[283]
Ivo Rens et Jacques Grinevald (1975)
“Réflexions sur
le catastrophisme actuel”.
Un article publié dans l'ouvrage collectif sous la direction de Louis Binz, Alain Dufour, Bernard Lescaze et Luigi Firpo, Pour une histoire qualitative. Études offertes à Sven Stelling-Michaud, pp. 283-321. Genève : Les Presses universitaires romandes, 1975, 342 pp.
- Introduction
-
- Empirie
- Epistème
- Idéologie
-
- Conclusion
Introduction
Issue de l'aventure spirituelle de l'Europe telle que l'interprétèrent le siècle des Lumières, l'idéologie libérale puis la plupart des doctrines socialistes, la foi au progrès s'est imposée au monde à la faveur de la puissance économique et politique que l'essor prodigieux des sciences et des techniques valut à la civilisation faustienne de l'Occident en lui permettant une domestication croissante de la nature. Sociologiquement, c'est à la classe bourgeoise des pays occidentaux que revient ce mérite dans le cadre du rôle révolutionnaire sans précédent qu'il lui fut donné de jouer dans l'histoire comme Marx et Engels l'ont célébré lyriquement dès les premières pages de leur Manifeste. Dès lors, quoi d'étonnant à ce que l'ébranlement de l'ordre international mis en place par l'Occident et sa classe bourgeoise se traduise par leur désenchantement envers le progrès ?
Telle est la question-réponse que l'intellectuel « progressiste » contemporain ne peut pas ne pas poser devant la montée actuelle du thème « catastrophiste » non seulement dans la pensée politique, mais aussi dans les milieux scientifiques, dans la littérature, dans la production cinématographique et plus généralement dans l'opinion publique des pays occidentaux. Pourtant une saine méthode exige que nous nous défiions des grilles herméneutiques doctrinales car l'histoire révèle qu'elles sont parfois aussi trompeuses que rassurantes. C'est pourquoi nous nous proposons d'étudier la genèse et les justifications du catastrophisme actuel avant de revenir sur la question-réponse susmentionnée.
Tout d'abord, qu'entend-on par catastrophisme ? Ce terme paraît ne s'être insinué puis imposé que récemment dans le langage politique, pour désigner toute conjecture d'une ou de plusieurs radicales discontinuités à venir dans l'évolution de l'espèce humaine confinant ou aboutissant à la disparition de cette dernière. Si son acception politique est essentiellement [284] prospective, le catastrophisme n'en est pas moins appliqué au passé lointain dans les sciences de la terre où il désigne traditionnellement les théories qui, à l'encontre de l'actualisme ou de l'uniformitarisme, visent à expliquer l'ordre géologique existant par l'intervention de causes aujourd'hui disparues, c'est-à-dire par de grands cataclysmes tectoniques [1]. Dans le domaine idéologique aussi, ce terme s'applique à des prévisions non seulement contemporaines mais encore passées, car il traduit en réalité une attitude psychologique archaïque, peut-être même un archétype de la pensée. Toutefois ses justifications et significations ont changé du tout au tout au cours des temps.
En effet, le catastrophisme apparaît dès l'histoire ancienne comme une représentation compensatoire paradoxale visant à intégrer un malheur subi ou appréhendé dans un malheur plus grand encore, voire radical, mais assorti, le plus souvent, du salut des « justes », de la « nation élue » ou de la « Cité de Dieu » dans une perspective millénariste. Ordonné au paradigme de la « fin du monde » ou de la « mort de l'humanité », il ressortit, comme toute eschatologie, au domaine du mythe ou de la religion. Mais. de nos jours, et à la différence des eschatologies traditionnelles, le catastrophisme parle le langage des sciences expérimentales et il connote une vision essentiellement pessimiste ou tragique de la condition humaine en raison du recul général des croyances en l'« au-delà » consécutif à la « mort de Dieu ». C'est sur cette novation caractéristique du catastrophisme moderne qu'insiste le prix Nobel A. Szent György lorsqu'il écrit : « À travers les âges, le souci capital de l'homme a été celui de la vie après la mort. Aujourd'hui, pour la première fois, nous nous trouvons acculés à nous poser la question de savoir s'il y aura encore une vie avant la mort » [2]. On ne saurait contester plus catégoriquement l'un des postulats de la pensée historique classique telle qu'elle est encore exprimée par Raymond Aron en 1948 lorsqu'il affirme avec, semble-t-il, une tranquille assurance : « Seule l'espèce humaine est engagée dans une aventure dont le but n'est pas la mort, mais la réalisation d'elle-même. » [3]. Toutefois, même lorsqu'il se fonde sur des argumentations scientifiques, le catastrophisme actuel n'est jamais intégralement scientifique dans la mesure où nulle prospective ne peut l'être, dominée qu'elle est nécessairement par ce que Bertrand de Jouvenel s'inspirant de Heisenberg appelle le principe d'incertitude : toute connaissance que nous [285] pouvons acquérir sur l'avenir est susceptible de le modifier [4]. Il n'en projette pas moins sur la condition humaine d'inquiétantes lumières comme nous le montrerons dans les pages qui viennent avant de tenter d'en apprécier les fondements épistémologiques et les fonctions idéologiques.
Empirie
Contrairement à une opinion superficielle mais répandue, la prise de conscience des dangers inhérents au progrès, au développement ou à la croissance, n'est pas postérieure mais bien antérieure à la crise du pétrole déclenchée lors du conflit israélo-arabe d'octobre 1973.
Après la période de la guerre froide qui fut aussi celle de la reconstruction, les années 60 paraissent devoir marquer l'apogée d'une certaine foi optimiste dans la science et la technologie que nous percevons déjà a posteriori comme une réédition de la Belle époque de l'Occident.
Certes, dès les XVIlle et XIXe siècles, des penseurs isolés avaient osé mettre en doute le nouveau dogme du progrès indéfini. Rousseau, avec son Discours sur les sciences et les arts, en 1749, et Malthus avec son Essai sur le principe de population, en 1798, figurent parmi les précurseurs du catastrophisme contemporain. Il faut également compter parmi eux. au début du siècle dernier, Schopenhauer, dont la philosophie pessimiste aboutit à la négation du « vouloir vivre » et, quelques décennies plus tard, le penseur franco-belge Colins dont le discours, typiquement alternativiste, prévoit que l'humanité périra dans un désordre croissant générateur de conflits toujours plus sanglants, à moins qu'elle ne s'unisse sous le signe du « socialisme rationnel » [5]. À ces noms il convient d'ajouter au début du XXe siècle, celui de l'historien américain Henry Adams que nous retrouverons plus loin, ceux de Sorel, de Paul Valéry, de Sigmund Freud. d'Oswald Spengler, d'Arnold Toynbee, de Guénon et de plusieurs autres. Mais ce n'est qu'après l'explosion atomique d'Hiroshima le 6 août 1945 qu'apparaît le catrastophisme actuel. Dans un premier temps son argumentation est essentiellement politico-militaire, mais son impact populaire est réduit. Dans un deuxième temps, dès les années 60, l'argumentation démographique prend obscurément le relais, bientôt rejointe par une argumentation écologique qui fait une « percée » spectaculaire dans l'opinion publique nord-américaine et européenne, [286] amorçant les premières tentatives scientifiques de prospective globale dont les plus connues sont celles préparées sous l'égide du Club de Rome. Nous aborderons successivement ces différentes argumentations non sans rappeler au préalable qu'elles ne sauraient rendre compte de l'ensemble du phénomène idéologique que constitue le catastrophisme tel que l'expriment aussi d'innombrables oeuvres littéraires et cinématographiques de science-fiction [6].
Il semble bien que l'origine de l'argumentation catastrophiste politico-militaire soit double. D'une part, des scientifiques, dont certains avaient été associés à la préparation de l'arme atomique américaine, furent saisis d'épouvante devant l'application militaire qui en avait été faite et plus encore devant la perspective d'un futur holocauste nucléaire de l'humanité. D'autre part, des publicistes méditant sur les deux guerres mondiales et la signification historique de l'avènement d'une première arme de destruction massive envisagèrent comme une possibilité sinon une probabilité le « suicide » prochain de l'humanité, expression d'ailleurs impropre car elle implique une décision délibérée dont rien n'indique qu'elle soit un jour le fait de l'espèce dans son ensemble. Parmi les scientifiques à l'origine de cette argumentation, Einstein tient une place prééminente en raison de la lettre qu'il adressa le 2 août 1939 au président Roosevelt à l'instigation de deux autres physiciens émigrés aux États-Unis, le Hongrois Szilard et l'Italien Fermi. Cette lettre, on le sait, fut à l'origine de la première planification scientifico-militaire, entrée dans l'histoire sous le nom prometteur de « projet Manhattan », qui conduisit en fait à Hiroshima. Or, l'ironie du sort veut qu'Einstein était un pacifiste convaincu dont le mobile essentiel paraît bien avoir été de donner aux alliés un moyen de dissuasion non point envers le Japon mais envers l'Allemagne hitlérienne dont il craignait - à tort, comme il le reconnut plus tard - qu'elle ne fabriquât la première l'arme atomique. Sa crise de conscience subséquente est assez connue pour qu'il soit superflu d'en parler ici [7]. Souvent plus conséquents et plus actifs qu'Einstein, Oppenheimer, Linus Pauling, Max Born et surtout Bertrand Russell [287] lancèrent diverses initiatives, dont celle qui en 1955 aboutit à la constitution du mouvement Pugwash, sensibilisant les milieux scientifiques et l'opinion publique aux dangers que l'existence même des armes nucléaires faisait courir à l'humanité [8]. Certes, en 1963, les principales puissances atomiques d'alors conclurent un « traité portant interdiction des expériences des armes nucléaires dans l'atmosphère, dans l'espace extra-atmosphérique et sous l'eau ». Toutefois, comme l'affirme un spécialiste [9]. ce traité n'empêche nullement la prolifération horizontale et verticale des armes nucléaires. Il est donc permis de se demander si le principal résultat d'un tel accord partiel n'a pas été de démobiliser dangereusement l'opinion publique.
Parmi les innombrables publicistes qui développèrent une argumentation politico-militaire catastrophiste l'un des plus vigoureux est probablement le socialiste belge Henri de Man, dont les ouvrages Au delà du nationalisme, en 1946, et surtout L'ère des masses et le déclin de la civilisation, en 1951, développent un thème catastrophiste alternativiste, l'humanité devant, selon lui, choisir à brève échéance, « entre la mort et la mutation », cette dernière postulant la constitution d'un Gouvernement mondial seul détenteur de l'arme nucléaire [10]. En retrait par rapport à de Man quant aux exigences de la mutation éventuelle de l'espèce, le philosophe allemand Karl Jaspers n'en affirme pas moins avec la même force dans son ouvrage de 1958 sur La bombe atomique et l'avenir de l'homme que « la seule certitude définitive c'est la menace d'un anéantissement total » [11]. Toutefois, malgré l'agrandissement du club atomique et l'intervention du « progrès » thermo-nucléaire, le « stratégiste » américain de la Rand Corporation Herman Kahn devait contester dans son livre célèbre On thermonuclear War, paru en 1961, l'identification de la guerre thermo-nucléaire et de la fin du monde. C'est contre la démarche intellectuelle des « stratégistes » que s'élève violemment Anatol Rapaport dans son livre de 1964 Strategy and Conscience : « Est-ce par déformation professionnelle - écrit-il - que les « stratégistes » restent aveugles à ce [288] qu'il y a d'effrayant dans le fait de participer activement et, comme ils le disent, de manière « créative », à un « jeu » dont l'objectif et le résultat est la mort de millions et de millions d'hommes innocents ? D'ailleurs, la guerre thermo-nucléaire n'est pas un désastre naturel. C'est une opération qui est actuellement planifiée et préparée avec soin, et qui plus est, par les stratégistes eux-mêmes. ». Que cette planification monstrueuse, héritière lointaine du projet Manhattan, soit actuellement en place dans toutes les grandes puissances et probablement dans quelques autres, tel est le thème central de l'ouvrage fondamental du Britannique Robin Clarke, La course à la mort [12], paru en 1972 en français, dont on s'étonne qu'il soit passé presque inaperçu. Au terme d'une analyse remarquablement documentée de quelques-unes des principales aventures technologiques de notre époque, l'auteur parvient à la constatation que presque partout le « complexe militaro-industriel » - pour reprendre l'expression suggestive lancée en 1961 par le président Eisenhower, lors de son discours d'adieu à la Maison Blanche - utilise, exploite ou asservit la science, non seulement dans les secteurs réputés stratégiques, mais encore dans des domaines apparemment aussi inoffensifs que la vie des poissons ou... la recherche sur la paix. Les mots magiques de « sécurité » ou de « défense nationale » ont justifié une militarisation croissante du monde et tout indique que la multiplication inéluctable des puissances détentrices d'armes de destruction massive, atomiques ou non, accroîtra dangereusement dans les années à venir l'insécurité réelle de l'humanité. Cette dernière est-elle donc vouée à l'autodestruction ? Dans un article intitulé « What we must do » publié par la revue Science le 28 novembre 1968, le Dr. John Platt, Directeur adjoint de l'Institut de santé mentale de l'Université du Michigan, avait préconisé la mobilisation de la science au service de la paix pour conjurer le risque d'un anéantissement de l'humanité ensuite d'une guerre nucléaire, chimique ou biologique. Au retour de son exploration vertigineuse parmi les « mégamorts » des guerres à venir, Robin Clarke paraît nettement sceptique sur les chances d'un tel programme. L'humanité veut-elle survivre ? - se demande-t-il. Les dirigeants ont-ils assez d'imagination et de courage pour lui imposer les nécessaires mutations ? Et d'ailleurs, la technologie, pour ne pas parler de la science actuelle, est-elle utilisable pour ce faire ? Il en doute. « La technologie, en effet - écrit-il en conclusion de son ouvrage - n'est peut-être pas la bonne solution si elle comporte, en tant que technologie et inscrite dans son propre développement, [289] une violence structurelle qui fera finalement tout éclater. Or, c'est une hypothèse qui semble de plus en plus se confirmer » [13].
L'argumentation catastrophiste des démographes possède sa spécificité historique et surtout scientifique. Si la démographie n'est pas devenue une « suite de théorèmes... analogue à ce qu'on voit en géométrie », pour reprendre l'expression de Landry [14], son haut degré de formalisation mathématique lui confère néanmoins une rigueur analytique et une capacité prévisionnelle plus considérables que celles de toute autre science sociale. C'est la raison pour laquelle les philosophes de l'évolution et les explorateurs de l'avenir que sont prospectivistes et futurologues tentent aujourd'hui de s'appuyer toujours plus sur cette discipline. Il est d'autant plus frappant de constater combien jusqu'à une date récente les plus connus des démographes européens sont restés timorés dans leurs prévisions à l'échelle mondiale. Ainsi, en 1945, dans l'ouvrage que nous avons déjà cité, Adolphe Landry mettait-il sur le même pied les dangers de dépopulation et de surpeuplement et, en 1954, Alfred Sauvy écrivait-il encore : « Il n'existe pas plus, pour le moment, de problème de population mondiale que de budget mondial » [15]. Pourtant, outre-Atlantique, dès 1948 William Vogt [16] lançait un cri d'alarme, suivi par Karl Sax en 1955 [17] puis, dans la France de 1958, par Gaston Bouthoul dont l'ouvrage intitulé La surpopulation dans le monde [18] fait le lien entre l'argumentation politico-militaire et l'argumentation démographique. À l'en croire, en effet, l'écart croissant entre la progression de la population mondiale et celle de la production alimentaire acculerait l'humanité à choisir entre le contrôle immédiat et l'« infanticide différé » [19] qu'est la guerre. C'est davantage sur les famines que sur les guerres à venir qu'insistent René Dumont et Bernard Rosier en 1966 dans Nous allons vers la famine, Georg Borgstrom en 1967 dans The Hungry Planet et Paul Ehrlich en 1968 dans La Bombe P. 7 milliards d'individus en l'an 2000 [20], pour ne citer que quelques ouvrages parmi les plus importants. Enfin, dès le début de la présente décennie, [290] l'argumentation démographique a été reprise dans une perspective écologique qu'illustrent notamment en 1970 Paul et Anne Ehrlich dans Population - Ressources - Environnement et Gordon Rattray Taylor dans Le jugement dernier [21], en 1972 Meadows et consorts dans un premier Rapport au Club de Rome sur « les limites à la croissance » paru en français sous le titre contesté de Halte à la croissance, en 1973 Konrad Lorenz dont Les huit péchés capitaux de notre civilisation, pour ne citer une fois encore que quelques titres parmi les plus marquants. À ces « classiques », du catastrophisme écologique, il convient d'ajouter l'article de l'économiste américain Robert L. Heilbronner intitulé « The Human Prospects. publié dans The New York Review of Books du 24 janvier 1974, le deuxième rapport au Club de Rome dû à M. Mesarovic et E. Pestel et publié en français sous le titre de Stratégie pour demain [22] et l'essai du Français Meyer sur la dynamique de l'évolution intitulé La surchauffe de la croissance, paru, comme le précédent, en 1974, car le catastrophisme de ces trois écrits nous semble particulièrement intéressant, même au niveau de l'argumentation démographique.
La nouveauté du Rapport Meadows fut d'étudier le comportement d'un modèle de l'écosystème mondial dans l'hypothèse où des cinq tendances fondamentales qui sont d'intérêt universel » - l'industrialisation accélérée, la croissance rapide de la population, la très large étendue de la malnutrition, l'épuisement des ressources naturelles non renouvelables, et la dégradation de l'environnement - devaient poursuivre la croissance exponentielle qui caractérise leur évolution. Souvent mal comprise - notamment par les plus bouillants propagandistes de la croissance zéro - et plus souvent encore critiquée comme indûment pessimiste par conservateurs et « progressistes », la conclusion essentielle de ce document à savoir l'effondrement général de l'écosystème mondial dans le courant du siècle prochain a été corrigée dans un sens jugé hâtivement lénifiant par le Rapport Mesarovic-Pestel. Celui-ci démontre, en effet, que si la croissance actuelle se poursuivait, ce n'est pas tant l'effondrement brutal de l'écosystème mondial qui constituerait le risque immédiat, mais bien plutôt dm catastrophes à l'échelon régional qui se produiront « peut-être bien avant le milieu du siècle prochain ». mettant fatalement en cause à plus ou moins long terme la survie de l'humanité. Les tragédies du Sahel et du Bongla Desh, dès longtemps prévues et annoncées par un René Dumont. permettent de se faire une idée de ces catastrophes régionales à venir.
Bien que ne disposant pas des mêmes ressources en collaborateurs et en ordinateurs que Mesarovic et Pestel, Robert L. Heilbronner est parvenu [291] dans l'article susmentionné, à des pronostics semblables aux leurs, à cette réserve près qu'il les a combinés avec le paramètre « diffusion des armes nucléaires » que les Rapports au Club de Rome se sont abstenus d'intégrer. Aussi conclut-il à l'avènement vraisemblable d'un nouveau type de relations internationales, le terrorisme nucléaire, par lequel certains États « prolétaires » détenteurs d'une arme atomique, acculés au désespoir par la surpopulation, s'efforceraient d'extorquer des nations pourvues, à titre de rinçons, de vastes transferts de richesses. Quel que soit le degré de probabilité de tels scénarios qui paraissent empruntés aux plus cauchemardesques anticipations de la politique-fiction, leur énoncé par un auteur aussi pondéré que Heilbronner démontre que les Rapports au Club de Rome sont loin d'être aussi catastrophistes que certains ont voulu le faire accroire.
Par une tout autre voie, c'est à la même conclusion que nous conduit François Meyer dans le curieux livre que nous avons déjà cité et dans lequel il ne fait d'ailleurs que développer, en les perfectionnant, quelques-unes des thèses exposées par lui dans un ouvrage publié dès 1954 et qui aurait mérité un sort meilleur que l'indifférence avec laquelle il paraît avoir été accueilli [23]. Constatant un « retard systématique de prévision » dans les statistiques des Nations Unies relativement à la population mondiale, cet auteur aboutit à la conviction que la courbe de croissance démographique de l'humanité n'est nullement exponentielle, mais sur-exponentielle et quasiment hyperbolique, confinant à l'asymptote vers l'an 2025. « La dynamique démographique qui, estime-t-il, a son origine bien au-delà de ces 300 années, puisqu'elle plonge ses racines dans la préhistoire de l'espèce, porte en elle une pente paradoxale qui la précipite vers une limite mathématique qui est aussi la limite absolue de toute possibilité physique : l'espace nul. En 50 ans... C'est dire que la dynamique millénaire de suraccélération conduit brusquement le système à l'échéance antithétique d'une surdécélération drastique, et cela en situation d'extrême urgence. Deux conséquences en découlent. C'est d'abord que la masse humaine, dans sa démographie, va subir les effets d'un coup de frein violent. un bouleversement qui n'est rien d'autre que l'inversement radical du sens de toute son histoire. C'est ensuite que ce bouleversement ne se situe pas dans un avenir indéfini qui laisserait tout loisir à la réflexion et à la controverse académique, mais dans le très petit nombre de dizaines d'années qui s'annoncent. Le diagnostic d'urgence fait place au diagnostic d'imminence » [24]. Aussi bien, selon cet auteur, l'humanité vit-elle actuellement [292] les dernières années où l'alternative lui soit offerte entre une régulation contrôlée et la catastrophe.
L'écologie s'est muée en préoccupation politique lorsque, vers 1970, diverses voix autorisées, particulièrement celles de biologistes et d'agronomes, ont réussi à attirer l'attention de l'opinion publique sur la rupture menaçant les grands équilibres naturels infiniment complexes qui conditionnent notre existence et celle de la biosphère. À première vue, ce qui surprend le politologue c'est la rapidité avec laquelle cette préoccupation s'est imposée à l'opinion publique occidentale et, par contrecoup, aux instances politiques de certains pays qui sont allés jusqu'à nommer un ministre de l'environnement ! La raison en est sans doute que tout citoyen d'un pays industrialisé est à même de mesurer par lui-même, en observant son cadre de vie habituel pendant quelques années, la progression de la pollution et des autres dommages infligés à son environnement. La raison en est peut-être aussi que si la lutte contre la pollution menaçait bien certaines industries elle paraissait offrir à beaucoup d'autres l'exutoire inattendu et prometteur du développement de nouvelles technologies anti-pollution ! Toutefois, dans son principe même, la préoccupation écologique demeure essentiellement subversive et catastrophiste pour la raison nécessaire et suffisante qu'elle a d'ores et déjà sensibilisé une frange appréciable de l'opinion publique occidentale à cette vérité élémentaire qu'une croissance matérielle indéfinie dans un monde fini est un non-sens.
Rappelons les principales étapes de cette prise de conscience. Bien que l'idée de pénurie soit aussi vieille que l'économie politique sinon que la condition humaine, c'est probablement à F. Osborn que revient le mérite d'avoir renouvelé cette problématique dans son ouvrage « historique » La planète au pillage, dont l'édition anglaise date de 1948. Quant au problème de la pollution, il semble bien n'avoir été posé qu'au cours de la dernière décennie dans des ouvrages tels que ceux de Rachel L. Carson : Silent Spring (Printemps silencieux) paru en 1962, de Barry Commoner : Science and Survival (Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?) paru en 1963 et de Frank Graham : Disaster by Default : Politics and Water Pollution, publié en 1966. Aussi bien, la littérature écologique contemporaine dont nous avons cité plus haut quelques titres parmi les plus représentatifs. nous paraît-elle comporter au moins trois innovations importantes par rapport à ce genre d'enquêtes : En premier lieu, elle s'efforce de tenir compte de l'effet cumulatif des différents paramètres de l'évolution : en second lieu, elle tend à en privilégier deux, la démographie. pour des raisons que nous avons déjà énoncées, et l'énergie, pour des raisons que nous exposerons ; en troisième lieu, elle est tout entière tendue vers la recherche de réponses globales aux défis lancés à l'humanité. D'où la politisation rapide de l'écologie. C'est ce qu'atteste la publication, avec [293] l'aval des plus grands noms de la science anglaise dont cinq prix Nobel, par le mensuel britannique The Ecologist, en janvier 1972, du premier programme politique national essentiellement fondé sur l'écologie A Blueprint for Survival, (Changer ou disparaître) ; c'est ce qu'attestent aussi les controverses passionnées suscitées par le Rapport Meadows et les prises de position de Sicco Mansholt en 1972 ainsi que l'apparition avec René Dumont [25] d'un candidat écologiste, dans la campagne présidentielle française de 1974.
Pour présenter l'essentiel de l'argumentation du catastrophisme écologique, nous pouvons, à l'instar de l'oeuvre de vulgarisation militante du biologiste Philippe Lebreton [26], centrer l'analyse sur le concept d'énergie. Ce faisant, nous troquons le paradigme mécaniste de l'équilibre contre un paradigme thermo-dynamique de l'irréversibilité.
En effet, avant la Révolution industrielle, le paradigme de l'équilibre n'était pas anachronique ; les sociétés dites traditionnelles, voire primitives, utilisaient essentiellement les formes actuelles de l'énergie cosmique, d'où, semble-t-il, les mythologies du temps cyclique, de l'éternel retour. Avec l'utilisation des formes fossilisées de ce flux énergétique, dans les machines thermodynamiques, la « machine économique » tira sa puissance motrice et sa croissance, non plus du flux solaire inépuisable à l'échelle humaine, mais du stock de combustibles assurément limité que légua à l'homme l'évolution géologique. L'extraordinaire augmentation - très récente dans l'histoire humaine - de l'extraction de ces combustibles issus des formations géologiques multimillénaires se fait à un rythme si accéléré que le vieux problème de la rareté redevient, à terme, celui de la pénurie.
Il serait illusoire de penser que cette analyse se borne à la « machine industrielle » proprement dite. Dans la mesure où la révolution scientifico-industrielle des XIXe et XXe siècles a également transformé les modes de productions agricoles [27], l'analyse énergétique embrasse tout autant. et même avec davantage de pertinence, la production agricole. Là encore. l'économie politique classique et néo-classique se trouve radicalement contestée. Philippe Lebreton rappelle aux économistes. en l'occurrence à Jean Fourastié, spécialiste et apologiste du rendement assimilé à la (294) productivité, que le concept de rendement désigne d'abord un bilan énergétique [28]. Or, ce bilan, l'économie théorique l'ignore puisqu'elle ne s'intéresse qu'au profit de l'entreprise, voire du système économique, défini en termes de travail et de capital.
Comme d'autres écologistes [29], Lebreton attire l'attention sur le véritable paradoxe de l'agriculture moderne » à savoir que « son rendement décroît sans cesse », « On appelle rendement, au sens scientifique de ce terme, le rapport existant entre l'énergie que produit un système et l'énergie qui lui est nécessaire pour arriver à ce résultat. Si les « rendements » agricoles (au sens inexact de ce terme) ont été multipliés par 5 (de 15 à 75 quintaux de blé à l'hectare, par exemple), cela a été au prix d'un investissement énergétique qui représente sans doute 10 ou 20 fois l'énergie solaire (et musculaire) utilisée par l'agriculteur d'hier. Pour un écologiste. pour un thermodynamicien, le rendement agricole a donc été divisé par 2 ou 4 en un siècle. C'est le signe d'une distorsion entre nature et technique qui ne pourra indéfiniment se poursuivre ; c'est un des aspects de l'entropie » [30].
On comprend dès lors facilement que toutes les « révolutions vertes » [31] ne soient plus regardées par les écologistes comme de vraies révolutions. C'est l'ensemble du système de production, c'est-à-dire y compris la technologie, qui doit retrouver, sous peine d'effondrement, l'axe d'une « croissance organique », comme le déclare le second rapport pour le Club de Rome. Pour les écologistes comme Lebreton, une telle orientation. radicalement différente de la course actuelle aux hautes énergies, est plus qu'un choix technologique : il s'agit d'une option politique en faveur de « sociétés à bas profil énergétique ». G. Rattray Taylor les appelle dans son dernier livre « sociétés paraprimitives » [32]. Ainsi donc le catastrophisme contemporain conduit-il écologistes et futurologues à redécouvrir les vertus des sociétés traditionnelles dont notre civilisation faustienne avait précipité la chute. Mais l'anthropologie, que Lévi-Strauss propose d'écrire [295] « entropologie » [33] les renvoie volontiers à un catastrophisme plus pessimiste interprétant tout l'effort de l'homme au cours de son évolution comme « travaillant à la désagrégation d'un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive ». [34]
C'est à François Meyer, que nous avons déjà cité et dont nous analysons plus bas la courbe de croissance technologique, que revient le mérite d'avoir donné au catastrophisme sa formulation la plus radicale sinon la plus convaincante, voici vingt ans déjà. Considérant que le problème des origines est épistémologiquement insoluble et que seule la fin. représentée sur les courbes d'évolution par l'asymptote est signifiante, il a systématisé la notion d'inversion du temps proposée par L. Fantappie dès 1944 [35]. Cette opération, dont il déclare qu'elle « apparaît d'elle-même comme conséquence nécessaire de considérations théoriques rigoureuses », consiste à remplacer sur les courbes d'évolution l'origine incertaine par la fin prévisible, ce qui impose un temps compté dans le sens négatif... [36] somme toute un compte à rebours !
Epistème
Dans son introduction à « la prospective », André-Clément Découflé insiste très justement sur les préalables épistémologiques de toute cognition aux prises avec le devenir historique. Ce faisant, il souligne le manque de fondements théoriques de nombreuses analyses prévisionnelles.
Rappelant les limites des méthodes de la « prévision technologique » [37] et les déboires d'une futurologie dont le versant optimiste est illustré par H. Kahn et A.J. Wiener [38], Découflé, qui annonce par ailleurs un ouvrage intitulé L'an 2000 : une anti-histoire de la fin du monde, a raison de [296] prévenir que « le discours de la durée ne s'improvise pas » [39]. Néanmoins, tout en mettant en garde contre les pièges de l'ethnocentrisme [40], Découflé ne nous paraît pas désigner le véritable territoire épistémologique où ce discours prospectif pourrait trouver un fondement acceptable [41].
Pour ce faire, comme le déclarent les écologistes, il faut abandonner le clivage mécaniste entre Société et Nature. Il faut opérer, dit Edgar Morin « la soudure épistémologique » [42] entre les sciences de l'homme et les sciences de la nature. C'est bien la découverte que nous sommes une « société contre nature » [43], au sens biologique du terme, qui constitue sociologiquement l'idée générative de la prise de conscience écologique. On peut certes y voir quelque nostalgie naturaliste -retour du refoulé ? mythe des origines ? - mais c'est bien en face des signes tangibles de la dégradation de son environnement que l'homme s'inquiète d'une mort qui évoque celle d'une population de lemmings en proie à une folie collective. Selon les experts de la statistique économique, il convient de mettre en question la croissance [44]. Mais faute de savoir préciser en quoi consiste le moteur de cette croissance, les controverses des économistes demeurent des querelles d'écoles [45]. La raison en est que ce débat, comme plusieurs autres, ne comporte pas d'issue tant qu'il reste confiné à une discipline isolée et qui plus est, à la science économique dont les cadres conceptuels sont actuellement contestés. L'historien des idées politiques et des systèmes de pensée peut sans doute apporter sa contribution à la nécessaire critique épistémologique du discours prospectif en effectuant les remontées historico-critiques qui transgressent les frontières disciplinaires et mettent au jour les interférences, lesquelles constituent, comme le montre l'épistémologue [297] Michel Serres, les inter-références de toute encyclopédie [46].
Cette nécessité de remonter aux origines théoriques de notre savoir découle de la situation historique du système actuel des sciences occidentales, puisque aussi bien, comme le révèle une série déjà impressionnante de travaux conjuguant l'analyse sociologique, la critique épistémologique et l'histoire des sciences, ce système épistémique est solidaire de la dynamique de la société industrielle [47]. C'est sans doute l'une des raisons qui expliquent le catastrophisme de maints scientifiques. Nous avons déjà noté qu'au coeur de la problématique catastrophiste développée dans les milieux scientifiques occidentaux se situait la notion moderne de progrès. C'était à Godwin et à Condorcet que s'en prenait déjà Malthus, et, plus récemment, c'est à cette notion de progrès que le père de la cybernétique, Norbert Wiener, après d'autres auteurs moins connus, opposait la notion d'entropie [48]. Sociologiquement, la science moderne. que Bachelard qualifia de « phénoméno-technique », est liée aux forces productives [49]. On ne peut séparer l'histoire des sciences de l'histoire des techniques, de l'histoire économique, donc de l'histoire sociale et politique. Cette situation ne saurait rester sans conséquences épistémologiques. Or. dans les idéologies de la Révolution industrielle, les forces productives n'ont pas de bornes. Les disciples d'Adam Smith et de Ricardo, de Saint-Simon et de Bentham, d'Auguste Comte et de Stuart Mill, de Marx et d'Engels, négligèrent d'opérer pour le monde sublunaire la « révolution copernicienne » : dans leurs systèmes du monde industriel, l'homme resta au centre, « maître et possesseur de la nature » (Descartes). L'avancement des sciences devait se conjuguer avec le développement indéfini. des forces productives. Comme l'avait annoncé le chancelier Bacon : knowledge is power. La croissance et l'expansion du système industriel supposaient une certaine philosophie de l'histoire, du progrès, du développement. La critique épistémologique actuelle découvre que cette philosophie reposait sur un malentendu.
La vision « progressiste », dans son manichéisme idéologique et son épistémologie mécaniste, consacra en fait une rupture. L'augmentation cumulative de toutes les quantités induites par le système industriel, occulta le substrat biologique, et donc énergétique, du processus [298] économique. L'impact de l'homo oeconomicus, extraordinaire avec la production industrielle, fut supposé indifférent, négligeable, réversible. Or, l'énormité de cet impact est un phénomène extrêmement récent à l'échelle de l'évolution biologique ; et pourtant l'exploitation des ressources naturelles non-renouvelables, caractéristique du système de la production industrielle, se mesure désormais à l'échelle géologique. Assimilée à l'histoire du progrès, voire de façon ethnocentrique à celle de la civilisation, la prétendue « maîtrise de la nature » se révèle, assez brutalement aujourd'hui, comme une destruction de la nature et des sociétés qui avaient eu la faiblesse de rester pour ainsi dire à l'état de nature. L'écologie révèle les illusions comptables de l'économie industrielle. L'anthropologie critique instruit le procès des ethnocides qui jalonnent l'histoire de « la tentation de l'Occident » (Malraux). La violence des décolonisations et le surgissement historique et politique des nations du « tiers-monde » consacre la fin de la « paix blanche » [50] sinon l'échec de son hégémonie. Jacques Berque a parlé à ce propos de « dépossession du monde » [51]. Mais l'inquiétude occidentale gît notamment dans le fait que le processus socio-historique ne fait que prendre de l'ampleur. Pour le philosophe Albert Caraco, « tous les noeuds seront tranchés, aucun ne sera dénoué, les moyens qui sont dans le monde rendent le cauchemar plausible » [52].
À ces cadres sociaux de la pensée prospective occidentale, la critique épistémologique doit adjoindre un certain nombre de considérations théoriques issues de l'énergétique qui, fait remarquable pour l'historien, est contemporaine de la révolution industrielle et de ce que les sociologues nomment la modernité [53]. Pour situer d'emblée l'ombre métaphysique qui s'attache aux débats sur le second principe de la thermodynamique, c'est-à-dire sur l'entropie, il faut se rappeler que de grands savants du siècle dernier, comme William Thomson (Lord Kelvin), Helmholtz ou Boltzmann, avaient déclaré que le principe de Carnot était un principe de mort. Freud s'en souviendra : il existe en effet d'étranges analogies entre sa pulsion de mort et le principe de l'entropie [54]. Il est significatif de remarquer qu'il n'y a plus guère de discours sur la mort qui ne fasse [299] référence aujourd'hui à cette loi de l'entropie - « la plus métaphysique des lois de la physique », comme disait Bergson [55]. Ce principe de mort par confinement, par épuisement de l'énergie utilisable, issu de l'étude de Sadi Carnot sur « la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance » (1824) [56], a reçu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, notamment avec William Thomson - qui s'opposait à Darwin au sujet de l'âge de la terre - [57] une valeur cosmologique. Selon la célèbre formule de Rudolf Clausius : « L'entropie de l'univers tend vers un maximum » (1865). La théorie de la « mort thermique » de l'univers a connu un très grand succès. Elle fut popularisée par « La fin du monde » (1893) du grand astronome Camille Flammarion. En fait, elle fut soutenue jusque vers le milieu de notre siècle par d'éminents savants [58]. Faisant référence à cette extrapolation abusive du second principe de la thermodynamique, Léon Brillouin faisait remarquer, en 1949, qu'il serait plus utile de s'occuper de l'entropie, non du « mystérieux univers », mais de celle de « notre maison, la terre » [59]. C'est ce que font à présent les scientifiques « recyclés » dans l'éco-énergétique. Il faut donc prendre garde que le statut épistémologique du catastrophisme connoté par l'emploi souvent métaphorique du concept d'entropie varie considérablement avec le niveau du discours où cette notion est appliquée.
Désireux surtout de caractériser ici la spécificité du catastrophisme actuel, nous ne nous attarderons pas aux philosophies de l'histoire qui cherchèrent à étayer leur catastrophisme sur des considérations issues du second principe de la thermodynamique [60]. Cependant, l'oeuvre d'Henry Adams mérite de nous retenir surtout parce qu'elle se trouve à l'origine de [300] la représentation métrique de la dynamique du « progrès », à savoir des fameuses courbes exponentielles de la croissance avec lesquelles nous sommes aujourd'hui familiarisés [61]. C'est en effet cet historien, dont les écrits sont tous imprégnés des succès de la thermodynamique généralisée par son compatriote Josiah Willard Gibbs [62], qui le premier proposa une mesure du « progrès » en ordonnant sur un diagramme semi-logarithmique l'augmentation de la vitesse et de la puissance des technologies. Adams montrait ainsi que les indices qui traduisent la puissance acquise par l'homme sur la nature, autrement dit « la conquête de l'énergie », donnent une courbe dont la progression géométrique illustrait mathématiquement le sentiment d'accélération de l'histoire de ses contemporains. Ce qui nous parait aujourd'hui banal était à l'époque d'Adams, avant la Grande Guerre, au moment où H.G. Wells publiait The Time Machine (1895), tout à fait original. Il ne s'agit plus seulement de spéculations métaphysiques sur le sens de l'histoire, sa signification, mais de considérations phénoménologiques, quantifiables, sur le sens du progrès historique, sur sa direction [63]. La « découverte » d'Adams ne se réduit d'ailleurs pas à cette direction, elle implique la notion de vitesse et de phases de ce mouvement historique. Les courbes du progrès sont non seulement des dérivées du paramètre temps, mais encore des dérivées secondes : la vitesse s'accélère, le progrès progresse. C'est ce qu'Adams a appelé « la loi d'accélération » dans sa théorie dynamique de l'histoire, la seule chose à peu près qui soit restée de cette oeuvre dont on peut penser qu'elle fut supplantée par celle, plus optimiste, du père Teilhard de Chardin.
Dans ses communications à l'American Historical Association [64], Adams avait plaidé vers 1900 pour une théorie physique de l'histoire, pour une science qui ne serait pas une historiographie hypostasiée en métaphysique de l'histoire mais une thermo-dynamique des macrophénomènes historiques [65]. Si le chaos moléculaire étudié par la thermodynamique [301] statistique (Gibbs, Boltzmann) se trouve régi macroscopiquement par la dynamique de l'entropie [66], si les espèces vivantes sont soumises dans leur évolution à la dynamique de la sélection naturelle (Darwin), pourquoi, pensait Adams, l'histoire humaine n'apparaîtrait-elle pas, sur une chronologie et à une échelle macroscopique suffisantes, régie par quelque dynamique propre qui satisfasse et à la loi de l'évolution et à la loi de l'entropie ? Interrogation nouvelle, proprement inouïe en son temps. C'est à une argumentation similaire que recourt le biologiste américain Gunther Stent : « D'ailleurs, de même que, d'après Adams, il est relativement moins important de connaître le temps effectivement nécessaire au doublement du progrès, que de reconnaître l'existence de cette accélération, de même il est, relativement moins important de connaître la grandeur actuelle des limites imposées aux différents indices du progrès que de reconnaître l'existence de ces limites » [67]. Dans la genèse des idées modernes sur ce que l'on appelle, depuis le rapport de l'équipe Meadows du M.I.T., « les limites à la croissance », l'oeuvre d'Henri Adams - dont l'idéologie passéiste ne saurait être invoquée pour lui dénier toute innovation méthodologique - apparaît ainsi comme l'esquisse de l'approche positive formulée en 1954 par François Meyer.
Cet épistémologue, parti des problèmes de la biologie théorique, cherche à intégrer, comme l'avaient tenté dans une perspective métaphysique des évolutionnistes tels que Spencer, Lalande, Bergson ou Teilhard de Chardin, la totalité du devenir du phénomène humain. Cependant, par rapport à l'évolutionnisme des philosophes, Meyer entend fonder son discours sur un socle épistémologique mieux assuré et plus mathématique. Sa « problématique » bénéficie d'ailleurs des multiples sciences qui se sont constituées à partir de la seconde guerre mondiale, comme la thermodynamique des phénomènes irréversibles, dite aussi du non-équillibre, la cybernétique, la théorie de l'information ou encore la génétique des populations. La « problématique de l'évolution », telle que Meyer l'énonce [68], vise à mettre en évidence, au delà de l'empirie fragmentaire des sciences historiques (naturelles et humaines), des séries de macrophénomènes qui manifestent « des progressions à l'échelle macroscopique des temps géologiques » [69]. La principale méthode utilisée est celle des courbes-enveloppes. Ainsi, à un certain niveau d'observation, [302] apparaissent des tendances, des courbes-enveloppes évolutives, qui ne ressortissent ni à l'analyse - même en profondeur - de l'historien, ni à la macrosociologie. « Il y a en fait, déclare Meyer, deux niveaux d'observabilité et d'intelligibilité, et ces deux niveaux apparaissent aussi comme autonomes, au moins en ce qui concerne les approches méthodologiques et la légalité des phénomènes » [70]. Des nombreuses critiques élevées contre la notion de progrès, qu'il n'ignore point, Meyer retient surtout qu'elles « contribuent davantage à faire comprendre ce que le progrès n'est pas qu'à éliminer toute notion de progression évolutive » [71]. Car, le seul problème qui intéresse la science positive, affirme-t-il, c'est de savoir s'il existe « des variables objectivement observables dont on constate au cours de l'évolution l'accroissement ou la progression » [72], s'il existe en somme une « cinétique évolutive » [73] ou, en termes plus modernes, une « dynamique de la croissance » [74].
Nous avons déjà mentionné la pertinence de l'approche de Meyer en ce qui concerne la variable démographique. Plus contestable, mais tout aussi intéressante, est sa construction, très adamsienne, d'une variable technologique à l'échelle de l'espèce humaine. Pour suivre complètement la philosophie naturelle de Meyer dans son argumentation technologique, il faudrait admettre avec lui que « la variable technologique est une variable biologique » [75] et que l'héritage culturel est le relais de l'hérédité génétique » [76]. La vigilance épistémologique doit nous mettre en garde contre un tel réductionnisme biologique qui risque de verser dans un nouveau darwinisme social. La diffusion des techniques occidentales a une dimension anthropologique certes, elle a un impact biologique sans aucun doute - et nous nous y arrêterons plus loin - mais elle est certainement moins un phénomène naturel qu'un phénomène socio-politique. Déclarer que la « crise de la croissance » actuelle est « la pointe extrême d'un unique processus aux dimensions de l'espèce » [77] et non le résultat de quelque politique ou de quelque système social, n'est-ce pas opérer, sous prétexte d'objectivité, la naturalisation d'une ambiguïté idéologique qui a toutes les chances de faire revivre le darwinisme social à l'échelle multinationale ? [303] Assimiler la croissance d'un système socio-économique - dont la logique de reproduction est sans doute l'expansion ou plus exactement le déplacement des différences de potentiel, des inégalités [78] - à la dynamique de l'évolution biologique, c'est inévitablement perdre de vue le niveau de réalité où se situent précisément les jeux et les enjeux des politiques. Comme on commence à le reconnaître, toute épistémologie est solidaire d'une éthique, d'un mode de vie et d'une vision du monde. L'absence de solution de rechange chez un auteur comme Meyer et son attitude quasi providentialiste témoignent de ce rapport entre un naturalisme scientiste et une éthique démobilisatrice [79].
Il ne nous appartient pas ici de repérer dans l'histoire des idées, et encore moins dans l'histoire des mentalités, la récurrence d'un thème catastrophiste. L'exercice, outre qu'il a déjà fait l'objet de plusieurs travaux [80], risquerait présentement de masquer l'essentiel. Pour reprendre l'heureuse expression de Serge Moscovici [81], il est question d'un événement dans d'histoire humaine de la nature » et non, comme certains le laissent croire, dans quelque histoire naturelle de l'homme. Cet événement est annoncé en première approximation par le concept de problématique mondiale, récemment vulgarisé par le Club de Rome. En réalité, le catastrophisme est bien d'abord la formulation d'une inquiétude. À ce titre, il sous-tend et déborde tout traitement analytique de cette problématique. Avant d'être interrogation positive des devenirs possibles, discours rationnel des variables prévisibles, le catastrophisme est vision de calamités limitées mais actuelles. Si cette perception se présente comme prémonition, c'est qu'elle découvre des catastrophes latentes, amplifiées par la logique de l'interdépendance.
Dans la première partie de ce travail, nous avons rappelé l'actualité de l'effroi atomique, de l'insatisfaction industrielle, des désillusions du progrès : le monde connaît toujours la misère, l'injustice, la violence, la famine, la pénurie et la guerre. Symboliquement, le premier temps, l'empirie, c'est l'oeuvre de Prométhée, l'action, la puissance. Le deuxième [304] temps, c'est celui d'Epiméthée, celui qui acquiert le savoir au delà des illusions perdues. Dès lors, le temps de la réaction est celui de l'urgence, sinon de l'imminence. Cependant, il ne faudrait pas croire que le catastrophisme actuel ne soit que cette anxiété lucide ; sa spécificité se révèle surtout dans l'impossibilité de réduire la problématique mondiale à quelque sociologie de la désespérance [82]. Le concept de problématique mondiale, quel que soit par ailleurs le contenu idéologique du discours où il émerge, dénote une configuration bio-anthropologique d'interdépendances. Il n'est plus question de la corrélation simpliste construite par Malthus, mais d'une somme factorielle de variables dépassant l'entendement humain. L'impuissance actuelle du savoir scientifique à maîtriser la complexité évolutive du « phénomène humain » est en soi un élément du catastrophisme de nombreux scientifiques conscients et des limites de notre encyclopédie morcelée et du conditionnement politico-économique de la recherche scientifique. Bien que ce déficit épistémologique n'ait rien d'immuable et soit en grande partie lié aux structures institutionnelles de la recherche et de l'enseignement scientifiques, il doit être clairement avoué, ne serait-ce que pour éviter toute illusion scientiste ou technocratique. À l'opposé, il faut se garder de considérer toute insuffisance théorique comme absolue - ce qui ne ferait qu'inverser le dogmatisme scientiste. L'envers de cette insuffisance est tout de même une connaissance approchée, constituée notamment par la conjonction de quelques théories bien établies, comme l'énergétique, et d'une masse fabuleuse d'informations. Cela dit, le conflit des interprétations, c'est-à-dire des idéologies, ne saurait être éliminé et aucun savoir, pas même celui que l'on nomme scientifique, ne l'exclut totalement. Il fait partie, ce conflit, du caractère historique de la condition humaine. Il s'ensuit qu'un phénomène peut être découvert et considéré objectif par certains tout en étant inaperçu ou nié par d'autres. Les arguments du catastrophisme actuel sont donc affectés de cette sorte d'incertitude.
De cette brève discussion socio-épistémologique, il ressort, nous semble-t-il, qu'il n'est point paradoxal qu'une problématique mondiale catastrophiste soit conçue dans le cadre d'une culture et d'un système politico-économique aux prétentions universelles. C'est ce qu'illustre l'ouvrage des frères Paddock. Diplomate et agronome, ces deux Américains publièrent en 1967 une étude très alarmiste, intitulée « Famine - [305] 1975 ! La décision de l'Amérique : qui survivra ? » [83] Cette publication, taxée de cynique - parce que les remèdes proposés s'inspiraient du modèle de la médecine de guerre - et jugée diplomatiquement maladroite, fit scandale plus que de raison parmi les milieux politiques intéressés. Le problème épistémologique (et pratique, bien entendu) posé par un tel catastrophisme est ici manifeste : La prévision de famine (et l'on sait aujourd'hui que l'échéance de 1975 était relativement optimiste) peut-elle être déclarée erronée par le simple fait que sa formulation, accompagnée d'une assertion politiquement ethnocentrique [84], soit jugée idéologique par ceux qu'elle concerne ? Autrement dit, l'argument qui consiste à récuser une prévision catastrophiste sous prétexte qu'elle exprime une idéologie ne risque-t-elle pas d'avoir des conséquences, plus catastrophiques que celles initialement prévues ? Ne procède-t-il pas d'une prétention scientiste laissant croire qu'il pourrait y avoir une prospective non partisane, sans idéologie ?
Au delà de ces controverses sur le catastrophisme, il reste une interrogation plus fondamentale : Ne doit-on pas qualifier de catastrophique la méconnaissance habituelle des lois physiques, régissant l'activité économique ? En effet, le processus de production tire son énergie première d'un écosystème qui a ses propres contraintes. Comme le disait Paul Valéry : « Il n'est pas de rêverie possible à l'encontre du principe de Carnot » [85]. Certes, les limites de la croissance économique sont d'abord socio-politiques et culturelles, mais ces limites s'éclairent à la lumière de la notion récente des limites naturelles à toute croissance. Il est intéressant de relever que, au niveau de la formalisation la plus abstraite, le terme de limite désigne le point fatal au delà duquel se situe la « catastrophe », au sens formel donné à ce concept par le mathématicien René Thom, auteur d'une théorie générale des catastrophes. [86] La critique radicale de l'économie politique. en tant qu'alibi idéologique d'abord puis en tant que malentendu épistémologique, est issue sociologiquement des différents mouvements de contestation surgis au sein de la « surchauffe de la croissance » des « sociétés industrielles avancées ». Elle s'est traduite chez les économistes de la « nouvelle gauche » par une révision des fondements épistémologiques de [306] leur discipline, comme il en va dans toute crise scientifique [87].
Alors que l'économie politique était née du côté de la mécanique newtonienne, la nouvelle économie critique, post-marxiste autant que post-néo-classique, est née du côté de la biologie, dans le sillon du mouvement écologique. Dans un manuel précisément intitulé L'anti-économique [88], Jacques Attali et Marc Guillaume résument comme suit l'impact de la prise de conscience écologique : « L'homme est ainsi resté, en économie, malgré la révolution copernicienne, au centre de l'Univers. Tout doit être mis à son service. Il a ainsi, en trois siècles, entrepris la destruction systématique de la nature en pillant les réserves, en détruisant les sites, en polluant l'air et l'eau. Il ne faut pas s'y tromper. S'il se préoccupe aujourd'hui de ces ravages, ce n'est pas parce qu'il a changé de perspective, qu'il s'est remis à sa vraie place, mais parce que ces désastres, en devenant irréversibles, créent les conditions de sa propre mort ; et donc de la mort de l'Univers qu'il continue à penser anthropomorphologiquement » [89]. Aussi bien, de nombreux chercheurs convertis, par nécessité, à la transdisciplinarité à l'indisciplinaire, comme dit Edgar Morin - travaillent-ils actuellement à ce changement de perspective théorique consécutif aux impasses de la pratique. À notre connaissance, l'expression la plus rigoureuse de cette recherche est l'oeuvre de l'économiste mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen qui, après avoir formulé en 1966 les principaux problèmes épistémologiques auxquels devait répondre l'économie théorique [90], a développé en 1971 ses thèses sous le titre paradigmatique de « la loi de l'entropie et le processus économiques » [91]. Ce serait une gageure de vouloir rendre compte ici de l'argumentation scientifique d'une oeuvre aussi riche et soulevant les questions épistémologiques les plus délicates ; mais peut-être une métaphore nous permettra-t-elle de suggérer l'essentiel de cette réinterprétation de l'activité économique dans le cadre de l'énergétique. Cette métaphore a été proposée, de façon tout à fait indépendante d'ailleurs, par l'anthropologue Claude Lévi-Strauss lorsqu'il [307] distingue les « sociétés froides » des , sociétés chaudes » [92]. Ici, nous ne qualifierons de « chaud » que le système économique issu de la révolution industrielle.
Schématiquement, les « sociétés froides » sont des systèmes stables qui fonctionnent avec une production minimum d'entropie, sans grande dépense d'énergie, à la limite sans chaleur, comme des horloges. Ces systèmes alimentés directement par le flux de l'énergie solaire sont ordonnés aux phénomènes vitaux qui apparaissent comme néguentropiques encore qu'ils ne violent en aucune façon le second principe [93]. Les « sociétés chaudes », elles, sont précisément comparables à des machines à vapeur ; elles produisent beaucoup de puissance mais aussi beaucoup d'entropie ; comme les machines étudiées par Carnot, leur principe est l'écart de température, l'utilisation de l'inégalité, d'une différence de potentiel. Le moteur n'est plus alimenté directement par le flux de l'énergie solaire, mais par le réservoir, par le stock de néguentropie, par l'énergie cosmique fossilisée que la terre a accumulée au cours de son évolution géologique. Dès lors, le processus économique est essentiellement comme l'avait entrevu Georges Bataille, une dépense [94], une « consumation » de néguentropie ne laissant sur terre qu'une entropie plus élevée, conformément au second principe ignoré par toutes nos théories économiques, alors que c'est « la plus économique de toutes les lois physiques » [95]. Le rythme accéléré de ce gaspillage constitue un processus irrévocable sans précédent dans l'histoire humaine ; son caractère éphémère est inscrit dans sa propre logique thermodynamique. Contrairement aux « sociétés froides », qu'on peut dire sans histoire, les « sociétés chaudes », et singulièrement celles qui connaissent la « surchauffe », ont une histoire qui prend un sens, une direction, puisque aussi bien leur activité économique entropique progresse vers une fin qui est l'épuisement du réservoir dont elles tirent l'essentiel de leur puissance motrice.
Ces considérations théoriques, simplifiées ici à l'extrême à l'aide d'une métaphore aujourd'hui célèbre, constituent le cadre épistémologique général dans lequel s'inscrivent les différentes argumentations scientifiques fondant le catastrophisme actuel.
[308]
Idéologie
Quelle que soit la position que l'on adopte face au catastrophisme, la consonance en -isme de ce terme ne doit pas induire en erreur. Il ne désigne pas une doctrine politique ou autre, ni même une idéologie, faute de contenu normatif systématisé, mais bien une idée prospective [96] ordonnée au paradigme de la fin de l'espèce humaine. Si l'on veut bien accepter la distinction proposée par Bertrand de Jouvenel dans L'art de la conjecture [97] entre futur dominant et futur dominable, le catastrophisme peut être défini comme la prise de conscience d'un probable futur dominant négatif confinant à la négation de tout avenir pour l'humanité. Mais, il résulte de l'émergence et de la pertinence de cette notion-limite dans notre phase historique que le catastrophisme actuel ne peut manquer de constituer un révélateur exceptionnel des potentialités mystificatrices comme des virtualités désaliénantes des différentes idéologies en présence. Afin d'éviter autant que faire se peut des confusions sur le concept d'idéologie, précisons que nous l'utilisons ici dans le sens le plus large de Weltanschauung collective en insistant sur sa fonctionnalité tant interne qu'externe et tant positive que négative. Autrement dit, nous englobons dans ce concept également ce que Karl Mannheim appelle utopie tout en acceptant l'essentiel de son approche fonctionnaliste telle qu'elle a été réhabilitée et corrigée par Joseph Gabel, voire Pierre Ansart, en regrettant que ces auteurs en soient restés à une définition négative et restrictive de l'idéologie [98]. Dans cette perspective, si donc le catastrophisme n'est pas une idéologie, il n'en est pas moins une idée qui assume des fonctions différentes dans les diverses idéologies en présence. L'analyse de ce rôle sociologique devait permettre de dégager ce que l'on pourrait appeler le profil idéologique du catastrophisme actuel sur la base du poids spécifique de ses différentes fonctions idéologiques de même que dans la philosophie de Bachelard la notion de profil épistémologique rend compte des parts respectives que les différentes philosophies de la connaissance peuvent avoir dans toute représentation particulière d'un concept scientifique [99]. Hâtons-nous de préciser que dans le cadre limité de la [309] présente étude, nous n'avons pas la prétention d'approfondir ce profil idéologique mais seulement d'en présenter une esquisse en nous bornant à retracer schématiquement les principales fonctions idéologiques du catastrophisme actuel dans le marxisme vulgaire, dans le néo-libéralisme gouvernemental de quelques pays occidentaux, puis dans le cadre de l'idéologie du système des Nations Unies, et enfin dans le mouvement écologique où elles revêtent comme on l'a vu, une importance exceptionnelle.
Parce qu'ils prophétisent la chute inéluctable du capitalisme, les marxistes - dont la doctrine inspire largement les idéologies d'indépendance et de développement du plus grand nombre des pays ex-coloniaux - expriment-ils un avatar sécularisé de l'eschatologie apocalyptique judéo-chrétienne ? N'y a-t-il pas, comme l'a relevé Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité, [100] une utopie marxiste similaire à l'utopie teilhardienne ? Dans le débat sur la « problématique mondiale », il faut en effet reconnaître que le marxisme n'a rien à envier à l'Église catholique en fait d'inertie doctrinale. Dans le marxisme, le dogme anti-malthusien n'a pas varié depuis l'Esquisse d'une critique de l'Économie politique publiée en 1843-44, où Malthus est vigoureusement condamné comme le père d'une « doctrine infâme », d'un « abominable blasphème lancé à la nature, à l'humanité » [101].
Curieusement, la thèse marxiste, pour qui ne peut exister qu'une « surpopulation relative » et qui fonde son optimisme [102] sur la productivité de l'agriculture et l'extension des terres cultivables grâce à la science qui suivrait « également une progression géométrique » [103], est partagée par les théoriciens libéraux du « progrès économique » comme Colin Clark et même Jean Fourastié [104].
[310]
La doctrine selon laquelle il n'existe de surpopulation que relative a été d'une influence décisive lors des récentes conférences des Nations Unies, en 1972 sur l'environnement à Stockholm, en 1974 sur la population à Bucarest et sur l'alimentation à Rome. De plus, alors que la « crise de l'énergie » faisait virer à la morosité et à l'inquiétude la presse occidentale, on assistait en Union Soviétique à une campagne de presse sur le thème de l'« aggravation de la crise générale du capitalisme », définissant celle-ci comme « un processus de coucher de soleil du capitalisme mondial ». Dans un article paru dans « La Vie Internationale », en avril 1974, l'économiste soviétique P. Markov conteste le diagnostic catastrophiste de ses collègues occidentaux et déclare : « Aux conceptions néomalthusiennes pessimistes décadentes, le marxisme-léninisme oppose une approche authentiquement humanitaire du problème de la population. Cette attitude se fonde sur la confiance dans le triomphe d'idées nobles, du travail et de la paix pour tous les peuples » [105]. On pourrait citer longuement cette littérature ; elle montre à l'envi combien l'idéologie marxiste reste fidèle à la croyance scientiste au « progrès » dont sont imprégnées les oeuvres inlassablement citées de Lénine, Marx et Engels. [106]
La position chinoise, malgré une socialisation très différente de la pratique scientifique depuis la Révolution culturelle [107] et une tradition intellectuelle tout à fait originale [108], proclame également une doctrine démographique anti-catastrophiste, dans des discours qui font apparaître cependant une dialectique spécifique de la menace nucléaire et de la guerre révolutionnaire [109]. On sait avec quelle autorité le vice-ministre de la Santé Huang Chou-Tse s'est fait le porte-parole du tiers-monde à la conférence mondiale de Bucarest en août 1974 [110]. La presse occidentale a largement rapporté les déclarations de la délégation chinoise dénonçant « en termes violents les superpuissances qui sonnent la fausse alarme de l'explosion démographique ». En 1972, à Stockholm, le président de la délégation chinoise, M. Tang-He, affirmait : « l'histoire de l'humanité a [311] démontré que, dans la course au développement, la production, la science et la technologie surpassent toujours de loin le taux de la croissance de la population... La croyance que la croissance de la population en elle-même pouvait accroître la pollution, endommager l'environnement et entretenir ainsi la pauvreté et le sous-développement, est totalement dépourvue de fondement » [111]. Autrement dit, « la problématique mondiale », dans ses fondements écologiques, n'est pas une préoccupation chinoise [112].
Par ailleurs, le marxisme prétend offrir une explication sociologique du catastrophisme attribué à la bourgeoisie occidentale : il ne serait qu'une idéologie de crise de la classe dominante décadente. De même qu'en 1908 Lénine [113] fustigeait le catastrophisme des savants bourgeois « énergitistes », de même, et cette fois-ci à propos de la politique de l'énergie, les marxistes déclarent qu'il n'y a pas de crise de l'énergie [114] et que le catastrophisme n'a pour fonction que de masquer la nature socio-politique des conflits économiques. C'est ainsi que les partis communistes européens ont violemment rejeté les thèses de la Lettre de Sicco Mansholt au Président de la CEE. Déjà, lors de la Rencontre Internationale de Royaumont, en 1959, qui avait pour thème « Quel avenir attend l'homme ? », les marxistes affichaient un optimisme de principe : le Tchèque A. Kolman déclarait notamment : &ressentant sa fin inévitable, la classe qui quitte la scène historique agit suivant le dicton « le mort saisit le vif », et elle prédit la fin du monde ». Ajoutant que « l'âge de l'énergie atomique, de la cybernétique et de la conquête de l'espace n'annonce pas la fin du monde, mais est le commencement d'un progrès véritablement humain » [115]. Devançant le biologiste Lebreton qui parle aujourd'hui de « technofascisme », le sociologue Georges Gurvitch s'inquiétait de l'espérance technologique des marxistes à laquelle il opposait la menace de la « technocratie fasciste » [116].
Cette doctrine a très justement été qualifiée de « productiviste » par le sociologue Jean Baudrillard [117] : elle reste, nolens volens, dans le paradigme [312] mécaniste de l'économie politique, autrement dit, elle néglige - ce qui était compréhensible à l'époque de Marx - la nature « entropique » du processus économique. Sur un point au moins, nous serons d'accord avec Raymond Aron : « Marx, écrit-il, avait la chance ou la malchance, de vivre il y a un siècle. Il n'a pas donné de réponses aux questions que nous nous posons aujourd'hui » [118].
Restant dans le vieux paradigme évolutionniste, l'explication marxiste de l'idée catastrophiste ne permet pas de voir les deux infirmations majeures que l'expérience oppose à son optimisme de principe. D'une part, la situation la plus désespérée, la plus catastrophique, n'est pas celle de la bourgeoisie capitaliste, mais bien plutôt celle des plus pauvres. Le crépuscule de l'homme n'est pas qu'une interprétation du monde, il en est déjà la transformation au Sahel, en Amazonie, au Bangla Desh ; il a commencé et le monde qui meurt, c'est d'abord celui des cultures différentes de la civilisation industrielle, appelées par les marxistes comme par les capitalistes sociétés primitives ou pré-capitalistes. D'autre part, le développement des forces productives est tout autant celui des forces destructives : la technologie militaire est au coeur de la dynamique du progrès scientifique tant dans les États qui se réclament de la dictature du prolétariat que dans ceux qui se prévalent du libéralisme [119].
À l'anti-catastrophisme décidé des marxistes fait pendant l'anti-catastrophisme hésitant des milieux néo-libéraux de plusieurs pays occidentaux, à commencer par les États-Unis. Si, depuis Keynes, le libéralisme a perdu la foi en la « main invisible » chère aux grands classiques de l'économie politique, il n'a pas pour autant renoncé à l'utopie de la croissance indéfinie dont le moindre mérite n'est sans doute pas de surseoir indéfiniment à la redistribution des richesses en promettant à la majorité les bienfaits du progrès matériel. Telle est la perspective euphorique dans laquelle s'inscrivent notamment les oeuvres de Colin Clark, Rostow et Fourastié. Pauwels a vulgarisé cet anti-catastrophisme bien-pensant dans sa célèbre Lettre ouverte aux gens heureux et qui ont bien raison de l'être, de 1971. Ajoutons qu'il ne manque pas d'éminents scientifiques pour cautionner de leur autorité la tendance spontanée de l'opinion publique à croire en ce qu'elle espère. Ainsi le biologiste Salk écrit-il : « Malgré ceux qui lui prédisent une ruine imminente. il est probable que l'espèce humaine persistera encore dans un futur lointain » [120].
[311]
Néanmoins, on a parfois qualifié de « catastrophiste » l'argument « moi ou le chaos » invoqué par certains chefs d'État occidentaux pour s'assurer le ralliement des hésitants ; et, dans l'histoire, le spectre de la mort et de la prétendue égalité devant la mort ont le plus souvent servi d'alibi au maintien de l'injustice dans la vie. De même, le cinéma de violence et d'horreur par exemple nous paraît-il jouer paradoxalement un rôle sécurisant, favorable aux 'partisans de l'ordre établi car il induit le spectateur à tenir ses misères quotidiennes pour négligeables au regard des fictions d'épouvante dont on le repaît. Certes, le plus souvent, ces attitudes ne relèvent pas directement du catastrophisme actuel tel que nous l'avons étudié ci-dessus, mais d'une très empirique récupération par le pouvoir de la peur du désordre et de, l'aventure, de la « terreur de l'avenir », pour reprendre le terme d'un Colins qui y voyait la dernière arme « spirituelle » du règne de la force [121]. Toujours est-il que dans le cadre de cette pratique politique aux vertus éprouvées, les pouvoirs occidentaux en place ne peuvent manquer de reprendre à leur compte certains éléments du catastrophisme actuel, non point tant pour s'attaquer aux maux qui le suscitent que pour intimider les masses populaires déjà traumatisées par les menaces de chômage dues à l'extension et à l'aggravation de la récession. Que cette récupération partielle du thème catastrophiste par des dirigeants néo-libéraux doctrinalement anti-catastrophistes consacre une nouvelle rupture entre théorie et praxis dans certains discours politiques officiels, c'est ce que démontre par exemple la nouvelle rhétorique du président Giscard d'Estaing. Mais il y a plus. Divers indices. comme les récentes menaces à peine voilées du président Ford à l'adresse des pays producteurs de pétrole, nous laissent entrevoir que cette récupération gouvernementale du catastrophisme pourrait même servir à raviver l'archaïque peur de l'autre en rendant plus explosives que jamais ses propriétés belligènes bien connues. En résumé, il nous apparaît au travers de ces deux exemples que le thème général du catastrophisme actuel - sinon les argumentations scientifiques qui l'étayent - peut être utilisé à des fins conservatrices, voire dans des perspectives nettement réactionnaires susceptibles de provoquer alors des désastres au moins comparables à ceux que l'on se propose d'éviter.
Les attitudes objectivement convergentes que le catastrophisme actuel suscite tant chez les marxistes que chez les dirigeants néo-libéraux nous paraissent dotées d'une telle puissance d'auto-aveuglement devant la montée évidente des périls guettant l'humanité que nous sommes tentés d'y voir autant de manifestations typiquement idéologiques dans le sens marxien de fausse conscience. Mais cette fausse conscience qui est aussi [314] inconscience de la problématique mondiale, n'est-elle pas elle-même grosse de catastrophes ? Et n'en va-t-il pas de même pour l'idéologie dominante de notre temps, telle que l'exprime notamment le système des Nations Unies ? Nous nous contenterons ici d'effectuer une rapide incursion dans l'échelle des valeurs dudit système. Parmi elles, nous citerons, par ordre d'importance croissante : l'acceptation plus ou moins sincère du double principe « démocratique » de la souveraineté nationale et des droits de l'homme comme fondement de toute collaboration internationale ; la croyance en la durabilité de la coexistence pacifique nonobstant la diffusion croissante des armes de destruction massive ; la foi dans la possibilité d'aider le Tiers-monde au moyen notamment de transferts de technologies occidentales et même en l'absence de régulation démographique ; le culte de la croissance économique illimitée, nouveau nom du dieu Progrès annoncé par les miracles de la technique et révélé par la religion de la Science [122]. Ce n'est pas par hasard que le système des Nations Unies s'est avéré incapable jusqu'ici d'assurer le respect des droits de l'homme, d'enrayer la course aux armements, d'empêcher le Tiers-monde de se sous-développer et d'apprécier les limites de la croissance. Comment ne pas voir que l'échelle des valeurs et toute la structure conceptuelle qu'incarne ce système n'expriment qu'une manière de sublimation de la volonté de puissance animant les principaux acteurs en présence et qu'elles ont notamment pour fonction d'occulter la précarité de l'équilibre de la terreur ainsi que les autres périls immenses qui guettent l'humanité. Dès lors, il ne faut pas s'étonner de ce que l'idéologie des Nations Unies serve de repoussoir au catastrophisme et vice versa. Mais comme il s'agit en l'occurrence de l'idéologie dominante du système institutionnel de l'humanité, son fonctionnement doit être évalué à la lumière des risques menaçant le monde. Aussi bien, dans la perspective des argumentations catastrophistes que nous avons passées en revue - que l'on incline soit pour un diagnostic d'imminence soit pour un diagnostic d'urgence - force est de qualifier cette idéologie dominante de catastrophique car elle oppose des obstacles encore infranchissables aux nécessaires mutations seules capables d'éviter des catastrophes pouvant aller jusqu'à l'extinction prochaine de l'espèce humaine.
Il importe à présent de tenter une évaluation des principales fonctions idéologiques du catastrophisme dans le mouvement écologique, en désignant par ce terme, en première approximation, la fraction de l'opinion publique occidentale qui a été sensibilisée aux problèmes posés par la dégradation de l'environnement. Faute de pouvoir nous appuyer sur des enquêtes et des sondages, ou même sur des résultats électoraux [315] suffisamment nombreux [123], nous effectuerons cette analyse au travers des auteurs que nous avons déjà cités, sans nous leurrer sur le caractère sociologiquement peu représentatif d'une telle « population ».
L'une des fonctions les plus significatives du catastrophisme actuel nous paraît avoir été d'ouvrir les yeux de ces auteurs mêmes, puis de leur public, sur quelques-uns des dangers qui menacent l'humanité du fait de la conjonction des différents paramètres d'évolution dont aucun. pris séparément, ne paraîtrait dramatique, au moins dans l'immédiat. Ce qui caractérise donc la conscience écologique c'est la relation dialectique qui s'est instaurée entre une inquiétude prospective endogène et la découverte des périls exogènes que l'homme - ce terrible simplificateur - fait peser sur les équilibres subtils infiniment complexes de l'éco-système terrestre. Il en résulte que cette fonction de « conscientisation » est aussi une fonction de connaissance commandant une approche scientifique nouvelle car interdisciplinaire des problèmes concrets posés par la vie sous toutes ses formes [124] et plus particulièrement par la survie de l'humanité. D'où le rôle considérable que joue la vulgarisation scientifique dans le mouvement écologique.
Bien que l'homme ne puisse, dit-on, regarder en face la mort non plus que le soleil, c'est pourtant ce que le catastrophisme actuel s'efforce d'obtenir de l'humanité, mais dans l'espoir que cette vision insoutenable lui conférera l'énergie nécessaire pour opérer les mutations dont nous avons parlé. C'est dire que le catastrophisme surtout écologique a également une fonction de mobilisation socio-psychologique que traduisent fort bien les titres de quelques-uns des ouvrages que nous avons cités : Changer ou disparaître, Stratégie pour demain, L'énergie c'est vous [125]. Or, comme nous sommes tous embarqués dans le même train, sur le même bateau ou dans la même capsule spatiale - la terre - (pour reprendre trois images caractéristiques de la littérature écologique), si même, dans l'immédiat, les voyageurs des wagons à bestiaux ou ceux croupissant dans les soutes sont les plus exposés, à terme du moins, c'est ensemble que nous périrons ou que nous nous amenderons. D'où le sens nettement solidariste de la mobilisation socio-psychologique poursuivie.
Que cette mobilisation soit fondamentalement subversive au regard des pouvoirs en place et qu'elle ait pour effet de les contester globalement, voilà ce qui ressort à l'évidence, croyons-nous, des développements [316] ci-dessus [126]. Il y a donc une fonction contestataire du catastrophisme actuel, mais - et c'est là une originalité par rapport à la contestation étudiante des années 60 - cette fonction négative n'est que la contrepartie de nouveaux projets de sociétés. De cette particularité, il résulte que, dans la pratique sinon en théorie, le mouvement écologique semble recouvrir des tendances révolutionnaires et des tendances réformistes dont la ligne de partage, encore bien floue, nous pareil : correspondre davantage à des différences de caractères qu'à des divergences d'opinions sur la fin ou sur les moyens, encore que l'existence de telles divergences ne fasse aucun doute.
Nous en arrivons ainsi à la fonction politiquement la plus importante, celle de légitimation de nouveaux types de sociétés. Hâtons-nous de préciser que les contours de ces dernières sont encore singulièrement imprécis sur bien des points, en particulier lorsqu'on pose le problème en termes classiques de pouvoir. Cette réserve étant posée, la prise de conscience écologique mettant en cause non seulement la « surchauffe de la croissance » mais la croissance elle-même, du moins sous sa forme indifférenciée, le nouveau catastrophisme se devait de présenter comme alternatives des sociétés « froides », « à bas profil énergétique », donc aussi peu entropiques que possible.
Innombrables sont les spéculations, les recherches et même les expérimentations qui s'inscrivent dans cette perspective et dont portent témoignage l'oeuvre d'Ivan Illich [127], de Robert Jungk [128], de Gordon Rattray Taylor [129], de René Dumont [130] et de plusieurs autres auteurs parmi ceux mêmes que nous avons cités. C'est ainsi que Robert Jungk nous apprend que loin d'avoir abandonné la partie pour cultiver son jardin, Robin Clarke, ancien haut fonctionnaire de l'UNESCO, dont nous avons signalé qu'il était un catastrophiste particulièrement radical, avait créé au Pays de Galles une « communauté biotechnique » consacrée à la recherche d'un nouveau style de vie fondé sur l'emploi de « technologies douces » dont il a publié les premiers résultats dans la revue londonienne Futures, en 1972 déjà [131]. Libre à chacun, bien sûr, de ne voir dans de telles entreprises qu'une [317] résurgence de la vieille tentation visant à s'isoler dans d'utopiques communautés-modèles.
D'ailleurs, il est certain que les nouveaux types de sociétés que dessinent les écologistes empruntent plusieurs traits aux socialismes dits utopiques, notamment quant au statut de la terre et de l'agriculture. Mais, ils achoppent encore, semble-t-il, sur le problème fondamental du pouvoir, à cause peut-être de l'extrême jeunesse du mouvement. D'une façon générale, les sociétés « énergétiquement détendues » paraissent devoir être dotées de pouvoirs eux-mêmes détendus et décentralisés, à l'image des « technologies douces » qui sont préconisées.
Toutefois, les plus réalistes des catastrophistes tiennent pour acquis que les sociétés existantes ne se transformeront que sous la pression de crises créant des situations d'urgence et de nécessité. Aussi bien Heilbronner et Toynbee, qui illustrent le mieux cette tendance. prophétisent-ils, avec le plus vif déplaisir, l'avènement inéluctable [132] d'autorités dictatoriales ou totalitaires. Peut-être d'ailleurs faut-il voir dans ce genre de prévisions - ces auteurs n'étant pas en cause - un acte de candidature implicite à la succession d'un pouvoir d'ores et déjà déclaré vacant par anticipation. Si tel était le cas, le catastrophisme apparaîtrait aussi comme visant à légitimer le pouvoir futur de ceux qui aujourd'hui auraient prévu les catastrophes, et ce, dans une perspective quasi socratique des rapports entre savoir et pouvoir.
D'un intérêt plus immédiat pour notre analyse du genre de sociétés souhaité par les écologistes nous paraissent être les réformes, applicables en France hic et nunc, avancées par Lebreton dans l'ouvrage déjà mentionné. Citons-en quelques-unes à titre exemplatif : Interdiction des publicités suscitant la surconsommation, interdiction des formes énergivores de la publicité, interdiction des sports « goulus » en énergie, taxation des formes d'architecture qui réclament la climatisation, remplacement des tarifs d'électricité dégressifs par des tarifs progressifs à première tranche gratuite pour les « économiquement faibles ». surtaxation des transports routiers par rapport aux transports ferroviaires six fois moins consommateurs et polluants, développement des transports collectifs en zone urbaine, abandon du projet d'avion Concorde. restriction des programmes militaires classiques et abandon total de l'arme nucléaire, abandon de la « filière nucléaire » en matière de production électrique, développement de technologies solaires… [133] Comment ne pas voir dans ces propositions immédiatement réalisables l'ébauche d'un programme de [318] gouvernement visant à amorcer l'apparition d'une nouvelle société du type de celles dont nous avons parlé ?
Ces propositions nous mettent d'ailleurs sur la voie d'une autre fonction idéologique du catastrophisme également illustrée par l'ouvrage de Lebreton. Nous voulons parler du changement d'attitude psychologique et de comportement socio-culturel qu'il peut susciter chez les individus devenus écologiquement conscients. En réalité, c'est non seulement une « morale de l'énergie » [134] que préconise cet auteur mais, comme tout le mouvement écologique, un nouveau civisme axé sur la nécessité de ne pas transgresser les équilibres naturels et les limites de la croissance. En réalité, par delà la course à l'énergie, ce que Lebreton met en cause c'est la volonté de puissance de l'homme moderne qui assouvit son besoin de domination sur l'environnement et d'agressivité envers son prochain par une course effrénée au pouvoir, aux profits et aux armements, pour le grand dam des peuples et au risque de catastrophes définitives pour l'humanité,
Au terme de cette incursion dans le mouvement écologique, il nous parait intéressant de tracer le portrait-robot de ses porte-parole autorisés qui sont d'ailleurs les initiateurs d'une idéologie dont nous avons vu qu'elle utilise systématiquement le catastrophisme comme repoussoir. Nous avons déjà relevé combien souvent ce personnage est un scientifique voué à l'interdisciplinarité, voire à l'indiscipline. S'étant affirmé dans une spécialité scientifique, le catastrophiste écologiste n'en conteste pas moins la systématique sécurisante de sa spécialité et même la légitimité du cloisonnement universitaire du savoir qui occulte les problèmes épistémologiques fondamentaux. Que cette conscience soit apparue au terme d'une démarche intérieure ou plutôt en réaction à l'inquiétude de la jeunesse étudiante - s'il est professeur - ou encore au contact des applications concrètes de sa discipline surtout à l'échelle internationale ou enfin ensuite de l'expérience de son propre déracinement culturel - s'il est d'origine étrangère - elle est presque toujours le fait d'un généraliste soucieux de praxis. Or, un tel personnage évoque, croyons-nous, la « freischwebende Intelligenz » de Karl Mannheim, c'est-à-dire l'intelligentsia sans attaches dont cet auteur, obnubilé par la définition marxiste de l'idéologie, mais désillusionné quant à la vocation révolutionnaire et rédemptrice du prolétariat, voulait qu'elle fût la couche sociale porteuse de « conscience vraie » [135]. Ayant renoncé, quant à nous, à la définition marxiste de l'idéologie, nous nous garderons de qualifier ainsi la conscience écologique catastrophiste : il nous suffit d'en avoir esquissé les principales fonctions idéologiques.
[319]
Il nous est impossible de conclure cette rapide analyse sans nous interroger sur les fonctions déstructurantes que le catastrophisme pourrait comporter aux niveaux tant social qu'individuel. En effet, si « le choc du futur>, pour reprendre le titre d'un livre à succès bien vieilli encore que publié assez récemment [136], peut avoir des effets positifs, il serait étonnant que la menace de catastrophes confinant à la négation de tout avenir pour l'humanité n'eût pas d'effets socio-psychologiques négatifs. Pour les apprécier, il nous parait utile de nous référer à un disciple d'Alfred Adler, le psychologue des profondeurs, qui avait de la psyché la conception la plus délibérément prospective [137]. « Si une amnésie soudaine coupe un homme de son passé - écrit Manès Sperber - il perdra forcément, pour toute la durée de ce trouble, la conscience de son identité. Mais si un désespoir sans bornes ou une menace mortelle le coupe soudain de son avenir, alors il perdra toute possibilité de vivre. Plus rien de ce que nous faisons ou projetons n'a de sens dès que le plus tard, l'instant qui suit immédiatement. le lendemain, l'année à venir n'y sont plus impliqués [138]. »
La progression presque générale de la criminalité en Occident depuis la dernière guerre mondiale pourrait bien provenir de cette perte du sens de la vie due à l'incertitude de l'avenir qui se traduit aussi par une dégradation de l'équilibre psychique et de l'intégration sociale d'une part croissante de la population. Mais, faut-il incriminer le catastrophisme actuel, dont l'impact sur l'opinion publique date de ces toutes dernières années, ou bien la violence symbolique des institutions défendues par l'idéologie dominante, dont nous avons constaté qu'elle comportait une dynamique catastrophique ? C'est cette dernière hypothèse que nous incline à retenir l'ouvrage de Franco Fornari, Psychanalyse de la situation atomique, paru en 1969 [139].
Toutefois, il est vraisemblable que le catastrophisme actuel se présentera sous des traits tout différents de ceux que nous lui connaissons dès que surgiront les premières catastrophes régionales sinon planétaires qu'annonce la problématique mondiale. Point n'est besoin d'être un disciple de Mac Luhan pour imaginer l'extraordinaire résonance que les mass media conféreraient par exemple au chantage atomique d'un pays affamé sur un pays riche, à l'utilisation d'armes de destruction massive [320] dans un conflit même limité ou à l'élévation même légère du niveau des océans consécutive à la pollution thermique. L'exode de 1940 ou l'affolement des Japonais après Hiroshima et Nagasaki ne peuvent donner qu'une faible idée de la panique collective qui alors s'emparerait à tout le moins de certaines populations et qui ne manquerait pas de balayer pour commencer bien des institutions. Dans cette perspective, il se pourrait que le catastrophisme actuel débouchât sur un nihilisme générateur de violence et de chaos.
*
* *
En guise de conclusion
Que le catastrophisme ne soit pas une mode, mais la forme la plus récente d'une inquiétude existentielle au profil idéologique accidenté dont les justifications sont davantage scientifiques que métaphysiques, voilà ce que nous nous sommes efforcés d'établir dans les pages qui précèdent. Certes, il y aura encore des esprits pour refuser, au nom d'une conception intemporelle de la Science, notre juxtaposition des qualifications « idéologique », « scientifique », et « métaphysique ». Disons tout net que cette conception nous paraît obsolète. En 1934 déjà, Gaston Bachelard écrivait : « Tôt ou tard c'est la pensée scientifique qui deviendra le thème fondamental de la polémique philosophique ; cette pensée conduira à substituer aux métaphysiques intuitives et immédiates les métaphysiques discursives objectivement rectifiées » [140]. Et, après bien d'autres, l'épistémologue Mario Bunge vient de rappeler, comme une chose allant de soi, le caractère métaphysique de toute science : « Le fait que toute science repose sur une métaphysique, écrit-il, ne doit pas nous troubler... ». [141]
En tant qu'historiens des idées politiques, nous conclurons toutefois à l'inverse. Souhaitons que la mise à nu du caractère métaphysique et donc idéologique et culturel de toute science vienne troubler autant que faire se peut la bonne conscience de beaucoup de scientifiques. Trop longtemps, en effet, il a fallu que l'idéologie fût fausse pour que la science soit vraie [142]. Ce n'aura pas été l'un des moindres mérites du catastrophisme actuel que de dialectiser les notions d'idéologie et de science en les relativisant toutes [321] deux dans le cadre historique de la problématique mondiale. Pour que nos contemporains puissent affronter cette dernière. s'il en est encore temps, il importe qu'ils remettent systématiquement en cause leurs pratiques cognitives elles-mêmes, car elles sont aussi des pratiques sociales qui, en tant que telles, présentent inéluctablement des dimensions idéologiques et éthiques. Nul doute que, à cet égard, la responsabilité de l'historien ne soit pas moindre que celle de tout autre intellectuel.
[1] Voir R. HOOYKAAS, Continuité et discontinuité en géologie et biologie. Collection Science ouverte, Paris, Seuil. 1970. passim.
[2] A. SZENT-GYÖRGY, Le singe fou. Un biologiste s'adresse à la jeunesse. Paris, Stock, 1971, p. 20.
[3] Raymond ARON. Introduction à la philosophie de l'histoire. Paris, NRF, Éditions Gallimard, 1948, p. 52.
[4] Bertrand DE JOUVENEL, L'art de la conjecture. 2e édition. Futuribles, Paris, S.E.D.E.I.S., Hachette, 1972. p. 65 ss.
[5] Voir Ivo RENS. Introduction au socialisme rationnel de Colins. Co-édition de l'Institut belge de science politique et de la Baconnière. Bruxelles-Neuchâtel, 1968, p. 284 ss. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[6] Le roman de S. JOURAT Le dernier soleil, axé sur l'holocauste nucléaire, nous paraît particulièrement représentatif de ce genre qu'illustrent également L'homme protégé et Malville, deux romans récents de Robert MERLE. Signalons en outre que Jacques GOIMARD, Demetre IOAKIMIDIS et Gérard KLEIN ont publié une anthologie d'Histoires de fins du monde dans la collection Le livre de poche, Paris, 1974.
[7] Voir à ce sujet : Philippe FRANK, Einstein, sa vie et son temps. Paris, Albin Michel, 1950 ; Jean-Jacques SOLOMON. Science et politique, Paris. Seuil, 1970 ; Ronald W. CLARK, Einstein, the life and times, New-York, Avon Books, 1972 ; Banesh HOFFMAN, Albert Einstein, créateur et rebelle, Paris, Seuil, 1975.
[8] Voir à ce sujet : Bertrand RUSSELL, Has Man a Future ? Penguin Books. 1961 ; Albert EINSTEIN - Max BORN. Correspondance 1916-1955. Paris, Seuil, 1972.
[9] Claude DELMAS, Le second âge nucléaire, Paris, PUF, 1974, p. 48-51.
[10] L'ère des masses et le déclin de la civilisation, Paris. Flammarion, 1954, p. 291. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] C'est l'original allemand de cet ouvrage qui date de 1951. Voir à ce sujet Ivo RENS : « Pacifisme et internationalisme dans la dernière partie de l'oeuvre d"Henri de Man » in « Sur l'oeuvre d'Henri de Man ». Revue européenne des sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto, no 31, 1974, p. 243 ss.
[11] Voir Karl JASPERS, La bombe atomique et l'avenir de l'homme. Paris. Buchet Chastel, 1963, p. 634. C'est l'original allemand de cet ouvrage qui date de 1958.
[12] Robin CLARKE, La course à la mort ou la technocratie de la guerre. Paris, Seuil, 1972. Voir toutefois, le commentaire de cet ouvrage par Michel SERRES. « La thanatocratie », in Critique, no 298, mars 1972, republié in Hermès III. La traduction. Paris, Ed. de Minuit, 1974.
[13] Robin CLARKE, op. cit. p. 387.
[14] Adolphe LANDRY, Traité de démographie, Paris, Payot, 1945, p. 488.
[15] Alfred Sauvy, Théorie générale de la population. Paris, PUF, 1952-4. Tome II, p. 185.
[16] William VOGT, Road to Survival. New York, Sloane, 1948.
[17] Karl SAX, Standing Room Only. The Challenge of Overpopulation. Boston, Beacon Press, 1955.
[18] Avant la guerre, Gaston Bouthoul avait écrit un livre intitulé La population dans le monde, Paris, Payot, 1935.
[19] Voir à ce sujet Gaston BOUTHOUL, L'infanticide différé. Paris, Hachette, 1970 et La paix, Paris, Que sais-je ? PUF, 1974.
[20] L'édition française date de 1971.
[21] L'édition française date de 1971.
[22] M. MESAROVIC et E. PESTEL, Stratégie pour demain. trad. franc. Paris, Seuil, 1975.
[23] François MEYER, Problématique de l'évolution. Paris, PUF, 1954.
[24] François MEYER, La surchauffe de la croissance. Essai sur la dynamique de l'évolution, Paris, Coll. Écologie, Fayard, 1974, p. 104-105. C'est l'auteur qui souligne.
[25] Outre l'ouvrage déjà signalé, R. DUMONT a encore publié dans le domaine qui nous intéresse ici : L'utopie ou la mort. Seuil, 1973, La campagne de René Dumont. Jean-Jacques Pauvert, 1974 ; Agronome de la faim. Paris, Robert Laffont. 1974.
[26] Pr. MOLLO MOLLO alias P. LEBRETON. L'Énergie. c'est vous. Paris. Vivre/Stock 2, 1974. Voir aussi Stanley W. ANGRIST et Loren G. HEPLER. Order and Chaos, Laws of Energy and Entropy. London, Pelican Book, 1973.
[27] Voir F. DAGOGNET, Des révolutions vertes. histoire et principes de l'agronomie. Hermann, Paris, 1973.
[28] Pr. MOLO MOLLO, alias P. LEBRETON. op. cit. p. 78-82. Voir aussi Jacques GUILLERME. « À propos du concept de rendement », in Actes du XIIe congrès international d'histoire des sciences (1968). Paris, Blanchard. 1971, vol. IV. p. 67-72.
[29] Voir Joël DE ROSNAY. « L'équation énergétique agricole ». in L'homme et les techniques nouvelles, no 78, janvier 1975, p. 17-18.
[30] Pr. MOLLO MOLLO, op. cit. p. 81-82.
[31] PIMENTEL D., et al., « Food production and energy crisis », Science, 1973, 182, pp. 443-449.
[32] G. RATTRAY TAYLOR, Repenser la vie. Paris, Calman-Lévy. 1974. p. 213 et 55. Voir aussi S. MOSCOVICI. Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, UGE, 10/18, 1974. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[33] Voir à ce sujet : Jacques GRINEVALD, « L'entropolitique ou la théorie du nivellement politique », in Annuaire suisse de science politique, mo 13, Berne, 1973, p. 103 à 117.
[34] Claude LEVI-STRAUSS, Tristes tropiques. Paris, Plon, 1955, p. 478. Voir aussi Jacques SOUSTELLE, Les quatre soleils. Souvenirs et réflexions d'un ethnologue au Mexique, Paris, Plon, 1967, p. 329 à 332.
[35] L. FANTAPPIE, Princìpi di una teoria unitaria del mondo fisico e biologico, Rome, Humanitas Nova, 1944.
[36] François MEYER, Problématique de l'évolution, Paris, PUF, 1954, p. 176 ; voir aussi p. 73, 177, 265, 266.
[37] Voir E. JANTSCH, La prévision technologique. Paris, OCDE, 1967.
[38] H. KAHN et A.J. WIENER, The Year 2000, 1967, Paris, trad., Robert Laffont, 1968 ; L'an 2000 - La bible des 30 prochaines années, Verviers, Marabout-Université, 1972.
[39] A.-C. DECOUFLE, La prospective, Paris, PUF, 1972, p. 124.
[40] A.-C. DECOUFLE, « De quelques précautions préalables à une prospective du développement », in Revue Tiers-Monde, t. XII, no 47, juillet-septembre 1971, p. 623-631.
[41] Un grand nombre de recherches en cours seraient à citer pour illustrer toutes les difficultés épistémologiques du discours prospectif. Voir notamment, Y. BAREL, « Vers une méthode et une épistémologie de la prospective sociale », in Réseaux, 1974, no 22-23, p. 3-38.
[42] E. MORIN, Le paradigme perdu : la nature humaine. Paris, Seuil, 1973.
[44] Cette mise en question reste encore le fait d'une minorité d'économistes : voir surtout J. ATTALI et M. GUILLAUME, L'anti-économique. Paris, PUF, 1974, et J. ROBIN, De la croissance économique au développement humain, Paris, Seuil, 1975.
[45] Voir la polémique autour du premier rapport au Club de Rome, notamment les critiques « libérales » de SAMUELSON et SOLOW contre ce qu'ils appellent les « Doomsday Models » : P.A. SAMUELSON, Readings in Economics, New York, Me Graw-Hill Book Co, 7e édition, 1973, p. 298-305.
[46] Michel SERRES, Hermès II. L'interférence. Paris. Ed. de Minuit, 1972.
[47] Pour une première appréciation de ces travaux, voir J. GRINEVALD « Science et développement, esquisse d'une approche socio-épistémologique », in La pluralité des mondes, Genève, Cahiers de l'Institut d'études du développement, 1975, no 1. p. 31-97.
[48] N. WIENER, Cybernétique et société, (1950), Paris. trad., UGE, 10/18, 1972, chap. Il.
[49] Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique. (1934). 12e édition, Paris, PUF, 1973.
[50] R. JAULIN, La pair blanche, introduction à l'ethnocide, Paris, Seuil, 1970.
[51] J. BERQUE, Dépossession du monde. Paris, Seuil, 1964.
[52] A. CARACO, Les races et les classes, Lausanne, L'âge d'homme, 1967. Voir surtout ses « thèses sur l'avenir », p. 301-316.
[53] Voir Max JAMMER, « Entropy » in Dictionary of the History of Ideas, ed. Philip P. Wiener, New York, 1973, vol. 2, p. 112-120. Pour une introduction à l'impact de cette notion dans le discours sociologique actuel, voir J. GRINEVALD, « Réflexions sur l'entropie », in Réseaux. 1973, no 20-21. p. 71-82.
[54] Voir. J. LAPLANCHE, Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.
[55] H. BERGSON, « L'évolution créatrice », in Oeuvres, édition du centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 701 [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]. Voir D. HUISMAN et A. VERGEZ, Nouveau court-traité de philosophie, Paris, Nathan, 1974, chap. sur « la mort ».
[56] Sadi CARNOT, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, Paris, Bachelier, 1824, et Blanchard, 1953. Une réédition critique est préparée par Robert Fox, à paraître chez Vrin. Voir les Actes du colloque international : Sadi Carnot et l'essor de la thermodynamique, École Polytechnique - C.N.R.S., juin 1974, à paraître également.
[57] Voir J.I. Hattiangadi, « Alternatives and Incommensurables : The Cases of Darwin and Kelvin », in Philosophy of Science, 1971, vol. 38, no 4, p. 502-507.
[58] Voir J. MERLEAU-PONTY, Cosmologie du XXe siècle. Paris, Gallimard, 1965. Sir E. WHITTAKER, Le commencement et la fin du monde, trad. Paris, Albin Michel, 1953.
[59] L. Brillouin, « Life, Thermodynamics and Cybernetics ». in American Scientist, 1949, no 37, p. 354. Voir aussi L. BRILLOUIN, Vie, matière et observation, Paris, Albin Michel, 1959.
[60] On s'étonne de n'en trouver aucune mention dans l'ouvrage d'Hélène VEDRINE, Les philosophies de l'histoire, déclin ou crise ? Paris, Payot, 1975.
[61] Henry Adams (1838-1918). La bibliographie est essentiellement américaine. Voir E. SAMUELS, Henry Adams, 3 vol., Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1948-1964.
[62] Voir R.J. SEEGER, Josiah Willard Gibbs, Oxford, Pergamon Press, 1974, et N. JAMMER, op. cit.
[63] Considérations que néglige un peu trop facilement Paul VEYNE in Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1971.
[64] The Tendency of History (1894), A Letter to American Teachers of History (1910), The Rule of Phase Applied to History (1909), ces principaux textes ont été republiés par son frère Brooks Adams in : Henry ADAMS, The degradation of the Democratic Dogma, New York, Macmillan, 1920. Réédition en paperback, 1953,
[65] Une perspective issue du même paradigme thermodynamique se trouve dans l'oeuvre de Paul Valéry. Voir surtout ses Cahiers, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. I, 1973, t. II, 1974.
[66] Que H. Adams appelle la catastrophe !
[67] G. STENT, L'avènement de l'âge d'or. L'humanité au carrefour de son évolution, (1969). trad., Paris, Fayard, 1973, p. 117-118.
[68] Il va sans dire que Meyer n'est pas le seul à chercher à établir une problématique de l'évolution. Nous le choisissons notamment en raison de son catastrophisme manifeste, et particulièrement radical.
[69] F. MEYER, Problématique de l'évolution. p. 154.
[70] F. MEYER, op. cit., p. 91.
[74] F. MEYER, La surchauffe de la croissance, essai sur la dynamique de l'évolution, Paris, Fayard, 1974. Fâcheusement, Meyer emploie indifféremment les termes d'évolution, de croissance ou encore d'expansion.
[78] Voir G. CHARBONNIER, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris. Pion. 1961, p. 37-48. J.P. DALOZ, « Inflation et entropie du système économique », in Économie appliquée, Archives de l'ISEA, t. XXVII, 1974, no 1. p. 5-26.
[79] Sur la filiation teilhardienne de certaines thèses de F. Meyer, voir F. MEYER « Où va la vie ? » in Terre promise. Inédits et études, Cahier VIII. Fondation et Association Teilhard de Chardin, Paris, Seuil, 1974, p. 94-111.
[80] Voir P. VULLIAUD, La fin du monde. Paris, Payot, 1952 ; N. COHN. Les fanatiques de l'Apocalypse, Paris, Julliard, 1962, traduction de The Pursuit of the Millenium, London, Secker & Warburg, 1957.
[82] ... qui reste cependant à faire. Avec sa « Sociologie de l'espérance ». Paris, Calmann-Lévy, 1973, Henri Desroche y contribue indirectement. Toutefois. ces deux sociologies ne sont probablement pas symétriques, même si elles coïncident souvent.
[83] W. et P. PADDOCK, Famine - 1975 ! America's Decision : Who Will Survive ? Boston, Little Brown & Co. 1967.
[84] Au moment où les frères Paddock écrivaient. et le rapport n'a guère changé, environ 80% de l'aide alimentaire aux pays pauvres était fournie par les États-Unis.
[85] Cité par Philippe LEBRETON, op. cit.. p. 127. Voir aussi F. AUERBACH. La dominatrice du monde et son ombre. Conférence sur l'énergie et l'entropie, trad. Paris, Gauthier-Villars. 1905.
[86] R. THOM, Stabilité structurelle et morphogénèse. W.A. Benjamin, Inc., Massachusetts, 1972.
[87] Voir T.S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, 2e éd. 1970, trad. Paris, Flammarion, 1972.
[88] Opposée à l'Economics telle qu'elle est notamment enseignée par le manuel universel de l'Américain Paul A. Samuelson.
[89] J. ATTALI et M. GUILLAUME. op. cit.. p. 107.
[90] N. GEORGESCU-ROEGEN, Analytical Economics : Issues and Problems. Cambridge Mass., Harvard University Press, 1966. Traduction française : La science économique. Les problèmes et ses difficultés. Paris Dunod, 1970.
[91] N. GEORGESCU-ROEGEN, The Entropy Law and the Economic Process. Cambridge Mass., Harvard University Press, 1971.
[92] Voir C. LEVI-STRAUSS, Leçon inaugurale de la chaire d'anthropologie sociale, Collège de France, 5 janvier 1960, in Anthropologie structurale deux. Paris. Plon, 1973, p. 40-41. Et G. Charbonnier. op. cit.
[93] Voir E. SCHRÖDINGER, What is life ? Cambridge University Press, 1944, Rééd. 1967 et Henri ATLAN : L'organisation biologique et la théorie de l'information. Paris, Hermann, 1972.
[94] Voir G. BATAILLE. La part maudite, Paris. Seuil. 1967.
[95] N. GEORGESCU-ROEGEN, La Science économique, op. cit.. p. 98. Notons que cet auteur propose de substituer la notion de « basse entropie » à celle de « néguentropie ».
[96] Gaston BACHELARD écrivait : « L'idée n'est pas de l'ordre de la réminiscence, elle est plutôt de l'ordre de la préscience. » Le rationalisme appliqué. (1949) 4e édition, Paris, PUF, 1970, p. 122.
[97] Bertrand DE JOUVENEL, op. cit., p. 72-73.
[98] Joseph GABEL, Idéologies, Paris, Anthropos, 1974 ; Pierre ANSART, Les idéologies politiques, Paris, PUF, 1974. En ce qui concerne Karl MANNHEIM, Ideologie und Utopie, 3e éd. allemande, Frankfurt am Main, G. Schulte-Bulmke, 1952. [La version française de ce livre est disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[99] Gaston BACHELARD, La philosophie du non, 1940, 6e édition, PUF, Paris, 1973, p. 41 ss., et Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 4-11.
[100] J. MONOD, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970. chap. II. Même thèse chez P.-L. MATHIEU, La pensée politique et économique de Teilhard de Chardin, Paris, Seuil, 1969.
[101] ENGELS, Esquisse d'une critique de l'économie politique, in MARX, Critique de l'économie politique, Paris, UGE, 10/18. 1972, p. 54. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] Voir « Science. technique et développement du Tiers-Monde ». in Sciences sociales. Moscou, Académie des sciences de l'URSS, 1974, no 1, p. 172-184.
[103] Ibid., p. 57. ENGELS ajoute : « D'ailleurs qu'y a-t-il d'impossible à la science ? ». À notre avis, ce qui manquait à Engels, c'est cette conscience moderne « écologique ». exprimée par VALERY dans sa célèbre formule : « Le temps du monde fini commence ». Oeuvres, Paris. Gallimard, t. II, p. 923.
[104] Voir Colin CLARK, Les conditions du progrès économique. trad. Paris, PUF, 1960. Jean FOURASTIÉ, Le grand espoir du XXe siècle. Paris. Gallimard, édition définitive, 1963. Pour une critique épistémologique de ce dogme de l'évolutionnisme progressiste, voir N. GEORGESCU-ROEGEN, The Entropy Law and the Economic Process, p. 294-306.
[105] Cité par Antoine WENGER, « Les économistes soviétiques ont riposté au pessimisme des prévisions démographiques », Le Courrier, Genève, 17-18 août 1974.
[106] Mikhail MTCHEDLOV, « Le progrès social en URSS ». in Sciences sociales. Moscou, Académie des Sciences de l'URSS, 1974, no 1. p. 82.
[107] Voir Maria-Antonietta MACCIOCHI, De la Chine, trad., Paris, Seuil, 1974.
[108] Voir Joseph NEEDHAM, La tradition scientifique chinoise, Paris, Hermann, 1974.
[109] Voir André GLUCKSMANN, Le discours de la guerre. Paris, UGE, 10/18, 1974.
[110] Voir « La Conférence des Nations Unies sur la population, Bucarest 19-30 août 1974 », in L'homme et l'humanité, no 49, octobre 1974, p. 14-21.
[111] Cité par Yves LAULAN, « Les nouveaux mythes : pollution et environnement », in Revue Tiers-Monde, t. XV, no 57, 1974, p. 253-265.
[112] Voir Jacques FREYMOND. La politique extérieure de la Chine. Centre de documentation et de recherche sur l'Asie, IUHEI, Genève, 1973.
[113] Dans Matérialisme et empiriocriticisme. Voir D. LECOURT, Une crise et son enjeu. Essai sur la position de Lénine en philosophie, Paris, Maspero, 1973.
[114] Du côté « capitaliste », « la crise de l'énergie » peut servir de propagande pour faire avaliser par l'opinion les programmes nucléaires. Voir surtout L. ROCKS et R.P. RUNYON, La crise de l'énergie. (1972) trad. Paris. Lavauzelle, 1974.
[115] Quel avenir attend l'homme ? Paris. PUF, 1961, p. 113.
[117] J. BAUDRILLARD, Le miroir de la production, Paris, Casterman, 1973.
[118] R. ARON, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 143.
[119] Voir R. CLARKE. op. cit. et Milton LEITENBERG. « La dynamique actuelle de la technologie militaire », in Revue Internationale des Sciences Sociales, vol. XXV, no 3, 1973, p. 370.
[120] Jonas SALK. Métaphores biologiques. Paris, Calmann-Lévy. 1975, p. 173.
[121] Voir Ivo RENS, Introduction au socialisme rationnel de Colins, p. 241. Anthologie socialiste colinsienne, Neuchâtel. À la Baconnière, 1970. p. 15. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[122] Voir le Plan d'action mondiale pour l'application de la science et de la technique au développement. New York, Nations Unies, 1971, éd. française, 1973.
[123] Voir Revue française de science politique. vol. XXIV, no 6, décembre 1974, consacré à « L'élection présidentielle des 5 et 19 mai 1974 ».
[124] Voir L'unité de l'homme, Colloque de Royaumont, Paris. Seuil, 1974. ainsi que Joël DE ROSNAY, Le macroscope. Paris, Seuil, 1975.
[125] Voir supra Empirie.
[126] On observera que les grandes conférences des Nations Unies, de Stockholm et de Rome notamment, donnèrent lieu à des contre-conférences ou forums stigmatisant l'incapacité bureaucratique des institutions internationales actuelles.
[127] Voir notamment La convivialité, Paris, Seuil, 1973 ; Énergie et équité, Paris, Seuil, 1973.
[128] Voir notamment Pari sur l'homme. L'optimisme comme défi. Paris, Robert Laffont, 1973.
[129] Voir notamment Repenser la vie, op. cit.
[130] Voir notamment L'utopie ou la mort, op. cit.
[131] Robert JUNGK, op. cit., p. 239.
[132] Robert L. HEILBRONNER. op. cit., p. 22. et Arnold TOYNBEE. *En attendant Hitler », interview accordée à la revue Le Sauvage. numéro de mai-juin 1973, p. 27 à 29.
[133] Prof. MOLLO MOLLO, op. cit., p. 221 ss.
[135] Voir Karl MANNHEIM, op. cit., p. 134 ss., ainsi que Joseph GABEL, op. cit., passim.
[136] Alvin TOFFLER, Le choc du futur. Paris, Denoël, 1971.
[138] Manès SPERBER. Alfred Adler et la psychologie individuelle, Paris, Idées, Gallimard, 1970. p. 135.
[139] Franco FORNARI, Psychanalyse de la situation atomique. Paris, NRF, Gallimard, 1969.
[140] Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique. op. cit., p. 6.
[141] Mario BUNGE, Philosophie de la physique, Paris, Seuil, 1975, p. 174-5. L'édition originale en anglais date de 1973.
[142] Voir Fernand DUMONT. Les idéologies. Paris, PUF, 1974, p. 47. Voir aussi ALTHUSSER, Philosophie et philosophie spontanée des savants, (1967). Paris, Maspero, 1974.
|