 4.2 Il y a aussi des retombées
pour la communauté scientifique et pour la société.
Toujours dans le domaine de la recherche en génétique humaine qui nous occupe, il y a des retombées certaines pour la communauté scientifique et pour la société. Soulignons notamment :
- l'apport de la multidisciplinarité, plus important que celui de l'unidisciplinarité (toujours essentielle par ailleurs) dans l'analyse des problèmes et la recherche de solutions ;
- la collaboration aux débats publics sur des sujets inédits ou controversés ;
- la contribution à l'élaboration d'un consensus scientifique et social, voire international, sur un point donné ;
- les recommandations de l'équipe multidisciplinaire pour l'élaboration des normes (règles, lignes directrices, codes, législations, etc.) ;
- l'apport à l'élaboration d'éventuelles politiques scientifiques, sociales ou autres.
Conclusion
L'expérience d'un directeur et d'un chercheur d'une équipe de recherche multi-disciplinaire et inter-institutionnelle, telle Le GÉNÉTHIO, est nécessairement partielle et subjective.
Elle le conduit cependant à la conclusion suivante, à double volet :
- - la recherche multidisciplinaire ouvre une avenue nouvelle qui débouche sur une vision systémique des problèmes complexes qui se posent à la fin du XXe et qui se poseront davantage au XXIe siècle ;
- - les chercheurs, les organismes subventionnaires (dont le CORPAQ), les gestionnaires de la recherche et les utilisateurs des produits de la recherche devraient, par conséquence, favoriser cette approche multidisciplinaire et adapter leur programme en conséquence.
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Liste de certains volumes publiés par Le GÉNÉTHIQ:
Le dépistage des porteurs de gènes récessifs : aspects cliniques, éthiques, juridiques et sociaux. M.J. Mélançon, dir. de publ. (À paraître).
Bioéthique et génétique : une réflexion collective. M.J. Mélançon, dir. de publ. Chicoutimi, Éditions J.C.L., 1994. 150 P.
Le génome humain : une responsabilité scientifique et sociale. M.J. Mélançon, R.D. Lambert, dir. de publ. Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1992. 177 p.
Génétique et éthique : identification et thérapie des maladies génétiques. B. Leclerc, M.J. Mélançon, R. Gagné, dir. de publ. Montréal, ACFAS, Cahiers scientifiques 68,1989. 121 p.
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