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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Misère du débat sur « l’insécurité »”. Un article publié dans article paru dans le Journal du droit des jeunes, 2002, n°217, pp. 16-19, ainsi que dans Hommes et libertés, 2002, n°118, pp. 46-49). [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]
Laurent Mucchielli (2002) (article paru dans le Journal du droit des jeunes, 2002, n°217, pp. 16-19, Revenu au premier plan de l’actualité politico-médiatique, le débat sur « l’insécurité » est d’un niveau dramatiquement faible et ce décalage n’est pas pour rien dans les résultats des récentes élections présidentielles. Lorsque l’on focalise l’attention sur des faits présentés comme des « menaces », sans en donner véritablement les clefs d’analyse, on ne peut qu’exacerber les peurs, laisser les gens désemparés et faciliter le travail de ceux dont la peur est le fond de commerce électoral. La question que doivent donc se poser ceux qui ont aujourd’hui des questions voire des regrets n’est pas seulement : « En avons-nous trop parlé ? », mais autant sinon plus : « Comment en avons-nous parlé ? Avons-nous permis de comprendre ? Avons-nous aidé à trouver des solutions ? ». La réponse est fondamentalement négative. La vulgate sécuritaire et la construction Au fils des ans, la rhétorique électorale des hommes politiques a enfermé le débat dans des slogans et dans des choix manichéens (à commencer par le fait d’être rangé dans le camp des « démagogues » ou dans celui des « angélistes »). Par ailleurs, un certain nombre de pseudo experts (en réalité des marchands de sécurité, des représentants de syndicats de police, des journalistes très politisés), bien implantés dans les médias, ont réussi à faire passer pour des vérités « scientifiques » un certain nombre d’affirmations et de catégories d’analyse comme : les statistiques indiqueraient une « explosion de la délinquance des mineurs » depuis 1994, les délinquants seraient « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents », ils n’auraient « aucun repère » et seraient « désocialisés », l’école serait « envahie » voire « submergée » par « la violence », les parents auraient « démissionné », la police serait « désemparée » et la justice « laxiste », enfin il faudrait admettre que « l’intégration ne fonctionne plus ». Au bout du compte ces nouveaux tenants du sécuritarisme concluent que « les anciennes méthodes ont échoué » et qu’« il faut désormais réagir d’une autre façon ». Ils ont discrédité l’idée même de prévention et désigné l’Ordonnance de 1945 sur la Justice des mineurs comme le mur légal à abattre. Enfin, les médias ont pleinement assimilé ces arguments qui s’accordent avec le catastrophisme et le sensasionnalisme dont il faut bien comprendre qu’ils sont pour eux, non pas des effets pervers, mais des principes même de fonctionnement. Au cours des dernières campagnes électorales (municipales en 2001, présidentielles en 2002), dans un flot ininterrompu, nombre de faits divers ont été érigés en symboles, en événements révélateurs du fait que chaque jour serait forcément pire que la veille et que des degrés de violence toujours plus élevés se manifesteraient au fil du temps. Tous ces acteurs qui ont entonné en cœur le refrain de l’insécurité se sont justifiés en prenant à témoin le « sentiment d’insécurité » croissant des Français. Or, s’il correspond bien à des peurs personnelles directes pour une petite partie d’entre eux, ce sentiment renvoie chez la plupart à tout autre chose qu’au risque d’être victime, soi ou ses proches, d’un acte de délinquance. Il renvoie à une préoccupation collective, qui s’articule chez certains à des rigidités mentales (xénophobie, punitivité), mais qui se nourrit aussi d’inquiétudes plus générales et plus partagées sur l’évolution du monde moderne. En faisant de la délinquance des jeunes le catalyseur de toutes ces peurs, et en la présentant elle-même comme un phénomène incompréhensible et un danger se répandant comme une tâche d’huile (une « déferlante » pour rappeler un mot du Président de la République), l’on a surtout fabriqué un bouc-émissaire et un exutoire. Tel est le constat, sidérant pour un chercheur. En effet, s’il est incontestable que le volume global de certains actes de délinquances a augmenté (on dira lesquels), il n’est pas exact que la nature de ces délinquances est véritablement nouvelle dans la société française actuelle et que toutes ces formes connaissent une aggravation continue. Ensuite, le chercheur est nécessairement amené à souligner le danger que constitue l’usage de catégories globales comme « la délinquance » ou « la violence » au sein desquelles sont amalgamés des comportements qui n’ont rien à voir, ces amalgames servant clairement à alimenter le catastrophisme ambiant. Enfin, il est assez désespérant de constater que ni les hommes politiques ni ces pseudo experts médiatiques ne disposent d’une analyse des causes (économiques, sociales, politiques) de l’évolution de la délinquance et donc ne proposent des remèdes aptes à transformer réellement les données du problème. Pire : il paraîtrait même, selon certains, que la recherche des causes devrait être bannie car elle ne peut que « donner des excuses » aux délinquants. Faudrait-il donc cesser de réfléchir et se contenter de punir et d’enfermer au nom de l’Ordre ? Ne serait-ce pas un peu le début de la tyrannie ? Essayons plutôt d’y voir un peu plus clair. L’évolution des délinquances en France Rappelons d’abord qu’il y a les délinquances dont on parle tout le temps dans le débat public (les agressions, les destructions de biens, les vols, le trafic de drogues), celles dont on parle parfois mais sans les désigner comme telles (la corruption, la délinquance routière) et celles dont on ne parle pratiquement jamais (la délinquance d’affaires, la fraude fiscale, les atteintes au droit du travail, les atteintes à l’environnement et à la santé publique). Rappelons ensuite que, dans l’action de la police et de la justice, il y a parfois deux poids deux mesures. La plupart des instruments de durcissement de la répression qui ont été mises en place ces dernières années visent exclusivement la délinquance des jeunes des quartiers populaires : augmentation des effectifs de police, création d’unités policières spécialisées dans la lutte contre les « violences urbaines » (comme les B.A.C.), accélération des procédures judiciaires (traitement en temps réel, comparution immédiate), mise en place des Groupes locaux de traitement de la délinquance et des Maisons de justice où officient des « délégués du procureur de la République » qui peuvent prononcer des peines mineures sans que l’accusé bénéficie d’un avocat et d’un procès contradictoire. Il importe de bien comprendre que cette mobilisation croissante des pouvoirs publics dans la lutte contre la petite délinquance et les « violences urbaines » (catégorie fourre-tout qui est d’origine policière mais qui s’est imposée dans le débat public) est une des causes directes de l’augmentation des faits constatés par la police. Ce n’est pas un hasard si les statistiques policières indiquent une très nette augmentation à partir de 1993-94. Les délinquants n’ont pas subitement changé d’attitude pour d’obscures raisons astrales ! Par contre, ce changement correspond à l’arrivée d’un nouveau gouvernement et d’un nouveau ministre de l’Intérieur (Charles Pasqua) qui ont annoncé le durcissement de cette lutte. On comprend ici comment l’augmentation du chiffre traduit l’intensification de l’activité de la police et non nécessairement celle de la délinquance. De la même manière, il est plus que probable que la forte augmentation statistique constatée depuis deux ans est en bonne partie l’effet de changements dans les modes d’enregistrement (liés à la mise en place progressive de la police de proximité et à la réorganisation du travail et des procédures d’enregistrement de la gendarmerie). S’ils sont très importants à rappeler, ces mécanismes n’expliquent cependant pas à eux seuls les augmentations traduites dans les statistiques. Il est indéniable que, sur la longue durée, les problèmes se sont fortement accrus en France. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Tandis que le débat politico-médiatique se centre sur « la violence », l’interrogation de la vie quotidienne de nos concitoyens renvoie une image beaucoup plus nuancée, parfois carrément différente. Du point de vue quantitatif, ce dont souffrent le plus nos concitoyens dans leur vie quotidienne ce ne sont pas des violences physiques. Depuis plus de trente ans, le cœur de la délinquance est constitué d’abord par les vols et les cambriolages. De la voiture (ou radio-cassette dans la voiture) au téléphone portable, en passant par le matériel Hi-Fi et les vêtements de marque, cette délinquance suit l’évolution de la société de consommation. Une partie de la jeunesse des quartiers pauvres s’approprie par des moyens illégitimes ce qu’elle ne peut obtenir par des moyens légitimes. Le schéma est classique. Et la tendance actuelle d’évolution de la société française ne peut que renforcer le poids de ce schéma puisque, tandis que la société s’enrichit globalement et que la société de consommation domine toujours davantage notre vie quotidienne et nos aspirations, les inégalités économiques et sociales ne se réduisent pas et même s’accroissent sur certains plans essentiels (logement, éducation, santé, etc.). Cette délinquance est donc bien réelle, parlons-en mais acceptons aussi d’en analyser les causes. Parlons à présent de la violence interpersonnelle. Mais demandons-nous d’emblée si le mot de « violence » signifie encore quelque chose lorsqu’on constate qu’on y range aussi bien les insultes, voire les simples « regards inquiétants », que les viols et les meurtres ? C’est là la source de confusions et d’amalgames. Si l’on veut parler de choses réelles, il faut opérer des distinctions entre au moins trois types de comportements très différents : les violences physiques graves, les violences physiques moins graves et les violences sexuelles. Pour commencer, est-ce que l’augmentation des violences sexuelles dans les statistiques n’est pas la conséquence de l’évolution de nos sensibilités ? Autrement dit, est-ce cette augmentation apparente traduit l’intensification des comportements ou bien le fait que ces comportements jadis dissimulés sont aujourd’hui beaucoup plus aisément dénoncés par les victimes ? Le cas de la pédophilie indique assez clairement la réponse : la chose n’est pas nouvelle, ce qui est nouveau c’est la dénonciation. Et le même raisonnement vaut au moins en partie pour les viols. Parlons à présent d’un deuxième genre de violence, la plus grave, celle qui conduit à la mort ou presque. Quelle surprise nous attend alors puisque l’on constate que le meurtre et sa tentative non seulement n’augmentent pas mais baissent depuis quelques années. De fait, les taux de meurtre et de tentatives de meurtres sont aujourd’hui au même niveau qu’à la fin des années 1970. Alors où se situe l’augmentation des comportements violents ? Dans ce que les statistiques de police appellent les « coups et blessures volontaires », ceux qui n’ont pas entraîné la mort ni des blessures très graves. Et de quoi s’agit-il ? Soyons concret : il s’agit de bagarres (dont certaines liées au racket). Ces bagarres peuvent être plus ou moins graves, impliquer un nombre très variable d’individus. Mais ce qu’il faut surtout savoir, c’est que les principales victimes de ces violences sont les jeunes eux-mêmes (essentiellement les jeunes hommes). Le constat vaut du reste également à l’école. L’image médiatique qui fait peur est celle de l’enseignant agressé. Le fait est en réalité rarissime. Les victimes, ce sont essentiellement les élèves. Décrire les grandes évolutions, après les vols et les violences interpersonnelles, amène à évoquer à présent ce que j’appelle la violence contre les institutions : destructions d’abris-bus, bris de vitre et de fenêtres, dégradations de matériel, caillassages de voitures de police (et parfois aussi de pompiers), incendies de locaux, menaces et insultes envers divers catégories de fonctionnaires, et puis parfois émeutes, batailles rangées avec la police. Voilà un ensemble de phénomènes qui sont clairement en augmentation dans la société française depuis la fin des années 1980 et qui, du fait de leur cible publique, ont une très forte visibilité. Nous voilà au cœur du malaise social actuel : les institutions publiques sont parfois confrontées à l’expression rageuse de la révolte des jeunes des quartiers populaires. Et cette révolte n’est pas un mystère. Il n'est qu'à discuter avec eux et écouter par exemple les paroles des chansons de rap pour comprendre la façon dont ces jeunes voient le monde : ils pensent être victimes d'un complot, ourdi par le reste de la société pour les enfermer dans leur misère. Selon eux, la société est injuste et raciste, la police et la justice sont les garantes de cet ordre social, les élites politiques sont totalement corrompues et profitent du système par cynisme. En somme, dans ces fameux « quartiers sensibles », sont en présence deux catégories d’acteurs qui produisent une théorie du complot réciproque : une partie de la jeunesse se considère victime du complot du reste de la société française et elle fait face à des policiers qui s’imaginent souvent qu’ils ont affaire à des jeunes délinquants en voie d’organisation « mafieuse » par la voie du trafic de drogues (et par ailleurs, au prix d’une nouvelle confusion, en voie d’islamisation radicale). La réalité fournit certes à l’occasion des arguments aux uns et aux autres. Il s’agit pourtant de deux perceptions caricaturales de la réalité. De grands réseaux de trafic de drogues existent dans certaines banlieues, mais tous les quartiers populaires un peu « chauds » ne sont pas tenues par eux, loin s’en faut. Encore une fois, cette façon de présenter la réalité ne peut que construire une peur panique et masquer les raisons profondes de la révolte de ces jeunes et de leur décision de s’engager à un moment donné dans la voie de l’économie illégale. Last but not least, à lire les recherches qui se multiplient, à parcourir les villes de France à l’occasion de débats, à discuter avec des habitants, avec des fonctionnaires et des élus locaux, même si tout cela demeure une connaissance limitée, un constat m’est apparue au fil du temps comme une évidence : loin des délinquances qui s’organisent parfois dans quelques quartiers dits « très sensibles », ce qui inquiète et parfois exaspère le plus une partie de nos concitoyens, c’est autre chose : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui les « incivilités ». Certes, voici encore une notion fourre-tout aux contours incertains (des infractions pénales mais aussi des impolitesses, des atteintes à la civilité). Cependant, dans la réalité quotidienne, elle semble renvoyer à des actes qui sont généralement commis par les mêmes personnes et qui font souvent les mêmes victimes. De quoi s’agit-il ? Dans certains quartiers H.L.M., les habitants se plaignent souvent de jeunes qui par exemple : font beaucoup de bruit le soir et en début de nuit (bruits de mobylettes ou voitures, sonos à plein volume, pétards), dégradent certains équipements collectifs (boîtes aux lettres et poubelles défoncées, tags), fument des joints dans les halls d’immeuble, laissent traîner des détritus, parfois urinent ici ou là, leur jettent des regards qu’ils considèrent comme agressifs, parfois crachent et insultes, plus souvent occupent l’espace public extérieur ou intérieur (halls, caves) d’une façon qui est perçue plus ou moins confusément comme menaçante. La place manque pour analyser les causes et le déroulement de ces phénomènes précis. Signalons cependant ce problème : face à ces incivilités (qui, pour certaines, relèvent des désordres classiques des adolescents et ne sont absolument pas nouvelles), les habitants se sentent souvent impuissants, seuls et non soutenus par les pouvoirs publics. Voici un terreau pour le sentiment d’insécurité et voici un terreau pour le « vote protestataire ». Rechercher un nouveau consensus Derrière l’évolution de la délinquance juvénile se cachent des évolutions économiques, sociales, morales et politiques profondes. On ne changera donc pas fondamentalement la donne par des réformes touchant simplement au fonctionnement de la police et de la justice. Si l'on veut vraiment préparer à nos enfants une société moins violente, il faut agir sur les causes profondes de la délinquance qui sont le processus de « ghéttoïsation » dans tous ses aspects (aussi bien matériel que symbolique, touchant au niveau de vie, à la composition démographique, au fonctionnement des institutions, etc.), le vide politique des quartiers populaires (il faudrait de véritables États généraux dans ces quartiers afin que les habitants expriment toutes leurs revendications et que des réponses collectives se reconstruisent en amont du travail des institutions), l’absence d’encadrement de la jeunesse et de valorisation de ses ressources culturelles, les inégalités et les exclusions scolaires, la dévalorisation symbolique et monétaire du travail manuel, le chômage des jeunes peu ou pas diplômés, la disparition des grandes espérances collectives et la perte de confiance dans ceux qui nous gouvernent… Il faudrait pour cela que les hommes politiques sortent de la démagogie électorale et de la gestion institutionnelle d’urgence pour prendre le temps de susciter dans tous le pays et à tous les échelons la réflexion et le dialogue pour qu’émergent de nouveaux consensus dans les valeurs et dans les pratiques. La délinquance juvénile n’est qu’un symptôme du malaise de la société. Traiter le symptôme ne résoudra rien, a fortiori dans un climat de panique qui empêche de faire un bon diagnostic.
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