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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laurent Mucchielli, “Repenser la prévention pour « faire société » (2002)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Repenser la prévention pour « faire société »”. Un article publié dans la revue Hommes et libertés, no 120, 2002, pp. 54-57. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]

Introduction 
Analyser l’échec du gouvernement Jospin
Des actions institutionnelles trop classiques et une erreur d’analyse centrale
Réhabiliter la prévention
La famille, l’école, les copains et le quartier
Redonner confiance et espoir à la jeunesse

Laurent Mucchielli (2002)
Repenser la prévention pour « faire société »”.

Introduction

Le thème de « l’insécurité » est revenu au premier plan de l’actualité politico-médiatique à partir de la fin des années 70. À partir de ce moment, il a été massivement utilisé par la droite pour discréditer la gauche, la sortie de la période de la « guerre froide » privant peu à peu d’effet l’argument du danger communiste. L’approche de cette question a fortement clivé la vie politique tout au long des années 80, en liaison aussi avec l’émergence puis l’enracinement de l’extrême droite. Au cours de la décennie suivante, ce clivage s’est atténué, jusqu’à disparaître en bonne partie à partir de 1997, sous le gouvernement de Lionel Jospin. Voulant rompre avec le passé, ce dernier annonça d’emblée que la sécurité serait la seconde priorité de son action, après le chômage. Ce tournant symbolique fut justifié par deux arguments : 1/ la sécurité est un droit fondamental inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, 2/ « l’insécurité » touche massivement les classes populaires, celles-là même dont la gauche a pour mission de défendre les intérêts. Cinq ans plus tard, le résultat du premier tour des élections présidentielles a été dramatiquement contraire à l’effet recherché. Pour plusieurs raisons, dont l’une est précisément la manière dont les classes populaires ont voté, la gauche a été éliminée au profit de l’extrême droite. Et la droite revenue au pouvoir met désormais en application son programme policier et pénal dit d’« impunité zéro », à destination de ce que certains syndicats de police appellent depuis quelques années les « zones de non droit » ou encore la « dérive mafieuse des cités », mais visant aussi plus largement toute une série de problèmes sociaux traditionnels et de catégories spécifiques de citoyens (mendiants, gens du voyage, prostituées). A l’heure où les militants des droits de l’Homme se demandent comment résister aux aspects liberticides des politiques en cours, il n’est pas inutile de revenir quelques années en arrière, pour se demander si les tendances sécuritaires actuelles sont véritablement une rupture avec les politiques précédentes, et si non comment essayer de réfléchir autrement à cette question dite de « l’insécurité » pour de nouveau « faire société ».

Analyser l’échec du gouvernement Jospin

Le Premier ministre a réalisé une très mauvaise campagne électorale. Sa recherche d’un équilibre entre d’une part l’affirmation de fermeté pour plaire à une partie de l’opinion et échapper aux critiques de la droite, d’autre part le rappel tardif des quelques causes socio-économiques pour ne pas perdre une partie de l’électorat de gauche, s’est révélée peu crédible. Pire : la façon dont il a clairement cédé au premier des deux termes a été désastreuse. Les deux petites phrases confessant sa « naïveté » après cinq ans d’exercice du pouvoir (sur la relation entre chômage et délinquance, puis sur « l’insécurité » en général) seront sans doute longtemps citées dans les cours de rhétorique politique comme des exemples de ce qu’il ne faut surtout pas faire si l’on veut obtenir la confiance des électeurs. Mais s’il a cédé, c’est que la pression était très forte et qu’il n’avait pas de discours alternatif réellement structuré. 

La pression sécuritaire n’a en réalité cessé de s’accroître depuis 1997 et s’est encore accentué d’abord durant l’année 2000 et au début de l’année 2001 à l’occasion de la campagne pour les élections municipales, ensuite à partir de l’été 2001 et durant le dernier semestre 2001 sous la pression de divers acteurs (dont certains syndicats de police et certains pseudo « experts » de la délinquance) et avec de surcroît les attentats inattendus du 11 septembre aux États-Unis. Au point que le gouvernement Jospin a semblé paniquer au cours du dernier trimestre 2001. En témoignent notamment le vote précipité de la Loi sur la sécurité quotidienne et la reculade sur la loi renforçant la protection de la présomption d’innocence. Le terrain était alors bien préparé pour la campagne présidentielle du premier trimestre 2002. Une vague de fond portait une peur sur laquelle la droite et l’extrême droite ont aisément surfé. Le paradoxe est que le virage politique de fond inauguré en 1997 est en partie responsable de l’ampleur de cette vague. En voulant dépolitiser le thème de « l’insécurité », en voulant débarrasser la gauche de « l’angélisme », en insistant sur la « responsabilité individuelle » des auteurs d’actes de délinquance quel que soit leur âge, et allant jusqu’à qualifier d’« excuses sociologiques » les analyses sur les causes des délinquances juvéniles, en reléguant la politique de la Ville au profit d’une place de plus en plus centrale accordée au ministère de l’Intérieur, le gouvernement Jospin a en quelque sorte « fait sauter les digues » que constituaient des repères intellectuels classiques à gauche. Ce faisant, il a en réalité ouvert un boulevard à la surenchère sécuritaire et à sa mise en scène médiatique. Dès lors que tout le monde allait dans le même sens, les positions les plus extrêmes ont pu s’exprimer sans rencontrer de contradiction majeure. Outre les représentants des partis politiques de droite et d’extrême droite, on a entendu s’exprimer en ce sens des intellectuels (notamment ceux qui se définissent depuis quelques années comme des « Républicains » mettant en avant la « défense des institutions »), des marchands de sécurité (qui lorgnent sur le marché des Contrats Locaux de Sécurité) et des syndicats de police qui ont compris les conséquences de la posture adoptée par ce gouvernement, la place centrale qu’y tenait le ministère de l’Intérieur, la façon dont ils pouvaient utiliser les médias et enfin l’opportunité que constituait pour eux à la fois le climat de panique dans le débat public et le malaise réel de nombre de policiers de terrain confrontés à l’hostilité d’une partie de la population. 

Enfin, au delà des tendances politiques plus ou moins prononcées de telle ou telle chaîne de télévision, de radio ou de tel ou tel journal, il faut hélas constater que les médias se sont laissés d’autant plus facilement emporter dans cette surenchère qu’elle est d’une part bien adaptée à leur mode de présentation catastrophiste et sensationnaliste de la réalité, d’autre part économiquement rentable. 

Face à cette pression générale, l’équipe du candidat Jospin a sans doute paniqué d’autant plus qu’elle n’avait pas de discours alternatif réellement structuré. Il faut, pour le comprendre, revenir sur les grandes lignes de l’action gouvernementale conduite depuis 1997. 

Des actions institutionnelles trop classiques
et une erreur d’analyse centrale

Deux actions principales ont été décidées d’emblée mais doivent en réalité être situées dans le prolongement d’actions initiées par les gouvernements antérieurs. Il s’est agit d’abord d’assurer un dépistage et un traitement rapide des actes de petite délinquance (ce qui était déjà la volonté des gouvernements Balladur et Juppé). Pour se faire, le gouvernement a accentué et renforcé une mobilisation scolaire, policière et judiciaire, centrée sur les « zones sensibles ». On peut voir trois illustrations majeures de ce processus dans les plans de lutte contre « la violence à l’école », dans la poursuite et l’accentuation du traitement judiciaire accéléré de la petite délinquance juvénile et dans la poursuite du renforcement des effectifs et le durcissement des modes d’actions de la police dans ces quartiers. Ensuite, le gouvernement a voulu renforcer considérablement la territorialisation et le partenariat entre les pouvoirs publics. Pour ce faire, le dispositif central a été le Contrat Local de Sécurité (CLS) que plus de 800 villes ou communautés d’agglomération ont progressivement adopté et dont l’engouement ne se dément pas. Il est intéressant de remarquer également que toutes ces mesures visant à mieux repérer et traiter la petite délinquance et les incivilités ont naturellement augmenté l’activité des services de police et donc fait monter les chiffres qu’ils publient (voir l’article de B. Aubusson de Cavarlay dans ce dossier). 

À côté de cette politique de sécurité, le gouvernement Jospin a relégué au second plan, quand il n’a pas abandonné, certaines mesures répondant au programme de prévention sociale classique de la gauche. La politique de la Ville aura été tout au long de la période reléguée à l’arrière-plan de l’action et de la communication du gouvernement. Le Premier ministre n’affichera que très tardivement (en 2001) un intérêt pour les programmes de reconstruction urbaine. Certes enfin, en 1999, le ministère de l’Intérieur avait décidé la création de commissions départementales d’accès à la citoyenneté (CODAC) dans le but de lutter contre les discriminations et de « favoriser l’intégration des jeunes issus de l’immigration ». Mais ces dispositifs venus tardivement, mis en œuvre par les mêmes types d’acteurs que ceux assurant par ailleurs le traitement de la sécurité, bénéficiant d’une communication incomparablement moins importante, ne pouvaient avoir qu’un impact particulièrement limité. 

À côté de ces actions administratives, le gouvernement Jospin espérait que sa politique volontariste de réduction du chômage réduirait du même coup la délinquance. Ici se situe non pas une « naïveté » mais une grave erreur d’analyse. En effet, si la reprise de l’emploi a bien eu lieu, elle a profité essentiellement aux jeunes diplômés. Or, le problème qui est lié à celui de la délinquance est celui du chômage des jeunes sans diplôme ou avec seulement le niveau CAP-BEP. En moyenne, le taux de chômage des jeunes sans diplôme voisine avec les 50 % et dépasse même ce chiffre dans certains quartiers populaires. Ces jeunes sont de surcroît les premiers concernés par le développement des formes précaires d’emploi (CDD, intérim, apprentissage et emploi aidé) et du temps partiel subi. Globalement, la pauvreté a changé de nature au cours du dernier quart de siècle, elle touche aujourd’hui surtout les jeunes et se concentre dans ces zones dites « très sensibles ». Face à cette situation, la couverture maladie universelle est une avancée précieuse mais très ponctuelle. Fondamentalement, quelle place et quel avenir existent-ils pour ces jeunes pratiquement sans diplôme et pratiquement sans emploi que génère la société française depuis plus de vingt ans ? Le gouvernement Jospin n’a pas apporté de réponse à cette question majeure. 

Réhabiliter la prévention

Faute d’un bon diagnostic, refusant de prendre en compte certains problèmes de fond au profit d’une gestion institutionnelle finalement assez classique, la gauche gouvernementale n’a pas pu faire face au discours sécuritaire. Elle a oublié – ou choisi d’oublier pour traiter simplement l’urgence et la visibilité ? – que l’augmentation des désordres juvéniles n’est qu’un symptôme d’un certain nombre de dysfonctionnements ou de fragilisations sur le plan de l’insertion économique et sur celui des mécanismes de socialisation et de contrôle social précoce. De surcroît, ces fragilisations et ces dysfonctionnements ne concernent pas uniquement les milieux populaires sur lesquels se concentre cependant l’action publique (ce qui empêche de penser les délinquances dans les classes moyennes et supérieures et contribue à renforcer le stéréotype du jeune délinquant issu de l’immigration). La gauche gouvernementale a ainsi pu vérifier à ses dépens qu’une politique agissant fondamentalement sur la répression pénale prend les choses beaucoup trop tard, les traite de façon inégalitaire, et ne peut avoir en fin de compte qu’une efficacité très limitée. A moins bien sûr de pratiquer l’enfermement massif sur le modèle américain. Même si le fonctionnement des institutions pénales connaît lui aussi des dysfonctionnements importants et doit donc continuer à faire l’objet d’une action réformatrice, il faut donc commencer par se persuader que la réduction massive et durable du niveau de délinquance juvénile d’une société ne relève pas fondamentalement de l’action de la police et de la justice (ce qui ne signifie pas que cette dernière soit sans effet). L’action à engager sur le long terme doit aussi se penser en amont de l’intervention pénale. A côté de la question fondamentale de l’insertion économique évoquée tout à l’heure, la priorité est donc de repenser la prévention. Et avant de la repenser, il faut manifestement la revaloriser tant il est fréquent d’entendre des responsables politiques mettre en question son principe même. Imaginons un chef d’entreprise qui constaterait régulièrement des départs d’incendie dans ses entrepôts. Tout se passe aujourd’hui comme si la seule question qu’on lui conseille de se poser est : comment faire pour accélérer l’intervention des pompiers ? Est-il si difficile de comprendre qu’il serait plus efficace (et à terme incomparablement plus économique) de se demander plutôt : d’où viennent ces incendies, comment faire pour les stopper ? 

La famille, l’école, les copains et le quartier

La famille doit être l’objet des premières attentions. Or on s’inquiète bien peu de la persistance de problèmes classiques mais toujours aussi déterminants. De graves conflits parentaux peuvent s’y dérouler (accompagnés ou non de violence physique), une situation de grande pauvreté peut en perturber sérieusement la vie quotidienne, des difficultés particulières peuvent y bloquer certains apprentissages fondamentaux et perturber la vie sociale et le rapport aux institutions (rappelons que plus de 2 millions d’adultes ont des difficultés à parler, lire et écrire la langue française), des conditions et des horaires de travail très difficiles peuvent empêcher le suivi scolaire des enfants. 

La seconde étape fondamentale se joue à l’école. Cette étape ne se substitue pas à la précédente, elle s’y ajoute. La relation Famille-École est donc capitale. Toutes les études montrent que la réussite scolaire est liée à la façon dont la famille se comporte vis-à-vis de l’école et des apprentissages scolaires de l’enfant. C’est un des points clefs du débat qu’il faudrait relancer autrement qu’en stigmatisant les parents en difficulté dans les milieux populaires. En effet, tandis que certains parents sont inquiets ou déçus de l’école, beaucoup de personnels scolaires en sont venus eux-mêmes à stigmatiser les familles qui ont des difficultés en les accusant parfois même de « démission ». Il est donc urgent de reconsidérer ces rapports afin de les rendre plus solidaires, se renforçant mutuellement dans leur rôle éducatif. L’enjeu est de taille. Les situations d’échec, de frustration et parfois de déscolarisation sont autant de situations qui accroissent considérablement le risque de délinquance. La gauche ne semble pas en avoir véritablement pris conscience et ne semble pas comprendre que ces phénomènes sont liés pour partie à des contradictions inhérentes à un système scolaire qui, en fait de démocratisation (« 80 % d’une classe d’âge aura le bac »), gère surtout plus longtemps les enfants des milieux défavorisés, renforce la dévalorisation des filières moins réputées et déplace simplement le moment et les modalités de la sélection sans réduire d’un iota les inégalités sociales. Au cœur de ces questions, celle de la formation des enseignants et de la pédagogie à l’égard des enfants de milieux populaires demeure très insuffisamment pensée. 

Troisième élément : la socialisation assurée tout au long de l’enfance et de l’adolescence par les groupe de pairs. Imitation, initiation et apprentissage, entraînement, émulation, hiérarchisation… ce rôle est aujourd’hui assez mal connu (comme l’est du reste le rôle de la fratrie). Chacun peut constater qu’il est cependant très important à partir de la pré-adolescence. Chaque parent sait que son enfant peut être fortement influencé par ses pairs dans ses représentations, dans son langage, dans son comportement. Chaque enseignant sait que la dynamique des groupes de pairs contribue à la dynamique de sa classe et influe sur la réussite des uns et des autres. La questions des bonnes et des mauvaises « fréquentations » est classique. Face à cette situation, la question des modes de surveillance et de régulation des adolescents est donc également essentielle. Elle concerne certes les familles, mais tout autant les différents acteurs de l’institution scolaire ainsi que l’ensemble de la communauté locale (bailleurs sociaux, transporteurs publics, éducateurs de rue, organisations assurant le soutien scolaire, les loisirs, l’animation culturelle et sportive, etc.), y compris le secteur associatif privé, qui pourraient tous être impliqués dans les projets partenariaux. Mais, trop souvent, ces différents acteurs ne sont pas assez, voire pas du tout, coordonnés entre eux. La notion de « communauté éducative » est une belle notion, mais si peu mise en œuvre… 

Dire qu’il appartient aux adultes de surveiller les enfants, ce n’est pas céder quoi que ce soit au sécuritarisme ambiant. C’est constater que, dans toutes les sociétés, les turbulences sont le propre de la jeunesse et que, dans l’intérêt futur des enfants, il appartient aux adultes de les encadrer. L’idée qu’il est essentiel de remettre en cause est celle selon laquelle, pour lutter à la fois contre la délinquance et contre le « sentiment d’insécurité », il faut obliger la police et la justice à réprimer systématiquement les incivilités et la petite délinquance juvénile. A rebours de la mode actuelle, on pourrait se demander si cette politique ne produit pas davantage d’effets pervers que de résultats positifs. En effet, non seulement dix ans d’efforts institutionnels en ce sens n’ont pas entamé le fameux « sentiment d’insécurité », mais cette pression politique a pour résultat d’exacerber les tensions entre jeunes et policiers (voir l’article sur les violences policières) et d’obliger la justice à fonctionner dans l’urgence, à gérer des flux et à juger des comportements et non plus des personnalités, ce qui menace sérieusement l’efficacité des sanctions. Il semble urgent d’une part de revenir à une véritable analyse des causes de l’augmentation des incivilités et des petites délinquances juvéniles, d’autre part de renforcer considérablement, de coordonner et de professionnaliser réellement l’ensemble des mécanismes de prévention et d’animation de la vie des quartiers afin qu’ils canalisent mieux les désordres juvéniles. Et il faut peut-être surtout rappeler qu’il ne doit pas s’agir pour ces intervenants sociaux d’exercer simplement un contrôle des comportements (ce qui est aujourd’hui demandé à la plupart des médiateurs, éducateurs et autres « grands frères »), mais d’exercer pleinement une action éducative auprès des jeunes, c’est-à-dire de prévenir les comportements déviants en montrant l’importance des règles de vie en commun, et aussi d’accompagner les habitants (jeunes et adultes) qui le souhaitent dans des actions collectives vivant à améliorer la vie quotidienne dans les quartiers et à interpeller les institutions. En effet, le gouffre qui se creuse entre les habitants des quartiers défavorisés et les institutions est au cœur de problèmes actuels. Et plutôt que de ne voir ces habitants que comme des perturbateurs dans le fonctionnement routinisé des institutions locales (écoles, services de police, services sociaux, services municipaux, etc.), ces dernières feraient peut-être bien de se demander comment adapter leurs fonctionnements aux évolutions des populations qu’elles ont en charge et vis-à-vis desquelles il faut rappeler qu’elles ont avant tout une mission de service public. 

Sur tous ces aspects de la prévention, des expériences locales sont souvent des réussites, mais dont on ne parle jamais. C’est pourtant là que l’on devrait faire porter le débat. 

Redonner confiance et espoir à la jeunesse

La socialisation consiste aussi en l’intériorisation d’un certain nombre de normes morales, de modèles comportementaux, de valeurs et de représentations qui, certes, se vérifient dans les pratiques quotidiennes des différents acteurs évoqués ci-dessus, mais qui les transcendent par ailleurs. La communauté nationale ou transnationale, les identités régionales ou même locales, les constructions ethniques, les adhésions religieuses et politiques, certains métiers, sont autant de symboles collectifs porteurs de ces normes, de ces modèles comportementaux et de ces valeurs, et sont donc autant de supports d’identification. Mais ces supports peuvent favoriser des constructions positives ou négatives. De ce point de vue, on peut tout de même pointer au moins trois dysfonctionnements majeurs dans la société française actuelle, dont l’importance du point de vue de la délinquance est loin d’être négligeable. 

Évoquons d’abord la profonde perte de crédibilité des élites politiques qui gouvernent la société, le sentiment très partagé que le mensonge, la cupidité, l’égocentrisme et la loi du plus fort sont des lois générales dans ce milieu. Dès lors, si ces comportements sont la règle chez les puissants, pourquoi reprocher à des jeunes d’agir de la même façon ? Il n’est pas rare de l’entendre dire chez ces derniers. Ceci doit être un véritable enjeu de lutte pour des raisons morales fondamentales : parce que l’efficacité de l’action politique dépend aussi de la crédibilité générale de ceux qui la mettent en œuvre, et parce que le sentiment que la classe politique est toute entière corrompue désespère les classes populaires et donne des arguments tant aux délinquants qu’à l’extrême droite. Les adultes doivent être des exemples pour les enfants, ceux qui se hissent sur la scène publique plus encore que les autres. 

Parlons ensuite de notre omniprésente télévision. On s’émeut beaucoup depuis quelques années de la violence (physique et sexuelle) des films, sensée déterminer directement les représentations et les comportements des adolescents. Ce schéma est simpliste, car il n’échappe à personne que les films sont précisément des fictions. Mais tel n’est pas le cas de la publicité, des magazines, des émissions de « divertissement » et des multiples formes de « reality-show » qui envahissent de plus en plus le petit écran. Et l’on s’interroge bien peu sur l’image de la société qui est ainsi donnée aux enfants, en particulier par la valorisation incessante de la consommation, de l’apparence, de l’argent et des signes extérieurs de richesse. Dans une société qui leur répète tous les jours que « le bonheur c’est d’avoir » (comme dit le poète Alain Souchon) et que l’important c’est de paraître, faut-il s’étonner que tant d’adolescents volent des CD, des vêtements de marque, des téléphones portables et parfois des voitures ? 

Un troisième grand dysfonctionnement est la persistance et la diffusion au fil des dernières décennies, d’une profonde dévalorisation de la figure générale de l’immigré africain et surtout arabe. Au delà même des pratiques de discrimination qui peuvent se constater ici ou là (dans l’attitude de la police, sur le marché du travail, dans l’accès aux loisirs, parfois même de façon moins directe à l’école), il s’agit d’un problème de représentation générale, de reconnaissance symbolique, d’acceptation fondamentale, d’effacement de cette invisible barrière mentale entre « Eux » et « Nous ». Ce blocage persistant, entretenu plus ou moins implicitement dans le débat sur la sécurité, exerce également des effets importants sur la jeunesse concernée. Il tend à fragiliser sa construction psychologique de manière générale, il génère de très forts sentiments d’injustice et de victimation collective, il produit parfois en retour des attitudes de contre-stigmatisation (voire de contre-racisme) qui peuvent déculpabiliser certains comportements inciviles ou délinquants, voire même les encourager. Voilà un autre dysfonctionnement majeur contre lequel la gauche a progressivement cessé de se battre véritablement au fil des années 1990, ce qui est une grave erreur et une lourde responsabilité. Aucune déclaration anti-raciste, aucune manifestation contre l’extrême droite ne pourront jamais suffire à supprimer ce blocage. C’est d’une action revalorisante d’ensemble dont cette jeunesse a besoin, dont le droit de vote des étrangers hors CEE aux élections locales est à coup sûr un élément (qui contribuerait à revaloriser les parents) et dont la politique étrangère à l’égard du monde arabe (en particulier de la Palestine) fait également partie.


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 13:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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