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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Quelques réflexions critiques sur la «psychopathologie des banlieues» (2001)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Quelques réflexions critiques sur la «psychopathologie des banlieues»”. Un article publié dans la revue VEI Enjeux, no 126, 2001, pp. 102-114. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]

Table des matières 
Introduction
 
1. À la recherche d’une définition du « psychopathe »
2. Éviter la réduction de la psychopathie à la « personnalité antisociale »
 
L’impulsivité.
La froideur affective (d’où l’absence de remords ou de considération pour la victime).
L’égocentrisme.
Le « présentisme » ou l’intolérance à la frustration.
Enfin parlons de l’agressivité.
 
3. Un autre regard sur les psychopathes
4. Psychopathie et homicides
 
1.      Les criminels présentant des tendances psychopathiques sont rares dans l’ensemble.
2.      Quelques caractéristiques familiales de ces personnes.
3.      Quelques caractéristiques socio-économiques de ces personnes.
 
Pour conclure sommairement

Laurent Mucchielli (2001)
Quelques réflexions critiques sur la «psychopathologie des banlieues»”.
Un article publié dans la revue VEI Enjeux, no 126, 2001, pp. 102-114.

Introduction

La « psychopathologie des banlieues » est une expression à la mode. En témoigne, par exemple, un ouvrage collectif récent dont la préface trahit cependant une certaine gêne devant une catégorisation dont les psychologues pressentent sans doute le fort potentiel de stigmatisation qu’elle induit [1]. Le titre est là, cependant, avec ses effets attendus. D’autres auteurs qui se présentent comme des « experts » des questions de « violences urbaines » n’hésitent pas à affirmer que, derrière ces jeunes qui causent des troubles (de l’incivilité à l’émeute), se cachent autant de dangereux psychopathes [2]. Et l’idée est plus répandue encore que le mot. On la retrouve notamment dans un discours extrêmement répandu sur l’absence de socialisation de ces jeunes. Par exemple, deux autres « experts » les décrivent comme « sans repères, ni moraux, ni sociaux, ni civiques » ; « ni l'école qu'ils fréquentent peu, ni des parents souvent démissionnaires, n'ont pu les doter d'une grille de référence leur permettant de distinguer l'autorisé du toléré et de l'interdit » [3]. En somme, c’est un peu un discours sur la sauvagerie (par opposition à la Civilisation, aux bonnes mœurs, etc.) qui arrive alors rapidement, surtout lorsque les auteurs expliquent en même temps que ces jeunes sont pour la plupart d’origine étrangère [4]. Petit à petit, on voit ainsi resurgir les vieux stéréotypes qui structurent le regard traditionnel de l’Occident sur les autres mondes et des milieux bourgeois sur les milieux populaires. 

Afin d’éviter de reconduire tous ces lieux communs à propos de la frange délinquante de ceux qu’on appelle couramment les « jeunes de banlieues » (encore une étiquette porteuse de représentations dévalorisantes), je voudrais proposer ici quelques réflexions sociologiques sur la psychopathie dans ses rapports avec la délinquance et, plus largement, sur l’explication des comportements violents. Pour commencer, suivant la règle posée à juste titre par Durkheim, commençons par définir les concepts utilisés. 

1. À la recherche d’une définition
du « psychopathe »

À certains égards, dans le corpus psychiatrique lui-même, la notion de psychopathe ressemble fort à une sorte de catégorie « fourre-tout », tellement large qu’on peut y faire entrer à peu près tous les types de désordres mentaux. Ainsi peut-on lire de nombreux historiques de la notion qui voit en elle l’héritière des « monomanies » du début du 19ème siècle, prolongées par les « dégénérescences » de Morel puis, en Allemagne, les « personnalités psychopathiques » de Koch, Kraepelin puis Kretchmer au début du 20ème siècle. À ce compte, la notion risque de perdre toute spécificité et de s’entendre à la plupart des troubles mentaux dès lors qu’ils provoquent des troubles du comportement entraînant des transgressions morales et pénales. À force de tout expliquer en général, elle n’expliquera plus rien en particulier. 

Cela étant, il existe une conception du psychopathe qui semble avoir davantage de cohérence et être relativement consensuelle dans le champ criminologique, sans doute parce qu’elle est relativement opératoire (en ce sens qu’elle peut être validée assez aisément par quelques observations du comportement social et par quelques tests, deux éléments majeurs des expertises psychiatriques au pénal). C’est celle qui se formalise chez des auteurs anglo-saxons dans l’entre-deux-guerres, qui est présentée dans la première classification psychiatrique internationale (le DSM-1) en 1952 dans la rubrique « Désordres de la personnalité sociopathique » (qui deviendra dans les éditions ultérieures « la personnalité antisociale »), qui est également adaptée dans la criminologie française comme étant le socle de la « personnalité criminelle » par Jean Pinatel dans les années 1960 [5], et qui est aujourd’hui encore couramment utilisée par les experts psychiatres qui travaille pour la justice pénale. C’est en effet cette conception qui domine et même s’accentue avec le DSM-3 et son successeur actuel (DSM-4) [6]. La « personnalité antisociale » est en effet définie comme « un trouble de la personnalité comportant une histoire de conduites antisociales chroniques et continues avec violation des droits d’autrui, persistance à l’âge adulte d’un mode de conduite antisociale apparu avant l’âge de 15 ans, et incapacité à conserver une efficience professionnelle satisfaisante durant plusieurs années ». Les traits communs du psychopathe selon cette tradition psychiatrique et criminologique sont assez simples. Le psychopathe est ici un individu dont la personnalité est marquée par l’impulsivité, la froideur affective (d’où l’absence de remords ou de considération pour la victime), l’égocentrisme, l’agressivité et le « présentisme » (vouloir tout, tout de suite, ne pas supporter la frustration). Pour toutes ces raisons, ce serait un individu qui serait incapable d’établir des relations affectives « normales » avec autrui mais qui, par contre, serait « normal » sur le plan du raisonnement intellectuel. 

2. Éviter la réduction de la psychopathie
à la « personnalité antisociale »

Cette conception de la psychopathie comme équivalente à la « personnalité antisociale » me semble dangereuse sur le plan intellectuel (et social) car elle ouvre la voie à une pathologisation abusive des problèmes sociaux. Certains spécialistes en sont bien conscients [7]. Mais la vulgate est puissante. C’est pourquoi il semble utile de rappeler combien la définition même de la personnalité antisociale est fragile. Si nous reprenons la liste des composants de la personnalité antisociale point par point, il apparaît que certains peuvent recevoir une extension sociale tellement importante qu’elle en devient problématique. La critique qu’il faut alors formulée est classique mais fondamentale [8]. Voyons de quoi il retourne. 

L’impulsivité.

Certes, un jeune qui commet un vol, un acte de vandalisme ou un agression est impulsif et non apathique ou incapable d’une décision. Il se décide très vite, dans une situation donnée. Et après ? Beaucoup de personnes sont impulsives, dans leur travail, quand elles conduisent leur voiture, quand elles sont confrontées à une situation qui fait naître en elles une émotion. Un sportif se doit d’être impulsif la plupart du temps. Un opérateur boursier aussi. Donc, en soi, l’impulsivité n’est pas particulièrement une caractéristique « antisociale ». Cela décrit le fait qu’un individu est très réactif dans une situation, ce qui n’est pas en soi antisocial, qui ne l’est en réalité que par la nature de ce qui est fait dans cet état impulsif et non pas cet état lui-même.

La froideur affective (d’où l’absence de remords
ou de considération pour la victime).

Voilà quelque chose de plus intéressant. Il est certain que pour réaliser le vol ou l’agression dans de bonnes conditions, il vaut mieux ne pas être écrasé par la culpabilité… Mais quand on ajoute que c’est une caractéristique générale de l’individu et que, par ailleurs, il est incapable d’établir des relations affectives « normales », on ne peut pas être d’accord et s’empêcher de demander à celui qui a porté le diagnostic : qu’est-ce que vous savez de la vie des individus dont vous parlez ? En effet, l’écrasante majorité des délinquants arrêtés par la police ont une famille, des relations amicales et parfois même une petite amie. Je dirais même plus, la réalité est l’inverse de la solitude que suppose la psychopathie ainsi définie. La réalité est que l’immense majorité des actes de délinquance juvénile sont commis en petits groupes, sous l’effet de mécanismes relevant souvent de la dynamique des groupes (le fait d’agir en bande étant du reste en soi un facteur poussant le plus souvent à la désaffectivation de la victime). Plutôt que de fonctionner dans le fantasme de la dangerosité structurelle de certains individus « anormaux » [9], il vaudrait mieux s’intéresser aux raisons d’agir des délinquants, raisons qui prennent sens dans une situation donnée, dans des interactions, au regard de certaines caractéristiques des victimes, toutes choses qui permettent aux délinquants de mettre en place des stratégies de justification de leur acte et de dénigrement des victimes, ce qui permet en effet de désaffectiver la situation, mais ne signifie nullement que ces individus sont incapables d’affection en général. 

L’égocentrisme.

Certes, un jeune qui commet un vol ou un agression est égocentrique, il ne pense qu’à son intérêt. Les Robins des bois ne courent pas les rues (encore qu’il n’est pas rare d’observer, notamment dans le cadre du trafic de drogue local, des phénomènes de redistribution et d’entraide). Mais encore une fois, en quoi cela caractérise-t-il le jeune délinquant ? Nous vivons dans une société d’hyper-consommation qui dit à chacun d’entre nous : consomme telle ou telle chose pour ton bon plaisir, tu en éprouveras une jouissance personnelle. Nous vivons depuis notre plus jeune âge dans un système scolaire puis professionnelle qui dit à chacun de nous : la vie est une compétition, il y a aura des gagnants et des perdants, des bons et des mauvais, à toi de choisir. Par conséquent l’égocentrisme me semble socialement très partagé et j’en dirais finalement la même chose qu’à propos de l’impulsivité : ce trait psychologique ne peut pas en soi être considéré comme une caractéristique d’une personnalité antisociale ou bien alors il y a des centaines de milliers voire des millions de psychopathes en France… 

Le « présentisme » ou l’intolérance à la frustration.

Ceci pose cette fois un problème de normes. Si l’étiquetage « intolérant à la frustration » est décidé par un expert parce que ce dernier a en face de lui un individu lui déclarant que s’il ne peut pas s’acheter quelque chose au moment où il en a envie il le volera le plus vite possible, cela pose un problème. Qu’on le veuille ou non, c’est le jugement d’un possédant sur un non-possédant, c’est le jugement par quelqu’un qui peut passer par les voies légitimes pour obtenir quelque chose qu’il désire de quelqu’un d’autre qui, lui, ne le peut pas. À nouveau, si l’on veut réellement analyser les causes des phénomènes, il faut être attentif à ne pas produire des étiquetages qui ne font qu’entériner les inégalités sociales et les mécanismes d’exclusion. Le fait de ne pas supporter la frustration par rapport aux biens de consommation n’est pas en soi l’indice d’un trouble mental et d’un défaut de socialisation. Au contraire, on pourrait soutenir très sérieusement que c’est le signe d’une parfaite intériorisation des normes de la société de consommation et de son discours sur le bonheur. 

Enfin parlons de l’agressivité.

Voilà apparemment quelque chose de concret qui semble distinguer indiscutablement le délinquant du non-délinquant. Le jeune délinquant est généralement agressif. Mais le sociologue se pose alors immédiatement une question décisive, sans laquelle on parle dans un abstrait qui n'a pas de sens : agressif envers qui ? Encore une fois, le jeune délinquant n’est pas agressif avec tout le monde. Il a généralement des parents qu’il ne se permettrait pas d’insulter ou de violenter (la situation inverse est plus répandue). Il peut avoir des copains vis-à-vis desquels il est considéré comme parfaitement « normal », c’est-à-dire n’étant pas plus agressif que les autres dans le cadre de ce qui considéré par le groupe de jeunes comme la norme. Ce qui nous amène donc une fois de plus à la question des normativités. L’agressivité est jugée normale ou non en rapport avec une norme et une situation. Il faut alors distinguer deux cas de figures très différents. 

Premièrement, qu’un jeune soit agressif envers des personnes qui, de par leur fonction, symbolise l’autorité sociale et l’État (les policiers, les enseignants, les représentants des services publics, les élus), cela n’est pas en soi l’indice d’une psychopathie. Dans l’univers de normes de ce jeune, cette agressivité peut être un comportement tout à fait normal voire même valorisé. En effet, dans la société française contemporaine, beaucoup de jeunes qui habitent les quartiers pauvres (ces quartiers qui concentrent les populations les plus fragiles économiquement, socialement et culturellement) considèrent – surtout s’ils ont la peau un peu foncée, c’est-à-dire si ce sont des jeunes issus de l’immigration – qu’ils sont victimes du complot organisé par une société raciste pour les faire croupir dans leur coin, le nez dans la misère, et que cela arrange tout le monde. Faites des entretiens, écoutez les chansons de rap : c’est ce que beaucoup de ces jeunes pensent [10]. Incontestablement, leur analyse caricature parfois la réalité, mais elle n’est pas non plus totalement dénué de fondement. Et, de toute façon, peu importe : c’est ce qu’ils croient et cela suffit pour comprendre qu’ils « ont la haine » lorsqu’un événement récent a symbolisé cette exclusion volontaire dont ils se sentent victimes. Il me semble que l’on ne comprend rien à ce qui se passe dans certaines banlieues si l’on vient mettre de la psychopathologie là où il y a une révolte contre les institutions, révolte qui ne parle pas le langage politique habituel et n’emprunte pas les voies de contestation classiques, mais qui n’en est pas moins une révolte de ceux qui se considèrent à tort ou à raison comme des opprimés. 

Deuxièmement, il y a le cas d’individus qui sont identifiés comme agressifs et violents dans leur propre quartier, par les autres jeunes et même éventuellement les autres délinquants. Voilà le cas de figure qui doit nous intéresser dans cette discussion de la psychopathie : l’agressivité qui transcende le conflit de normes et qui transcende la violence politique. Ce cas de figure existe, incontestablement, mais il est incomparablement moins important sur la plan quantitatif que la situation évoquée précédemment. Lorsque nous avons plusieurs dizaines de jeunes délinquants dans un quartier, il y a peut-être un « psychopathe » de ce type, ou deux, ou trois. Parfois il n’y en a pas. C’est donc une minorité des gens qui dysfonctionnent sur le plan psychologiquement – c’est-à-dire sur le plan émotionnel et affectif – en raison d’abord de leur histoire familiale souvent dramatique [11] ; et qui, parce qu’ils se savent de surcroît privés de destin social valorisé, n’ont pas de raison de contenir l’expression agressive de leur mal-être existentiel. Il s’agit presque toujours de gens qui sont d’autant plus violents qu’ils n’ont rien à perdre dans la vie (pas de situation socio-économique, pas de réputation et d’image de soi valorisées, pas d’environnement affectif et familial, etc.). Mais alors, est-ce cette situation d’exclu ou de marginal – de façon générale : ce contexte de vie psychosocial – ne devrait pas être un critère majeur de la définition du psychopathe ?

3. Un autre regard sur les psychopathes

Après les critiques portées sur une conception beaucoup trop vague et extensive de la psychopathie, on ne peut que saluer une conception authentiquement clinique qui s’avère très rare mais dont un bon exemple est offert par l’étude de Flavigny parue dans la Revue de neuropsychiatrie infantile en 1977 [12]. Dans la masse d’une littérature où foisonnent les affirmations sans preuves, les propos purement théoriques et les analyses de cas dramatiquement sommaires, cette étude manifeste une rigueur et une finesse descriptive sur le triple plan clinique, psychogénétique et psychosocial. Cette étude a de surcroît bien compris les biais du regard institutionnel et elle s’efforce de le décentrer. Sur le plan clinique, Flavigny affine la symptomatologie des « personnalités antisociales » évoquées ci-dessus, dans le cas d’adolescents ou de jeunes adultes repérés comme délinquants. Il organise cette symptomatologie autour de cinq grands axes : 1/ la « passivité » qui découle d’un désœuvrement considérable, ce sont des jeunes qui s’ennuient à longueur de journée et qui vont un peu là où l’enchaînement des événements les porte ; 2/ la « dépendance » ou l’absence d’autonomie les rend très sensibles aux événements du contexte immédiat, les empêchent d’entreprendre quelque chose seuls et peut les rendre paradoxalement très dociles tant ils ont besoin de repères ; 3/ ce que Flavigny appelle leurs « exigences mégalomaniaques » renvoie en réalité à leur besoin de reconnaissance : « en apparence ils semblent égocentriques, inaffectifs, mais ils sont en réalité hypersensibles, traités volontiers d’écorchés vifs, de sujets immatures sur le plan affectif, infiniment vulnérables à toute frustration » ; mais ces exigences sont fortes et peu verbalisées, ce qui rend leurs relations à autrui très difficiles ; 4/ Flavigny confirme ensuite leur « impulsivité » et leur « agressivité » disproportionnées peuvent se manifestent face aux frustrations ; 5/ Flavigny parle enfin lui aussi de leur « besoin de satisfaction immédiate » qui joue non seulement sur les comportements délictueux, mais aussi sur la rapidité du découragement face à l’échec et sur la mauvaise perception du temps. Derrière ce tableau clinique, Flavigny met en évidence deux éléments qui structureraient la personnalité du jeune à tendances psychopathiques : 1/ « une angoisse caché quasi permanente », une « anxiété existentielle », un « sentiment d’insécurité » camouflés derrière une présentation de soi agressive et provocatrice ; 2/ une « frustra­tion affective permanente » liée à des carences familiales précoces : « la plupart de ces jeunes, dès l’enfance, n’ont pas connu la sécurité et le confort d’une affection stable et durable, ballottés ici et là, confiés à des membres plus ou moins éloignés de leur famille, à des amis, à des services sociaux… D’autres ont simplement été livrés à eux-mêmes, ou plutôt abandonnés à tous les risques réservés aux gosses, qui passent plus de la moitié de leur journée dehors avec d’autres qui sont dans la même situation » [13]. Mentionnons enfin le fait que Flavigny avait bien compris que le jeune psychopathe était relativement rare, au sein même des bandes de jeunes, des groupes délinquants ou encore des foyers pour jeunes en difficulté. Il précisait même que, dans tous ces groupes, le jeune psychopathe avait tendance à être rejeté tôt ou tard en raison de ses excès d’agressivité. 

Le rappel mériterait d’être encore développé, mais le lecteur ira lui-même prendre connaissance de cette belle étude. Pour ma part, je voudrais prolonger encore un peu cette discussion sur psychopathie et délinquance ou criminalité en analysant le cas des comportements violents les plus graves qui se puissent concevoir. 

4. Psychopathie et homicides

Dans le peu de place qu’il me reste, je voudrais indiquer rapidement quelques résultats obtenus à partir d’une recherche empirique récente sur les homicides, les tentatives d’homicides, les coups et blessures suivis de mort et les infanticides [14]. Cette recherche s’est déroulée dans le ressort d’une Cour d’appel de la banlieue parisienne. Il ne s’agit pas, par conséquent, d’un échantillon représentatif à l’échelle nationale de ces crimes dans leur dimension apparente (par opposition à leur dimension cachée, c'est-à-dire aux faits qui ne sont pas connus ou pas résolus par la police). Cela étant, le territoire qui dépend de cette juridiction a l’intérêt d’être très varié en termes de structure sociale. On y trouve aussi bien les zones urbaines que péri-urbaines voire rurales. On y rencontre aussi bien la grande bourgeoisie, et même l’ancienne aristocratie, que les classes moyennes et les classes populaires, jusqu’aux zones industrielles les plus sinistrées qui concentrent les quartiers « sensibles » dont certains ont défrayé régulièrement la chronique ces quinze dernières années. Les faits jugés se sont déroulés durant exactement dix ans, entre 1987 et 1996. On été recueillies au total 102 affaires impliquant au total 122 personnes (une affaire peut impliquer plusieurs auteurs ainsi que des complices). Enfin, il est essentiel de préciser le mode de sélection de cet échantillon : la meilleure méthode nous a paru celle n’impliquant précisément aucune sorte de sélection au sein des dossiers, les prenant tous en considération. 

Parmi les nombreux volets de cette recherche figure celui consistant à examiner la santé mentale des auteurs de ces violences volontaires, telle qu’elle ressort à la fois des expertises psychiatriques et de l’ensemble du dossier, c’est-à-dire dans les limites insurmontables d’un matériel judiciaire nécessairement partiel (le but d’une procédure pénale est de sanctionner l’auteur d’un acte proscrit par la loi, non de permettre la compréhension intellectuelle la plus large et complète possible du comportement humain). Ces réserves méthodologiques indiquées, cette recherche livre trois informations intéressantes dans la discussion présente.

1. Les criminels présentant des tendances psychopathiques sont rares dans l’ensemble. Dans notre échantillon, seuls 16 cas (soit 13 %) présentent des tendances psychopathiques. Il s’agit de quinze hommes et d’une femme. Cette proportion est modeste. En effet, les problèmes psychologiques les plus fréquents dans notre échantillon (sachant que nous avons retenu le codage « mauvaise santé mentale apparente » dans plus des trois quarts des cas) sont l’immaturité et les carences affectives précoces, puis l’anxiété, l’émotivité et la dépressivité. Suivent les tendances psychopathiques et, loin derrière, les véritables troubles psychiatriques (tendances perverses, paranoïaques, psychotiques) qui semblent en réalité rarissimes. Par ailleurs, les tendances psychopathiques ne sont pas isolées d’autres troubles psychologiques. Sur les 16 cas, cette caractéristique est le plus souvent associée à une autre : émotivité/anxiété (11 cas), carences affectives (8 cas), immaturité (7 cas), dépressivité (6 cas). En clair, il n’existe sans doute pas de « crime du psychopathe » au sens d’une spécificité qui serait liée intrinsèquement à cette (pseudo ?) catégorie de personnes. Notons enfin que les tendances psychopathiques sont fréquemment associées à la psychorigidité ainsi qu’à un niveau intellectuel faible ou très faible, ce qui nous renvoie au milieu d’origine (familial et social) des individus.

2. Quelques caractéristiques familiales de ces personnes. Les personnes de notre échantillon présentant des tendances psychopathiques proviennent rarement d’une famille divorcée ou séparée (2 cas sur 16). En revanche, dans plus de la moitié des cas, le climat familial dans lequel a grandi le criminel était conflictuel (avec ou sans violence physique). Nous retrouvons ici le double constat fait plus largement en criminologie [15]. Ce qui cause avant tout les troubles de l’enfant n’est pas la séparation de ses parents mais leur relations conflictuelles. Pourtant, cela ne suffit pas à distinguer les criminels présentant des tendances psychopathes des autres criminels puisque le fait d’avoir grandi dans une famille marquée par des conflits est une caractéristique de la plupart des criminels de notre échantillon et s’avère un puissant facteur opposant les criminels qui paraissent en bonne santé mentale aux autres. L’autre cas de figure le plus fréquent n’est pas la mésentente mais plus fondamentalement l’absence de famille. Bon nombre d’auteurs n’ont pas été – ou ont peu longtemps été – élevés par leurs parents, ou même par un seul de leurs parents. Beaucoup ont connu les foyers de la DASS dès leur plus jeune âge et ont été ballotté de structures en structures pour finir souvent à la rue. Dans notre échantillon, nous pouvons même dire que, par rapport aux autres catégories de troubles psychologiques retenus, les criminels à tendance psychopathique sont ceux qui ont le plus souvent fait l’objet d’un placement à la DASS au cours de leur enfance (dans pratiquement un cas sur trois). C’est donc aussi de carences familiales lourdes qu’il est question dans ces trajectoires de personnes décrites comme ayant des tendances psychopathiques.

3. Quelques caractéristiques socio-économiques de ces personnes. Issus d’un milieu populaire, les individus ayant des tendances psychopathiques sont généralement des pauvres : dans notre échantillon les deux tiers sont exclus de l’emploi. Ce pourcentage est très élevé mais il n’est toutefois pas caractéristique de ces personnes par rapport aux autres membres de notre échantillon. En réalité, plus de 90 % des effectifs de notre échantillon sont composés d’hommes et de femmes appartenant aux milieux populaires et vivant de façon particulièrement modeste, parfois en situation de grande pauvreté voire de misère. Le cumul de l’absence de qualification et de la rareté du travail fait ici du ravage dans la période de chômage de masse au cours duquel notre échantillon a été recueilli. C’est du reste une situation objective qui, à côté ou en plus des carences affectives, explique massivement d’une part l’importance des problèmes d’anxiété et de dépressivité constatés chez ces criminels, d’autre part le fait que, souvent – notamment dans le cas des individus ayant des tendances psychopathiques –, les auteurs ont déjà un casier judiciaire indiquant des condamnations pour vol et/ ou cambriolage (ainsi que pour ivresse).

Pour conclure sommairement

Point n’est besoin d’un long discours et de longues références philosophiques et sociologiques pour comprendre que, lorsqu’un individu est confronté chez autrui à une agressivité dont il ne comprend pas les ressorts, il lui est commode de désigner cet Autre comme « fou », s’il emploie le langage le plus ordinaire, ou comme « psychopathe », s’il veut employer un mot d’apparence savante. Une autre facilité consiste à parler de la « gratuité » des actes de délinquance juvénile. Le succès de ces pseudo explications dans le débat public français indique surtout que leurs utilisateurs ne comprennent pas ceux dont ils parlent. Dans les deux cas, on postule une absence de rationalité ou même de motivation qui trahit une ignorance des conditions et des contextes de vie ainsi que des valeurs et des normes en vigueur dans les groupes de pairs auquel les jeunes délinquants appartiennent le plus souvent. Beaucoup de comportements agressifs, à commencer par ceux qui sont directement tournés vers les personnes représentant ou symbolisant les institutions de l’État, ne sont en aucun cas le signe d’une pathologie. Il s’agit souvent d’une forme de révolte contre la société, dont la violence est à la mesure de la frustration et du sentiment d’exclusion qui habitent une partie de la jeunesse des quartiers relégués [16]. À bien des égards, les comportements agressifs que les jeunes manifestent entre eux sont également pleinement socialisés, régis par des logiques d’honneur et de réputation, de défense de ses proches ou du territoire auquel on est attaché et identifié [17]. Il en a du reste toujours été ainsi dans les milieux les plus défavorisés. Au terme de l’analyse de la violence dans les campagnes de l’Artois à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque Moderne, l’historien Robert Muchembled écrit par exemple : « Offenses territoriales, défis, parades, manifestations de solidarité ou d’animosité, contrôle de la distance entre les personnes : tout se résume à chercher le contact ou à l’éviter, en d’autres termes à tenter de montrer bonne figure ou à faire perdre la face aux autres. Nombre de rixes n’ont pas d’autre sens et témoignent à propos d’une sociabilité intensément et structurellement conflictuelle, car le paraître prend une importance exceptionnelle dans un monde où la plupart des gens ne peuvent pas se distinguer par la richesse ou par le talent » [18]. Cette violence du pauvre va donc de pair avec une forte intégration sociale locale. Quant aux individus réellement violents et dangereux que sont les psychopathes, ils sont incomparablement plus rares et leur agressivité s’explique tout autrement : ce sont avant tout des individus (essentiellement des adultes) qui n’ont rien à perdre dans la vie : pas de situation, pas de fortune, pas de couple et d’enfant, pas de responsabilité valorisante dans une quelconque activité, pas de bonne réputation ou de bonne image à défendre, etc. Dans cette optique, à l’opposé du cas précédent, la violence apparaît comme inversement proportionnelle à l’intégration sociale.


[1]    J.-J. Rassial, éd., Y a-t-il une psychopathologie des banlieues ?, Toulouse, Érès, 1998.

[2]    On lira en ce sens le « portrait-type du jeune qui a activement participé à des violences urbaines » selon J.-P. Grémy (Les violences urbaines, Paris, IHESI, 1996, p. 10-12).

[3]    A. Bauer, X. Raufer, Violences et insécurités urbaines, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 27.

[4]    Voir notre critique des auteurs précités : L. Mucchielli, Expertise ou supercherie sur les violences urbaines ?, www.amnistia.net (2 octobre 2000) ; ainsi que Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001 (le chapitre 2 et la fin du chapitre 4).

[5].   J. Pinatel, Criminologie, Paris, Dalloz, 1963, p. 474-518.

[6].   D.S.M. III, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 1985, p. 345sqq.

[7]    Par exemple D. Marcelli, A. Braconnier, Adolescence et psychopathologie, Paris, Masson, 1995, p. 309.

[8]    Voir notamment les remarquables textes du clinicien belge Christian Debuyst : Les nouveaux courants dans la criminologie contemporaine. La mise en cause de la psychologie criminelle et de son objet, Revue de droit pénal et de criminologie, 1975, 10, p. 845-870 ; Le concept de dangerosité et un de ses éléments constitutifs: la personnalité (criminelle), Déviance et société, 1977, 4, p. 363-387 ; Le concept de personnalité dangereuse comme expression d'un point de vue, in C. Debuyst, F. Tulkens, éd., Dangerosité et justice pénale. Ambiguïté d'une pratique, Paris, Masson, 1981, p. 19-34.

[9]    Sans doute est-ce là l’héritage de la vieille figure du monstre baptisé criminel-né par le médecin italien Lombroso à la fin du 19ème siècle et qui retrouve peut-être une certaine vigueur à travers l’image du tueurs en série venue des Etats-Unis (cf. D. Duclos, Le complexe du loug-garou. La fascination de la violence dans la culture américaine, Paris, La Découverte, 1994).

[10]   Par exemple : L. Mucchielli, Le Rap et l’image de la société française chez les « jeunes des cités », Questions pénales (Bulletin du CESDIP) 1999, XI.3 ; Violences urbaines, réactions collectives et représentations de classe chez les jeunes des quartiers relégués de la France des années 1990, Actuel Marx, 1999, 26, p. 85-108 (avec de nombreux autres, ces textes sont consultables en ligne : http://laurent.mucchielli.free.fr).

[11]   Marcelli et Braconnier (Op.cit., p. 313) écrivent par exemple : « Si certains psychopathes ont une famille en apparence banale, l’écrasante majorité traîne derrière eux une histoire familiale qui les confine déjà dans les zones de la marginalité. Il n’est pas rare que cette famille soit objet de honte, le sujet cachant en partie la misère économique ou les conflits familiaux habituels. Au plan socio-économique, les familles sont fréquemment issues de milieux très défavorisés. Les interactions familiales sont toujours perturbées : dissociation, conflit durable, mélange des générations, présence d’étranger dans le groupe familial. Les adultes sont impulsifs, les bagarres fréquentes, les scènes d’alcoolisme aigu habituelles ».

[12]   H. Flavigny, De la notion de psychopathie, Revue de neuropsychiatrie infantile, 1977, 25 (1), p. 19-75.

[13]   Ibid., p. 27-28.

[14]   L. Mucchielli, Approche sociologique de l’homicide. Étude exploratoire, Guyancourt, CESDIP, Collection « Études et données pénales » (à paraître en janvier 2002).

[15]   L. Mucchielli, Monoparentalité, divorce et délinquance juvénile : une liaison empiriquement contestable, Déviance et société, 2001, 25 (2), p. 209-228.

[16]   Sur la construction de cette mentalité collective, en liaison avec le processus urbain de ghettoïsation et sa dimension raciale, cf. par exemple L. Mucchielli, Violences et insécurité, Op.cit., chapitre 5.

[17]   Sur l’importance de ces logiques en général, cf. C. Calogirou, Sauver son honneur : rapports sociaux en milieu urbain défavorisé, Paris, L’Harmattan, 1989. Sur la mise en place de ces modes de socialisation à la pré-adolescence, cf. D. Lepoutre, Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob, 1997. Sur leur place dans la culture des bandes d’hier et d’aujourd’hui, cf. G. Mauger, C. Fossé-Poliak, Les loubards, Actes de la recherche en sciences sociales, 1983, 50, p. 49-67, et M. Esterle-Hedibel, La bande, le risque et l’accident, Paris, L’Harmattan, 1997.

[18]   R. Muchembled, La violence au village. Sociabilités et comportements populaires en Artois du XVème au XVIIème siècle, Bruxelles, Brépols, 1989, p. 268.


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 14:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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