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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Les homicides”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Laurent Muchielli et Ph. Robert, Crime et sécurité: l’état des savoir. Paris: Les Éditions La Découverte, 2002, pp. 148-157. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]
Laurent Mucchielli (2001) (texte publié dans Mucchielli L., Robert Ph., dir. Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, p. 148-157) À une époque où « La violence » devient une catégorie majeure du débat social français, et où les crimes de sang alimentent quotidiennement la chronique médiatique, la rareté des connaissances scientifiques sur les homicides surprend. Certes, nombre d’interprétations théoriques sont assez largement admises en psychiatrie légale. Quand bien même on les tiendrait pour acquises, elles ne concernent cependant que certains aspects de processus psychiques censés déboucher sur des gestes criminels. C’est la clinique du passage à l’acte, dont la limite est assez claire : quelle force de généralisation ont des notions qui, sur le plan théorique, se fondent sur des conceptions a priori de la nature humaine (et de ses pulsions, tendances, instincts) et, sur le plan empirique, sont presque toujours issues d’études de cas individuels ? Un peu moins de 2 000 homicides, tentatives d’homicides et coups et blessures suivis de mort sont enregistrés par la police chaque année dans la France contemporaine (auxquels s’ajoutent ceux dont elle n’aura jamais connaissance). Voilà une réalité sociale qui est à peu près inconnue en France. Après avoir souligné les difficultés de mesure du phénomène, c’est donc vers les recherches nord-américaines que l’on se tournera principalement pour dégager les grandes lignes d’une analyse sociologique, considérant que les homicides sont des comportements qui résultent d’une interaction entre auteur(s) et victime(s), dans une situation donnée, dans un contexte social et culturel donné. Notons que l’on exclut du champ de cette étude les homicides commis dans le cadre d’actes de terrorisme et dans les situations de guerre (militaire ou civile), de même que les homicides résultant de violences policières (voir la contribution de F. Jobard dans ce livre). Stabilité apparente Depuis la recherche pionnière de Chesnais [1976], les travaux français se concentrent sur la question de la mesure de l’homicide, de son évolution historique et de l’interprétation de cette évolution. Au constat du déclin de l’homicide sur la longue durée historique, commun à tous les pays européens, Lagrange [in Collectif, 1993] a opposé le retournement de la courbe de l’homicide dans la seconde partie du XXe siècle et l’a l’interprété en termes d’arrêt du processus de « civilisation des mœurs » décrit jadis par Norbert Elias. À son tour, cette thèse est cependant relativisée par ceux qui, forts d’une lecture plus fine des évolutions statistiques, penchent davantage pour un déplacement des catégories judiciaires de la violence, des coups et blessures suivis de mort vers l’homicide [Aubusson de Cavarlay in Collectif, 1993]. Une première raison invite en effet à la réserve dans ce débat : le constat que les données policières indiquent une stabilité globale des faits enregistrés au cours des trente dernières années (graphique 1). Après avoir crû pour atteindre un maximum au milieu des années quatre-vingt, l’ensemble des homicides, tentatives d’homicides et coups et blessures suivis de mort est retombé en l’an 2000 à un niveau légèrement inférieur à celui qu’ils avaient au début des années soixante-dix. Les statistiques sanitaires (INSERM) offrent le même constat de stabilité sur la période. Graphique 1. Évolution des taux d’homicides, de tentatives d’homicides Mais une seconde raison est plus déterminante encore. En matière d’homicide comme dans d’autres matières criminologiques, les raisonnements achoppent sur le fait que la catégorie retenue est d’essence juridique et non sociologique. L’homicide n’est pas une catégorie comportementale homogène : en réalité, il n’y a pas un mais des homicides, qui n’obéissent pas nécessairement aux mêmes logiques psychologiques et sociales. À sa manière, la statistique de police française reconnaît la chose en distinguant traditionnellement trois sous-catégories : les homicides crapuleux (en vue d’un vol), les règlements de compte entre malfaiteurs et les « autres homicides ». De récentes recherches canadiennes, qui se basent sur les données et sur les catégories policières, prolongent la distinction en se fondant d’une part sur les mobiles apparents des auteurs, d’autre part sur les relations entre auteurs et victimes. Grenier [1993] puis Boisvert et Cusson [1994] retiennent ainsi cinq types : 1) l’homicide familial ou passionnel, 2) l’homicide querelleur, 3) l’homicide associé à un autre crime (vol, viol, fuite, etc.), 4) les règlements de compte entre délinquants, 5/ les « autres homicides » (catégorie floue regroupant le prétendu « meurtre gratuit », le meurtre du malade mental délirant, le meurtre d’un meurtrier ou encore le meurtre d’autodéfense). Mais ces catégories sont encore trop larges. Par ailleurs, Maxfield [1989] a mis en évidence la fragilité des constructions typologiques fondées uniquement sur des enregistrements policiers qui comportent une très importante part de « motifs inconnus », qui ne tiennent pas compte de l’éventuelle pluralité de mobiles et qui ne permettent généralement pas d’identifier la nature des conflits familiaux lorsqu’ils sont impliqués. Il faut donc tenter d’approcher davantage les interactions concrètes. En 1958, dans un classique de la littérature sur l’homicide, Marvin Wolfgang proposait cette liste de mobiles, par ordre décroissant d’importance : l’altercation « triviale » (insulte, bousculade, défi), la querelle domestique, la jalousie, la dispute à propos d’argent, le vol, le règlement de comptes entre délinquants, l’accident, l’autodéfense, la poursuite d’un criminel. Quant aux relations entre auteurs et victimes, il distinguait les relations amicales des relations familiales, de la simple connaissance, de l’absence de toute connaissance, des relations para-conjugales, de la rivalité amoureuse, de la haine personnelle, des relations entre délinquant et policier. Depuis un demi-siècle, toutes les typologies tournent autour de ces listes de mobiles et surtout de ces types de relations entre auteurs et victimes [Boudouris, 1974]. Elles demeurent le plus souvent encore imprécises, notamment dans la catégorie des « crimes familiaux » qui regroupent les cas très différents des homicides des enfants par les parents (infanticides), des homicides des parents par les enfants (matricide, parricide), ou encore des homicides entre collatéraux. Dans une démarche davantage phénoménologique, on peut aussi se tourner vers la recherche d’une donnée qui permettrait d’accéder à la signification principale de l’interaction ayant mené au geste criminel, mais en rencontrant également des limites liées à la qualité informative des sources et à la complexité des situations [Mucchielli, 2002]. En définitive, on voit mal comment construire une typologie qui ne soit pas en partie arbitraire ou liée à une posture théorique précise, et il semble préférable de rester très empirique dans cette démarche typologique. Une grande homogénéité se dégage aussi bien de recherches américaines [par exemple Wolfgang, 1958 ; Blau, Blau, 1982 ; Block, 1986], que suisses [Massonnet et al., 1990] et françaises [Mucchielli, 2002] quant au profil des auteurs. Les homicides sont d’abord une affaire d’hommes. Dans les pays occidentaux, ces derniers représentent entre 85 et 90% des auteurs identifiés par la police. La part des femmes ne s’élève que dans les cas des meurtres conjugaux et des infanticides (toutefois, contrairement à une représentation fort ancienne, l’infanticide n’est pas spécifiquement féminin). Il s’agit ensuite d’une affaire de jeunes adultes. Les 18-35 ans constituent généralement la tranche d’âge la plus représentée. Les homicides commis par des mineurs demeurent très rares, plus rares que ceux commis par des individus âgés de plus de 50 ans. L’interrogation du milieu social des criminels donne des résultats nets : ils appartiennent massivement aux milieux populaires, principalement ouvriers, et aux familles les plus pauvres. Les taux d’homicide sont ainsi les plus forts dans les zones urbaines qui concentrent la misère (comme les ghettos dans les grandes villes américaines). Dans la recherche française, 90% des auteurs jugés sont des enfants des milieux populaires et se situent dans les plus basses tranches de revenu, qu’ils soient ouvriers, employés, chômeurs ou inactifs au moment des faits. Cette étude permet en outre de constater la reproduction d’une position sociale inférieure puisque les auteurs d’homicides étudiés sont également issus de milieux populaires dans plus de 80% des cas. Cette reproduction transite logiquement par l'école. Le profil le plus fréquent chez les auteurs d’homicides est celui d’une personne qui est « mal partie » dans la vie sociale puisqu’elle l’a commencée soit, le plus souvent, par un échec scolaire pur et simple, soit par une sortie légitime mais dévalorisée par le système scolaire (CAP, BEP). L’examen des systèmes familiaux fait-il ressortir des particularités chez l’auteur d’homicide ? Peu de recherches se sont posées la question en détail. Au terme de la recherche française, il semble néanmoins que, contrairement à une représentation courante, le divorce et la séparation des parents ne constituent pas un facteur significatif dans la biographie des auteurs d’homicides. Le premier point le plus saillant est en réalité la fréquence des cas d’éducation hors de la présence des parents (même d’un seul), ou bien avec un rapport très distant et épisodique avec eux. Il s’agit là de situations familiales particulièrement déstructurées. La seconde caractéristique a trait à la nature conflictuelle des relations entretenues par les auteurs d’homicides avec leurs parents, le conflit se traduisant fréquemment dans de la violence physique entre les parents et/ou des parents sur les enfants. Autrement dit, l’adulte auteur d’homicide a souvent été soit un enfant privé de parents, soit un enfant élevé dans un climat de conflit et qui a assisté et/ou subi de la violence physique. Ces deux dernières caractéristiques ont logiquement des conséquences sur le profil psychologique des auteurs d’homicides. Tandis que la criminologie clinique se centre traditionnellement sur la notion de « psychopathe », l’examen des expertises psychiatriques accompagnant les dossiers criminels met en évidence l’importance de caractéristiques plus simples telles que l’immaturité et les carences affectives, la dépressivité, l’anxiété et l’émotivité, ainsi que la fréquence des cas d’alcoolisme [Mucchielli, 2002]. L’histoire familiale y a partie liée, mais aussi la trajectoire sociale des individus marquée par les difficultés scolaires, l’inactivité et la pauvreté. C’est le plus souvent la conjugaison de ces handicaps sociaux qui détermine la santé mentale et physique de l’individu. Une dernière question générale mérite d’être posée, celle des antécédents judiciaires des auteurs d’homicides. Les proportions divergent selon les pays (les meurtriers ont plus souvent un casier judiciaire aux États-Unis qu’en France où la majorité des auteurs étaient inconnus des services de police), mais convergent quant à la nature des antécédents signalés. Il s’agit le plus souvent d’infractions limitées : bagarres, vols et conduites en état d’ivresse. La récidive en matière d’homicide est rare et les cas de « tueurs en série » sont exceptionnels. Les victimes d’homicides Les recherches s’accordent généralement à dire que, si les femmes ne constituent qu’environ 15% des auteurs de crimes, elles représentent par contre fréquemment près d’un tiers des victimes. C’est la principale différence démographique entre auteurs et victimes. Pour le reste, le profil des victimes diffère peu de celui des auteurs : on retrouve la sur-représentation des jeunes adultes, des situations d’exclusion sociale et de désorganisation familiale. La question importante est plutôt celle de la nature des relations entre auteurs et victimes. Depuis les études classiques menées notamment par Hans von Hentig dans les années trente et quarante, il est classique en criminologie de s’interroger sur les relations entre agresseurs et agressés [Fattah, 1971]. Le premier constat qui en est toujours ressorti est celui de l’importance des cas dans lesquels la victime connaissait son agresseur. La proportion varie des deux tiers aux quatre cinquièmes selon les pays et les époques. Pour analyser ces relations, la plupart des auteurs s’accordent avec Maxfield [1989] pour distinguer au moins quatre types de situations : - le premier regroupe les personnes qui ont entre elles, ou bien ont eu dans un passé proche, des relations de type conjugales ou para-conjugal. Wilson et Daly [in Collectif, 1996] estiment que les homicides conjugaux représentent près d’un cinquième de la totalité des meurtres élucidés au Canada entre 1974 et 1992. La proportion semble supérieure en France. Ces conflits conjugaux se focalisent le plus souvent sur la jalousie, la séparation (effective ou annoncée) et l’accusation réciproque dans l’échec économique et social du ménage. On retrouverait ici des processus analysés naguère par Étienne De Greeff. - la seconde catégorie regroupe les personnes qui ont entre elles des relations familiales. Comme signalé supra, c’est sans doute ici que les recherches sociologiques sont les moins avancées et que la diversité des situations et des motivations est la plus forte, même si l’amour, le statut et l’argent semblent les sujets les plus fréquents de dispute. - la troisième catégorie regroupe les personnes qui se connaissaient également mais sans entretenir des liens conjugaux ou familiaux. Ce sont le plus souvent sinon des voisins directs, du moins des personnes connues en raison de la fréquentation des mêmes lieux : lieu de résidence, lieu de sortie nocturne, débit de boisson, etc. Les bagarres entre jeunes hommes dans les quartiers pauvres tiennent ici une place centrale. Et c’est sans doute dans ce cadre que les travaux soulignant la part prise par le comportement de la victime dans l’homicide sont les plus décisifs. Von Hentig et Wolfgang avaient beaucoup insisté sur les provocations de la victime et avaient suggéré le fait que, dans de nombreux cas de ce type, la répartition des rôles entre l’auteur et la victime auraient pu s’inverser si les circonstances (notamment le fait d’être armé ou de se servir de son arme le premier) avaient été légèrement différentes. - la quatrième catégorie regroupe les situations très diverses mais très minoritaires d’absence de toute relation entre auteurs et victimes. C’est encore la bagarre improvisée à la sortie d’un bar entre jeunes hommes ivres, mais c’est aussi l’homme qui tue son cambrioleur ou bien l’inverse, c’est l’homme qui suit une femme inconnue une heure auparavant et la tue parce qu’elle refuse la relation sexuelle, c’est le crime raciste, c’est l’individu hors de lui et ivre qui décharge son agressivité sur la première personne qui s’interpose, etc. Les circonstances des homicides Les circonstances des homicides jouent un rôle non négligeable et font l’objet d’une attention ancienne. Pour s’en tenir à l’essentiel, retenons au moins les questions du lieu du crime, de son moment, de son instrument et du rôle des substances désinhibitrices. Quant au lieu, on retrouve dans toutes les études les conséquences du phénomène d’interconnaissance : dans au moins la moitié des cas, le crime a lieu au domicile de l’auteur et/ou de la victime. Inversement, même si certains crimes d’interconnaissance se déroulent sur la voie publique, cette dernière est plus souvent le théâtre des crimes crapuleux (autres que cambriolages), des bagarres et des vengeances. Les crimes sont nettement plus fréquents en fin de semaine, c’est-à-dire au moment où les jeunes hommes sortent et boivent. Le crime a lieu le plus souvent en soirée, voire la nuit. Ceci se comprend à nouveau pour des raisons sociales. D’abord, la plupart des individus passent l’essentiel de leur journée hors de leur domicile ; pour les y surprendre il faut donc venir le soir. Ensuite, sauf quelques centres-villes, la voie publique est quasi déserte la nuit, les témoins ou les gêneurs sont donc rarissimes. Enfin, l’état d’ivresse atteint généralement son paroxysme en fin de journée, après le dîner ou à la fermeture des bars. La possession d’une arme à feu est certes un facteur qui aggrave la propension à agresser violemment une autre personne et à être soi-même agressé violemment. Toutefois, l’arme à feu n’est pas nécessaire pour tuer. Les États-Unis mis à part, la plupart des études indiquent qu’un nombre au moins équivalent d’auteurs a usé d’armes blanches. Une petite proportion a tué à l’aide d’autres objets trouvés dans l’environnement matériel immédiat ; une autre n’a utilisé que ses poings et ses pieds. Enfin, la plupart des études convergent pour souligner la part prépondérante de l’alcool dans le passage à l’acte meurtrier. Beaucoup indiquent que près de la moitié des affaires criminelles sont concernées. Dans la plupart des cas, l’alcool opère simplement une désinhibition qui permet à l’individu d’exprimer émotionnellement et physiquement un ressentiment d’ordinaire contrôlé ou simplement verbalisé. Mais, dans certains cas, l’alcool agit même comme un stimulateur émotionnel extrêmement puissant, qui libère le malaise psychologique des individus sous la forme d’une violence soudaine et dévastatrice. Certains crimes d’alcooliques sont ainsi des réactions disproportionnées avec l’incident de départ, voire même, exceptionnellement, des méprises sur les personnes. Tous les pays occidentaux n’ont pas les mêmes taux d’homicide et, au sein de ces pays, il existe des différences régionales parfois considérables. Les États-Unis ont ainsi, de très loin, le plus fort taux d’homicide du monde occidental. Mais au sein des États-Unis, des écarts de un à dix peuvent séparer les États du Sud (Caroline, Floride, Georgie, Texas), qui sont les plus meurtriers, des plus anciennes colonies de la côte Ouest et des états du Nord. Un vieux pays comme la France connaît également d’importants écarts puisque la police a enregistré en Corse, pour les années 1999 et 2000, un taux d’homicide dix fois supérieur à celui de la Bretagne. Comment expliquer ces différences ? Le taux de détention d’armes est un facteur matériel souvent évoqué. Aux États-Unis, le fait que près d’un ménage sur deux possède une arme à feu contribue à expliquer le niveau du taux d’homicides. Mais il ne suffit pas d’avoir une arme et d’être menacé pour se sentir autorisé à s’en servir pour tuer. D’où l’hypothèse générale, promue par des anthropologues, d’une culture régionale de la violence dans les États du Sud [Gastil, 1971]. Étudiant les homicides survenus dans la capitale d’un des États les plus meurtriers des États-Unis (Houston, capitale du Texas), Lundsgaarde [1977] soulignait en outre le fait que plus de la moitié des meurtriers n’avaient pas été sanctionnés par la justice et confirmait qu’il y avait dans cette région une culture de la violence légitime sous prétexte d’autodéfense. L’impunité de certains crimes était en effet inscrite dans le droit texan excusant le meurtre d’un criminel recherché par la police, le meurtre d’un prisonnier évadé, le meurtre sur injonction d’un policier, le meurtre permettant d’éviter une émeute, le meurtre permettant d’empêcher la commission d’un autre meurtre, le meurtre punissant certains adultères, le meurtre permettant de défendre son bien contre le vol et le meurtre permettant de défendre sa vie contre une attaque même si l’on pouvait fuir pour éviter la situation. En d’autres termes, la culture de la violence renvoie à la faiblesse du recours aux autorités publiques dans le règlement des conflits. La situation de certains États américains contraste ainsi avec les pays européens où l’État a imposé le fait qu’il détienne le monopole de la violence légitime. Des travaux historiques prolongent cette hypothèse d’une culture de la violence des États du Sud et l’expliquent par l’héritage de la société esclavagiste des siècles passés [Lane, 1997]. Une « culture de l’honneur » aux effets meurtriers s’y serait imposée dans les rapports sociaux comme dans le droit. Et cette culture réapparaîtrait au premier plan dans les contextes urbains de misère des ghettos noirs contemporains. Toutefois, on peut remarquer que la culture de l’honneur n’est pas spécifique à cette situation historique. Les travaux européens indiquent qu’elle a toujours été au cœur des relations sociales ordinaires chez les jeunes hommes pauvres des communautés villageoises d’antan : « offenses territoriales, défis, parades, manifestations de solidarité ou d’animosité, contrôle de la distance entre les personnes : tout se résume à chercher le contact ou à l’éviter, en d’autres termes à tenter de montrer bonne figure ou à faire perdre la face aux autres. Nombre de rixes n’ont pas d’autre sens et témoignent à propos d’une sociabilité intensément et structurellement conflictuelle, car le paraître prend une importance exceptionnelle dans un monde où la plupart des gens ne peuvent pas se distinguer par la richesse ou par le talent » écrit par Muchembled [1989]. La culture ramènerait ainsi aux structures sociales et aux modes de sociabilité des jeunes hommes de milieux populaires. S’agissant de la Corse, les historiens ont souvent remarqué que son taux d’homicide à l’époque Moderne était supérieur à celui des ghettos des grandes villes américaines d’aujourd’hui. Ailleurs en France, la criminalité contre les personnes est pourtant en déclin à cette époque. Les mœurs paysannes seraient pacifiées par l’éducation religieuse, le renforcement de la présence de l’État, la plus grande stabilité des familles, le développement des manufactures et des modes de vie urbains [Eisner, 2001]. Or, méfiante à l’égard de l’État longtemps perçu comme une nouvelle puissance coloniale, sous-développée économiquement, dominée socialement et politiquement par quelques grandes familles et leurs réseaux clientélistes, la Corse a beaucoup tardé à suivre ce mouvement. Les relations sociales sont longtemps restées régies par cette culture de l’honneur et sa logique homicide dénommée localement « vendetta ». L’apparition d’une violence politique revendiquée en termes nationalistes, à partir des années soixante-dix, a sans doute entretenu également cette image héroïque du recours aux armes pour défendre les siens. Toutefois, le recours à cette « tradition » pour expliquer le taux d’homicide en Corse tourne au moins en partie aujourd’hui à l’anachronisme et masque la part des homicides liés au fort développement d’une criminalité d’affaires et d’une criminalité organisée, le tout dans un contexte de large impunité pour les auteurs d’homicides (que mesure le très faible taux d’élucidation policière en la matière). En tout état de cause, les homicides liés aux règlements de compte entre délinquants sont toujours les plus sujets à variation historique de courte ou moyenne durée [Grenier, 1993]. Et, de manière générale, l’analyse des homicides dans les sociétés occidentales contemporaines indique que cette violence semble de moins en moins tributaire des cultures régionales d’antan pour se lier en retour de plus en plus fortement aux phénomènes d’exclusion sociale et d’organisation délinquante. Blau J., Blau P. (1982), “The cost of inequality : metropolitain structure and violent crime”, American Sociological Review, n°1, p. 114-129. Block R. (1986), Homicide in Chicago, Loyola University Press, Chicago. Boisvert R., Cusson M. (1994), « Une typologie des homicides commis à Montréal de 1985 à 1989 », Revue internationale de criminologie et de police scientifique, n°3, p. 282-297. Boudouris J. (1974), « A classification of homicides », Criminology, n°4, p. 525-540. Chesnais J.-C., (1976), Les morts violentes en France depuis 1926, INED-PUF, Paris. Collectif (1993), « La pacification des mœurs à l’épreuve », Déviance et société, n°3. 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