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Introduction
- 1. Les hommes de la viande et les hommes du pain
- 2. Civilisation orale et civilisation écrite
- 3. Le personnage du Décepteur et l'humour indien
- 4. Onze textes des Indiens du Québec-Labrador
1 . Les hommes de la viande
et les hommes du pain
C'est par les nombreuses images qui leur sont parvenues à travers les manuels d'histoire, le cinéma, les journaux, les revues et la télévision, que les habitants des grandes et moyennes cités de la vallée du Saint-Laurent ont pris conscience de l'existence des Indiens. Mais un mystérieux filtrage les a toujours empêchés de se représenter globalement et concrètement la civilisation indienne. Depuis l'anéantissement de la vie agricole iroquoise au moment du régime français, et peut-être surtout depuis la fin de la grande époque de la fourrure et des coureurs des bois, on demeure ancré dans la certitude qu'au delà des terres cultivables commence une sorte de désert culturel; conviction que ne manquera d'ailleurs pas de renforcer le spectacle s'offrant à celui qui survole le nord de la péninsule du Québec-Labrador. La civilisation indienne aurait-elle disparu ? Qu'elle soit sérieusement menacée est indéniable, et nous y reviendrons; mais on peut supposer que les explorateurs européens de ce pays, s'ils avaient pu survoler le même territoire il y a trois ou quatre siècles, n'auraient pas discerné du haut des airs plus d'indices de cette civilisation. En effet, cette péninsule parcourue en tous sens, nommée dans ses moindres replis et chantée presque sans cesse, l'était par des groupes de chasseurs se confondant littéralement avec le soi. Et pourtant, il n'y a pas encore bien longtemps, une oreille sensible aurait pu percevoir à tout moment les vibrations propitiatoires de multiples tambours en peau de caribou, entremêlées de chants que ces hommes allaient puiser jusque dans les profondeurs de leurs rêves [1]. Aujourd'hui encore il suffirait d'une cinquantaine [8] d'hommes d'âge mûr, pour couvrir une carte du Québec-Labrador de milliers de toponymes renvoyant soit à la faune locale, soit à telle forme du paysage, soit à un personnage ou à un événement mythique, soit encore à la chute amusante qu'avait faite un jour à cet endroit un compagnon de chasse ! Car ils sont encore vivants ces hommes et ces femmes qui voyagèrent en raquettes et en canot entre, par exemple, Sept-Îles, Goose Bay, Schefferville et Fort Chimo.
Ainsi, la péninsule du Québec-Labrador avait déjà une longue histoire, lorsque quelques aventuriers Blancs vinrent s'installer sur les rives du Saint-Laurent.
Les Indiens ne tardèrent pas à comprendre que ces gens, dont l'alimentation était à base de farine [2], s'intéressaient beaucoup plus à la fourrure des bêtes qu'à leur viande. Ils se firent donc trappeurs, ce qui leur permit de continuer à passer le plus clair de leur temps loin des regards des hommes du pain. Ont pu se perpétuer ainsi jusqu'à ce jour le rituel de la tente agitée [3] et le chant magique. Mais ces hommes profondément religieux firent bon accueil aux rituels des nouveaux venus, dont les sorciers à robe noire faisaient tournoyer au-dessus de leur tête une rondelle de pain blanc, qui dut leur apparaître comme l'emblème de notre civilisation agricole [4]. On ne peut d'ailleurs manquer d'être frappé par le parallélisme entre les prescriptions concernant le pain dans nos sociétés paysannes, et celles auxquelles devaient se soumettre ces chasseurs dans leurs [9] rapports avec la viande : offrandes aux êtres surnaturels, consommation complète, respect, etc. [5]
Et tout un processus de sédentarisation fortement encouragé par les missionnaires fut mis en marche. On songea à établir des réserves. Aux tentes installées depuis trop longtemps au même endroit [6], se substituèrent bientôt quelques maisons, puis d'autres, dans lesquelles ces nomades semblent encore attendre un nouveau départ. Leurs enfants ont été entraînés, souvent par la force, dans des écoles confessionnelles, puis fédérales, où on leur apprend soit le français soit l'anglais selon que les hasards du dernier voyage de leurs parents les a conduits près d'un village canadien-français ou canadien-anglais. On les retrouve aujourd'hui dans certaines réserves, aux prises avec une petite communauté de pêcheurs blancs encore bouleversés de voir ces gens originaires de l'intérieur, venir partager avec eux un pauvre territoire encastré entre des centaines de lacs à truite et de rivières à saumon concédés, pour usage sportif, à des clubs dont certains membres ont souvent un revenu annuel supérieur au montant gagné chaque année par la totalité des hommes de la région, tant Indiens que Blancs. Il est assez pénible d'assister à la petite guerre des nerfs que se livrent deux groupes, dont les difficultés quotidiennes sont le fruit d'un même système d'exploitation économique. Ainsi, loin de leurs activités et de leurs territoires traditionnels, ils ont laissé la peau de leurs tambours se détendre; leurs chants de chasse ont cessé, leurs tentes agitées [10] se sont immobilisées. Et même le pouvoir d'achat qu'ils s'étaient acquis il n'y a pas si longtemps par la traite des fourrures, s'est amenuisé. Il ne leur est plus resté que l'assistance sociale qu'ils reçoivent à proximité des établissements des Blancs, et qu'ils n'ont pas de raison de ne pas attendre.
Ce processus de sédentarisation est déjà de l'histoire ancienne pour certaines régions du Québec-Labrador. Pour d'autres il n'est pas encore, terminé; c'est là que l'on peut prendre contact avec une génération d'individus de 50 à 70 ans qui ont vécu sous l'ancien régime. La trappe n'a pas cessé complètement; plusieurs Indiens passent encore l'automne loin à l'intérieur, où un petit avion va les déposer et parfois les rechercher. Mais les femmes et les enfants les suivent rarement dans ces randonnées, car les écoles ouvrent début septembre. Est-ce alors la fin de la culture indienne ? Disons d'abord que ce ne sont pas les changements qui sonnent le glas d'une vision du monde; aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est lorsqu'elle s'avère incapable de changer qu'une culture court les plus graves dangers. Et pouvoir changer, pour une culture, c'est être capable d'exprimer le changement. Si la culture indienne doit subsister, ce sera parce qu'elle aura repris la parole; un silence prolongé risquerait fort de la faire sombrer dans l'histoire. Comment des individus, qui encore hier disposaient de moyens d'expression aussi puissants que leurs chants, leurs danses, leurs tambours et leur vie socio-économique, peuvent-ils ne pas être brisés jusque dans les fibres de leur être en l'absence d'un discours socio-économico-culturel qui soit le leur, et dont tout être humain a besoin comme d'une seconde matrice [7]. C'est précisément à la rupture de ce silence que semble vouloir s'employer un petit noyau de jeunes leaders indiens, dont la tâche est aussi enthousiasmante qu'immense. Elle est en effet très lourde cette roue qu'il faut recommencer à faire tourner, mais seuls les Indiens sauront lui imprimer le mouvement qui lui convient. Toute initiative des Blancs en ce sens risquerait soit d'avoir un caractère artificiel de muséographie, soit de recéler en elle-même un paternalisme qui n'a déjà été que trop néfaste aux Indiens et dont c'est précisément le défi que de s'y soustraire. Mais ceux d'entre nous qui luttent pour que règnent en ce pays la justice sociale et le respect des cultures, devraient [11] cesser d'ignorer que d'autres groupes humains sont également les victimes du système contre lequel ils s'élèvent. Ces groupes ne vivent pas seulement en Asie et en Amérique Latine; ils sont aussi là, derrière nos cités, ces descendants d'Asiatiques avec leurs yeux bridés, leurs cheveux bleu-noir, leurs frustrations et leurs rêves d'avenir.
2. Civilisation orale et civilisation écrite
Un auteur a déjà écrit : « Il n'y a qu'une manière d'enchaîner des idées, dans un monde sans écriture, c'est de raconter une histoire. Et cette histoire peut être aussi complexe et aussi absurde que vous voulez, elle doit justement enchaîner des idées qui ont un rapport purement symbolique avec l'histoire » (Santillana, G., 1965 : 24). Or pendant que nos vieilles civilisations d'origine méditerranéenne coulaient peu à peu leurs univers mythiques dans la linéarité de l'écriture, d'autres continuaient à perfectionner les anciennes formules narratives grâce auxquelles, depuis ses débuts, l'humanité a tenté de donner un sens aux énigmes du monde et d'arrêter quelque peu la fuite du temps. Ce sont ces grandes paroles mythiques qu'il est possible d'entendre de la bouche des Indiens du Québec-Labrador. Dans la langue montagnaise on les nomme atnõ'gen. Pour nos narrateurs, les atnõ'gen doivent être distingués des aventures parfois fabuleuses, tebãdji'mun, qui se racontent encore souvent à la veillée, et dont fut témoin le conteur, son père, un ami de son grand-père, etc. Un atnõ'gen est une tout autre chose. Durant le mois de juillet 1970, un Indien de La Romaine (Basse Côte Nord du St-Laurent) récitait des atnõ'gen devant le microphone de notre enregistreuse. Lors des nombreuses discussions que nous eûmes avec lui sur tel ou tel détail d'un mythe, et surtout lorsque nous touchions les points de doctrine les plus délicats, François Bellefleur semblait avoir le choix entre deux attitudes : se référer à son grand-père Pien (Pierre) dont il tenait son répertoire, ou encore nous renvoyer à d'autres atnõ'gen qu'il nous avait déjà récités ou qu'il nous réciterait sous peu. Nous pensions alors à cette remarque de Lévi-Strauss, qui écrivait : « ... la terre de la mythologie est ronde ... » (Lévi-Strauss, CI. 1966 : 7).
Une bonne définition de ce qu'est un atnõ'gen serait : ce qui doit être transmis. L'idée même qu'on puisse inventer un nouvel atnõ'gen était insupportable à François. La seule chose de ce genre qui puisse [12] survenir, c'est qu'un atnõ'gen d'un groupe voisin soit apporté par un voyageur de passage. D'où viennent-ils donc s'ils ne peuvent être attribués, comme les chants, à des expériences personnelles ? La tente agitée semble être le lieu où les mistã’peut [8] les ont transmis aux officiants de ce rituel indien. À ce moment François raconte que Tshenu Mishen, un Indien de North West River [9] que son grand-père avait connu, fit venir un jour dans la tente agitée le même Esprit dont on parle dans un magnifique atnõ'gen rapportant comment les gens allèrent jadis chercher l'été au sud. Un enfant abandonné de ses parents avait été recueilli par cet Esprit qui le ramena chez les siens. L'Esprit demeura un moment avec le groupe, mais l'incompréhension des gens le força cependant à repartir. Le chagrin de l'enfant fut si grand que les adultes ne savaient plus quoi lui donner pour l'arrêter de pleurer. Lorsqu'il exigea les oiseaux de l'été, une longue expédition s'organisa pour aller les ravir à une population vivant plus au sud. Mais celle-ci ne l'entendait pas ainsi, et une petite guerre s'ensuivit. Un traité de paix fut finalement conclu, qui séparait la poire en deux : les oiseaux de l'été passeraient six mois chez les uns, six mois chez les autres. Dans la tente agitée de Tshenu Mishen, à North West River, ce même mistã'peut vint et parla de cet atnõ'gen. Entre autres choses il dit à Tshenu Mishen qu'il n'y aurait pas le va-et-vient des saisons, si cet enfant n'avait pas été. abandonné. Il dit également que cet atnõ'gen devait être transmis de génération en génération, pour que les gens sachent qu'il en est ainsi.
Pour les Ojibwa, d'après Hallowell, le terme atiso'kanak ne désigne par d'abord une catégorie de récits; il renvoie plutôt aux héros de ces récits. Ces figures légendaires sont, pour les Ojibwa, des personnes vivantes d'une nature autre que celle des personnes humaines. Et Hallowell ajoute que atiso'kanak peut alors avoir comme synonyme : nos grand-pères. « Les atiso'kanak, ou encore nos grand-pères, ne sont jamais mentionnés au hasard par les Ojibwa. Mais lorsque les mythes sont récités durant les longues nuits d'hiver, il s'agit d'une sorte de prière : nos grand-pères s'en réjouissent et [13] s'approchent pour entendre ce qui est dit » (Hallowell, A. 1., 1967 : 216).
Mais les atnõ'gen sont à la fois moins et plus que ce que les narrateurs eux-mêmes peuvent en dire. Dans le monde de la civilisation orale, une parole ne s'explique guère; elle se dit et se répète à la façon d'un écho. Elle renvoie à une autre parole, puis celle-ci à une autre et finalement la dernière à la première. Le répertoire des mythes d'une population est un peu comme une toile d'araignée que ses penseurs auraient tissée autour de son univers mental, et que les narrateurs parcourraient patiemment durant les longues nuits d'hiver. Les images en apparence naïves qui constituent le mythe ne servent qu'à localiser les points de rencontre des fils de cette toile, Son message véritable se situant beaucoup plus dans les intervalles entre ces diverses images-points [10]. Pour que ce message ait quelque chance de nous parvenir, comme nous l'écrivions déjà dans un article (Savard, R., 1969 : 7), il nous faut nous défaire d'une certaine myopie provenant de notre usage prolongé de l'écrit; embrassant d'un même coup d'œil l'ensemble des images d'un récit, puis ensuite un ensemble de récits d'une même population, on verra apparaître entre ces innombrables images un réseau fort complexe de relations significatives. Ainsi, au lieu de nous contenter de balayer des textes du regard, de gauche à droite et de bas en haut, nous devrons prendre l'habitude d'aller d'image en image distribuées ici et là tout au long des histoires racontées.
3. Le personnage du Décepteur
et l'humour indien
Tout ce que nous venons de dire des atnõ'gen serait incomplet, si nous passions sous silence le fait que leur narration déclenche fréquemment le rire des auditeurs. Nous en avons souvent eu l'expérience en faisant tourner, à la demande des gens, les bobines sur lesquelles nous avions enregistré auparavant des atnõ'gen; l'oreille tendue, le sourire figé, les coups d'œil entendus qu'ils se lançaient les uns aux autres, et finalement l'éclat de rire général lorsque Carcajou, par la voix du narrateur, se présentait comme un bon [14] chasseur ou encore lorsqu'il échouait misérablement en tentant d'imiter un autre animal. Et pourtant l'humour indien est un phénomène assez méconnu, encore souvent caché sous le stéréotype du Peau-Rouge taciturne assis près de son feu mourant, le visage figé en une grimace dépressive. Rien n'est plus contraire à la réalité. Chez lui, avec les siens, l'Indien blague souvent et rit beaucoup. Mais à quoi lui servirait de pratiquer l'humour devant un auditoire étranger ? N'y a-t-il rien de plus solidaire d'une culture que sa forme d'humour ?
Depuis longtemps cependant les observateurs avaient repéré le décepteur (Trickster), personnage-récit caractéristique de la littérature orale amérindienne, bien qu'on le retrouve également sur d'autres continents. En Amérique du Nord, ce rôle est tenu tantôt par le corbeau, tantôt par le vison, tantôt par le coyote, tantôt par le lièvre, etc. Déjà en 1891, Chamberlain écrivait : "Wide-spread among western Algonkian peoples are the stories of the deeds and exploits of a hero-god, who figures in their creation and deluge-legends, who taught them many of the arts and inventions, and who sometimes deceived, as well as helped them. Among the Otchipiwe he is known as Ná-nibõzhu or Nánabozhu; the Nipissings of Oka know him as Wisakedjak, also as Nenâboj; with the Mississagas he is Nánibõzhü or Wánibõzhu; among the Crees he is styled Wisakketchak, and the Saulteux Otchipwe call him Nenâboj, or Nanabush; the Ottawas and Chippewas of Michigan know him as Ne naw - bo - zhov, the Menominees as manabozho or Manabush. He has close analogies with the Napiû of the Blackfeet of the far western Algonkian region and with the Gluskap of the Micmacs on the shores of the Atlantic Ocean" (Chamberlain, A.-F., 1891 : 193).
Or au moment même où Chamberlain écrivait ceci, Lucien Turner voyageait au nord du Québec, plus précisément dans le district d'Ungava où il rencontrait les Indiens « Naskopie », qui se nommaient eux-mêmes les « Nenenots » [11]. Turner les jugeait assez différents des Indiens vivant sur la côte est de la baie d'Hudson, et assez proches parents des Montagnais occupant le sud-est du Labrador. Au sujet des rapports entre les Montagnais et les Naskapi, Turner écrivait : "The mountaineers differ but little in their customs, and only in speech as much as would be expected from the different [15] locality in which they dwell. (...) They (Naskapi) assert that their original home was in a country to the west, north of an immense river, and toward the east lay an enormous body of salt water" (Turner, L. 1894 : 267) [12]. Dans son rapport, Turner s'intéressait surtout à la technologie des Naskapi, mais il présentait également dix-sept mythes dont six sont des aventures classiques du Décepteur nord-américain. Le rôle du Décepteur était tenu par le carcajou [13].
Cinquante ans après Turner, dans une importante étude sur les croyances religieuses des Montagnais-Naskapi [14], Speck écrivait : "The published ethnology of the entire region is comprised within the covers of a single monograph which treats at first hand solely the populations adjacent to Ungava Bay almost fifty years ago [15]. Only a few pages are devoted in this report to the engrossing subject of the spiritual beliefs and practice of the same people; and we look in vain for other original sources of description of their religion" (Speck, F.-G., 1935a : 15). À propos du personnage du Décepteur, voici ce qu'écrivait alors cet auteur : "The great mythical personage of the Cree, northern Ojibwa Algonquin, and some central Algonkian peoples, under the proper name of Wisa'kadjak and its variants, appears here among the Labrador tribes as an insignificant character. Wiskedja'n occurs only in one or two tales. This is an important fact for the mythologist because it serves to determine the eastern terminus of the hero-cycle with Wisa'kadjak as the transformer's name" (Speck, F.-G., 1935a : 55). D’après Speck, I'homologue labradorien de Wisa'kadjak serait Tsaka'bec, à propos duquel il donne [16] plusieurs mythes. Mais sur Carcajou on ne trouve, dans cette monographie religieuse de 248 pages, que les deux lignes suivantes : "Kwakwadje'o, 'wolverine' (eastern Naskapi) although animal in form, seems to be a personage of malignant disposition" (Speck, F.-G., 1935a : 73). Comment expliquer cette éclipse du Décepteur, dont Turner avait publié cinquante ans plus tôt six textes majeurs, et dont, trente ans après Speck, nous recueillions plusieurs versions à Schefferville, North West River, Davis Inlet et La Romaine ? Il y a là un mystère que nous ne sommes pas encore parvenus à éclaircir.
Écouter les mythes de Carcajou est un divertissement pour les Indiens. Il s'agit d'un personnage à la fois prétentieux, gourmand et maladroit. Cependant, comme nous le faisait remarquer un Indien de North West River, il a quand même, à travers ses nombreuses pitreries, enseigné aux Indiens, la bonne façon de vivre. Nous verrons dans cet ouvrage que les coutumes, les rituels, les prescriptions, l'organisation sociale, les arts, etc., sont venus aux hommes grâce aux frasques de ce personnage. Ce dernier pourrait être d'une nature plus complexe que ne le laissent croire les apparences. Un narrateur de La Romaine nous expliquait que les divers épisodes du cycle du Décepteur devaient être attribués à trois ou quatre, mais non à un seul carcajou. Il venait de nous réciter l'épisode du monstre wanunu'yew, dont le lecteur trouvera deux versions dans ce travail [16]. Après sa victoire contre le monstre, est-il dit dans ce mythe, Carcajou « se remit ensemble et devint immense ». Ce passage nous paraissant obscur, nous en avons causé avec le narrateur; c'est que jusqu'à ce moment-là il était incarné en trois ou quatre carcajoux de taille normale, nous répondit-il. Ceci nous fit penser aux remarques que nous avait faites, un an plus tôt, notre traducteur de North West River; les gens de son village, disait-il, considèrent Carcajou comme un assemblage hétéroclite de parties provenant de diverses autres espèces animales.
C'est ainsi que semble s'établir le rapport entre le personnage légendaire et l'espèce animale réelle. Qu'en est-il de celle-ci ? Jamais, nous a-t-on dit, les, Indiens ne le tuent. L'idée même qu'on pourrait manger de sa viande est insupportable; le carcajou, variété de mustélidé, sent trop mauvais. Cette odeur lui vient du monstre wanunu'yew, sorte de mouffette géante, qui la lui aurait transmise [17] au moment du corps-à-corps entre Carcajou et lui. Un informateur de La Romaine le plaçait d'ailleurs dans la classe des mentu'shit, à côté de la mouffette, des lézards, des couleuvres et des insectes en général. Il s'agit d'une catégorie zoologique éminemment péjorative : c'est celle des animaux qu'on ne mange pas et dont les morsures sont dangereuses [17]. Le carcajou est féroce; malgré sa petite taille [18], on le dit capable de s'attaquer au caribou et à l'orignal. Il a également la réputation de pouvoir enlever sans se faire prendre les appâts placés par les chasseurs dans leurs pièges, ainsi que de s'emparer des dépôts de nourriture laissés parfois en forêt, même si les chasseurs ont la précaution de les placer sur des plateformes élevées. Dans un ouvrage sur les mammifères, Burt et Grossenheider résument ainsi les habitudes du carcajou : "Active day or night. Solitary. Feeds on anything available in the form of meat, also larvae, eggs, berries; has a reputation for robbing traps and destroying food caches of trappers; travels, many miles in search of food. Dens in any sheltered place. Has lived more than 15 years in captivity. Probably territorial. Mates April-Aug." (Burt, W. E. et Grossenheider, R. P., 1964 : 65).
4. Onze textes des Indiens
du Québec-Labrador
Ces onze textes relatant les aventures de Carcajou font partie d'une collection beaucoup plus vaste recueillie durant l'été 1967, auprès d'informateurs de Schefferville (Nouveau Québec), de North West River et de Davis Inlet (Labrador).
Schefferville est une ville récemment mise sur pied par la puissante compagnie Iron Ore, qui y pratique l'extraction du minerai de fer dans des mines à ciel ouvert. Elle se trouve à peu près à mi-chemin entre la baie d'Ungava au nord, le fleuve Saint-Laurent au sud, l'Atlantique à l'est et la baie d'Hudson à l'ouest. Le minerai est transporté par voie ferrée jusqu'à Sept-Îles, au sud, où on le charge sur des bateaux pour aller le faire transformer ailleurs. À quelque quatre milles de la ville vivent près de sept cents Indiens, dans une sorte de bidonville qu'un plan d'habitation devrait bientôt faire disparaî-
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Figure 1
LA PÉNINSULE DU QUÉBEC-LABRADOR
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tre. La moitié de ces Indiens environ sont des Montagnais de Sept-Îles venus là se faire mineurs. L'autre moitié est formée par ces « Naskopies » que Turner avait rencontrés dans le district d'Ungava à la fin du siècle dernier. Lorsque la compagnie de la Baie d'Hudson décida de fermer le comptoir de Fort McKenzie, où ils avaient pris l'habitude d'aller échanger leurs fourrures, ils furent persuadés de descendre jusqu'à Schefferville, le long de la rivière Caniapiscau, pour trouver eux aussi du travail à la mine. Parmi les onze textes présentés ici, les quatre provenant de Schefferville nous furent transmis par un de ceux qui avaient fait cette randonnée quelque quinze ans auparavant [19].
North West River est au sud-est de Schefferville, sur la côte atlantique. Une profonde échancrure pratiquée dans la côte prend le nom de Lac Melville, au fond duquel est située une base de l'aviation militaire américaine nommée Goose Bay. Une route d'environ 21 milles conduit de Goose Bay au village de North West River, sur les bords de Grand Lake, où sont établis depuis longtemps des Indiens et des Blancs. Ces Indiens sont généralement considérés comme des Montagnais; eux-mêmes se disent légèrement différents des Indiens de Davis Inlet, à quelque 200 milles plus au nord le long de la côte du Labrador; ils les reconnaissent pour des Naskapi ! [20]. Six de nos textes nous ont été transmis par un homme et une femme vivant à North West River tandis qu'un seul provient d'un narrateur de Davis Inlet, que l'hospitalisation de son épouse avait conduit cet été-là jusqu'à North West River.
La matière de cet ouvrage se présente selon un découpage à trois niveaux : épisodes, textes, ensembles de textes (Voir la figure 2). Nous insistons pour dire que ces classifications et ces découpages n'ont aucune prétention analytique. Sans pour autant être totalement arbitraires, ils ont surtout été retenus pour faciliter la présentation des données. La notion d'épisode nous a été suggérée par le fait qu'un groupe A de séquences peut former un texte avec d'autres groupes F, H, K, etc., selon tel narrateur, tandis que tel autre nous récitera le texte A, B, D, G, etc. La lecture de plusieurs centaines de récits indiens nous a donné cette impression que [20] divers arrangements étaient possibles, à partir d'un nombre restreint d'unités temporairement désignées par le terme d'épisode. On se souviendra néanmoins que ce premier niveau de découpage n'est imputable qu'à nous-même et en aucune façon aux narrateurs. Il va donc sans dire que les titres proposés pour ces épisodes relèvent également de notre initiative. En voici la liste :
- 1. La découverte des femmes.
- 2. La magie, le mariage et la distribution du produit de la chasse.
- 3. La tente agitée, le monstre vaincu et les rituels funéraires.
- 4. Les oiseaux aquatiques, la danse et le chant.
- 5. Les plantes médicinales et l'anus brûlé.
- 6. Les plumes décoratives.
- 7. Vieillesse, excrément et pourriture.
- 8. La bonne et la mauvaise couture.
- 9. La tente-à-suerie et la chasse à l'ours.
- 10. La viande et les os du caribou.
- 11. Le squelette du castor.
- 12. Ce qu'on ne mange pas.
- 13. Comment ne pas pêcher.
- 14. Un mets de choix.
- 15. Les chants de chasse.
- 16. Le déluge et les monstres.
- 17. Les tentes et les maisons.
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Au-delà des épisodes nous avons établi une classification en onze textes. Celle-ci peut sembler moins subjective que la précédente, mais la distinction entre les neuvième et dixième textes reste sujette à discussion. Nous avons également le troisième et le cinquième, qui chacun se ramène à la dimension d'un épisode. Ce sont en partie des problèmes de ce type qui nous ont poussé à tenir compte d'un troisième niveau, celui des regroupements de textes, bien qu'à d'autres moments les regroupements comprennent des versions d'un même récit. Ces différentes raisons seront soulignées au début de chacune des quatre parties indiquées dans le plan (2.1, 2.2, 2.3, 2.4). Les remarques que nous faisions pour les titres des épisodes s'appliquent aussi à ceux que nous avons donnés à ces quatre groupes de textes :
- 2.1 Origine de la culture et de l'organisation sociale.
- 2.2 La bonne couture et la bonne chasse.
- 2.3 La nourriture et la mort.
- 2.4 Les Indiens et les Blancs.
Par ces découpages et ces étiquettes, nous le répétons, il s'agit pour nous d'éclairer l'ensemble selon un angle qui, sans être tout à fait arbitraire, ne parvient à mettre à jour que la surface rugueuse de ces textes. Une analyse rigoureuse se situerait à un quatrième niveau, où on retrouverait ces « liaisons organiques » dont parlait Lévi-Strauss. Certains des textes présentés ici ont déjà commencé à être abordés sous cet angle (Savard, R., 1969, 1970a et 1970b). Mais ce genre d'analyse exige du temps et des outils mécanographiques. Nous n'avons pas voulu attendre l'expiration de ces défais pour présenter au public ces textes indiens. Nous tenterons quand même, dans les commentaires que le lecteur trouvera à la suite des textes annotés, de suggérer les possibilités d'analyse à ce quatrième niveau.
Tous ces textes furent d'abord enregistrés en langue indienne sur bandes magnétiques. Ceux de Schefferville furent ensuite traduits en anglais par le petit-fils du narrateur. Les textes de Davis Inlet et North West River furent cependant translittérés d'abord en indien, avant d'être traduits en anglais par le fils d'un des narrateurs de North West River.
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Figure 2
ÉPISODES, TEXTES ET GROUPES DE TEXTES
[1] Lucien Turner écrivait, à la fin du siècle dernier : "Nothing is done, nothing contemplated without sounding the drum. It is silent only when the people are asleep or on a tramp from one locality to another. It a person is ill the drum is beaten. If a person is well the drum is beaten. If prosperous is the chase the drum is beaten; and if death has snatched a member from the community the drum is beaten to prevent his spirit from returning to torment the living". (Turner, L. 1894 : 325). En ce qui concerne les chants qu'accompagne le rythme des tambours, ce sont des objets personnels que chaque chanteur prétend avoir d'abord rêvés.
[2] À la réserve de La Romaine sur la Basse côte Nord du Saint-Laurent, un informateur d'environ 67 ans utilisait la farine comme point de référence chronologique : c'était avant la farine, après la farine... Dans un des textes présentés dans cet ouvrage, un narrateur considère les Blancs comme des gens qui produisent leur nourriture, par opposition aux Indiens qui la poursuivent (2.4.3 dixième texte). Le changement de régime alimentaire auquel a donné lieu la sédentarisation, est souvent utilisé pour expliquer une certaine diminution de la population; un informateur attribuait le taux élevé de mortalité infantile à l'usage du lait en poudre. Speck notait la même chose au cours des années trente : "The gradual decline of their members is fully recognized... and is much discussed in their gatherings. The condition is commonly attributed to their change of diet from wild fruits and the flesh of game to the food of the Europeans, which they regard as not fitted to their constitutions. Wild game to them is "pure" and conducive to health, while European food, like alcohol, they believe to be detrimental to their health and vitality". (Speck, F.-G., 1935a : 28). Quoiqu'il en soit de ces explications, le lecteur doit savoir que la population indienne augmente présentement selon un taux remarquablement élevé.
[3] La tente agitée constituait le rituel le plus spectaculaire de cette religion de chasseurs. Comme il en est question dans les textes indiens présentés ici, le lecteur pourra se rapporter à la note 31 (page 46).
[4] Au lieu de se retrouver devant des « païens » incultes, les missionnaires se virent plongés dans un univers religieux d'une densité remarquable, où chaque rêve était conversation avec les êtres surnaturels, où chaque activité devait être accompagnée d'un rituel, bref où la distinction entre le profane et le sacré n'était pas exprimée de façon évidente.
[5] Il sera souvent question de ces prescriptions alimentaires dans les textes indiens présentés ici.
[6] Il n'était pas dans les habitudes des Indiens de demeurer aussi longtemps au même endroit; ce sédentarisme exigeait des installations sanitaires qui n'étaient évidemment pas à leur portée et dont la nécessité ne se faisait pas sentir dans la vie nomade. Ainsi s'expliquent également plusieurs comportements que les Blancs utilisent pour justifier leurs préjugés à l'endroit des Indiens : infantilisme, incapacité de tenir un budget, mauvaise tenue des maisons, etc. Ce sont là autant de sujets revenant régulièrement dans les conversations des Blancs pour lesquels la « résarve » sert de point de référence négatif : l'enfant un peu trop bruyant se voit menacé d'être envoyé « su a résarve », un reproche de malpropreté devient : « Ves pire qu'lé-z Indiens » ou encore « Vas pas à parler dé-z Indiens ». Le lecteur trouvera dans l'épisode 17 (textes dizième et onzième), une représentation assez dramatique de ces derniers campements à proximité des villages des Blancs, ainsi qu'une allusion à l'alcool qu'ils y trouvèrent.
[7] Nous ne disposons pas de chiffres précis sur le taux de suicide et de tentatives de suicide chez les Indiens et les Esquimaux du Canada, mais nous sommes sous l'impression qu'il est remarquablement élevé.
[8] Les mistã'peut sont des esprits favorables. Chaque individu en possède au moins un avec lequel il entre en contact surtout par le truchement de la tente agitée, mais également par d'autres techniques moins spectaculaires, comme la contemplation prolongée d'un motif décoratif.
[9] North West River est située à quelque 21 milles de Goose Bay, au fond du lac Melville, sur la côte est du Labrador.
[10] « En suivant pas à pas le déroulement d'un mythe, on accède à beaucoup d'autres qui l'éclairent et permettent d'apercevoir les liaisons organiques qui les unissent tous. Et parce que l'univers mythologique d'une société, ou d'un ensemble de sociétés rapprochées par la géographie et l'histoire, forme toujours un système clos, on retrouve forcément à la fin les mythes par l'examen desquels l'enquête avait débuté » (Lévi-Strauss, Cl., 1968 : 9).
[11] Dans les dialectes montagnais-naskapi, les Indiens se désignent par le terme in'nu (plur. in'nut).
[12] Un Indien de La Romaine (Basse Côte Nord du Saint-Laurent) nous disait exactement la même chose. Pour lui, le nouvel habitat était une presqu'île reliée à la terre ferme par un étroit corridor. Sur cette terre ferme vivaient maintenant les Blancs, les Esprits et les anthropophages dont on parle dans les légendes. Tous les événements racontés dans les atnõ'gan, nous disait-il, eurent lieu sur cette terre ferme où vivaient jadis les Indiens. Dans le récit des Oiseaux de l'été, dont nous avons parlé précédemment, on retrouve également une longue rivière orientée du nord au sud; au nord de celle-ci habitaient les anciens, et c'est en suivant la rivière vers le sud qu'ils se rendirent chez ceux qui détenaient jusque-là le monopole de l'été.
[13] Ce terme canadien-français a été emprunté aux dialectes indiens du nord-est de l'Amérique ; chez les Montagnais, Gulo luscus se dit kwekwã'djew. Il est connu en Europe sous le nom de Glouton qui, nous aurons l'occasion de le vérifier, lui convient admirablement.
[14] Devant l'impossibilité de poser une distinction nette entre les Naskapi et les Montagnais, les auteurs prirent l'habitude de se référer à l'ensemble de ces populations en employant le terme Montagnais-Naskapi.
[15] Speck renvoie ici au travail de Lucien Turner, que nous venons de mentionner.
[16] Voir l'épisode 3 dans le premier et le deuxième textes, pp. 27 et ss, pp. 33 et ss.
[17] Voir nos commentaires sur ces classifications zoologiques dans Savard, R., 1969 : 28-36. La définition des catégories de ce genre pose encore beaucoup de problèmes. Aux deux critères que nous avons évoqués s'en ajoutent (ou se substituent) d'autres, comme par exemple la possibilité de vivre très longtemps.
[18] Du bout de la tête au bout de la queue, il mesure entre 36 et 41 pouces. Son poids varie entre 35 et 60 livres (Burt, W.-H. et Grossenheider, R.-P., 1964 : 65).
[19] Les Naskapi établis à Schefferville se disent eux-mêmes Cris. Ils parlent un dialecte très voisin de ceux qui sont parlés sur la côte est de la Baie James.
[20] La statut linguistique de ces Naskapi n'est pas bien connu. Il semble cependant que le dialecte qu'ils parlent soit voisin à la fois de celui des Montagnais de North West River et de celui des Cris de Schefferville.
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