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Le Devoir, Montréal, édition du samedi 31 octobre et du dimanche 1er novembre 2009, pages F1-F2 — LIVRES.


Le chef-d'oeuvre méconnu.

Après une décennie et plus de 100,000 heures de patient travail, le site québécois « 
Les Classiques des sciences sociales » met en ligne son 4,000e texte.”

Stéphane Baillargeon, journaliste.
Courriel: [email protected].


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Mots clés : Les classiques des sciences sociales, Livre, Internet, Québec (province)

La grande Toile, telle que nous la connaissons, a environ deux décennies. Depuis ce temps, le projet californien Internet Archives a engrangé 67 millions de sites en 37 langues totalisant des milliards et des milliards de pages. Dans ce lot, franchement, combien de productions québécoises peuvent prétendre au titre de chefs-d'oeuvre?

Quand on pose la question au philosophe Jacques Dufresne, lui-même créateur de l'Encyclopédie de L'Agora, il pointe vers au moins deux exemples remarquables: L'Encyclopédie sur la mort, maintenant intégrée à agora.qc.ca, puis le site Les Classiques des sciences sociales.

La bibliothèque numérique patiemment élaborée depuis une décennie s'avère unique en français, unique au monde en vérité. On y retrouve des milliers de textes, pour la plupart introuvables en librairie. Tous complets, tous gratuits. Merci.

La liste fait frissonner de bonheur quiconque s'intéresse à l'aventure humaine. Rien qu'à la lettre «B», rien que dans la section des classiques, on retrouve des textes de Bachelard, de Bakhounine, de Beaumont (le collaborateur de Tocqueville), de Boas, de Bonald, de Bréhier et de Brunschwicg, entre autres. Le «M» abrite Marat et Marx, Mill et Montesquieu, Malinowski et Mannheim, notamment.

«Je numérisais des textes pour mes étudiants quand j'ai eu l'idée de rendre les textes accessibles au plus grand nombre de gens possible», raconte en entrevue téléphonique Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au cégep de Chicoutimi, responsable du chef-d'oeuvre dématérialisé. Avec ses collaborateurs, il a consacré plus de 100 000 heures à la lente et patiente construction monumentale. «J'avais quatre objectifs en fondant ce site: faire découvrir et aimer les sciences sociales; rendre librement accessibles ces savoirs; contribuer à la diffusion du patrimoine intellectuel québécois; et finalement, montrer la vitalité de la langue française sur Internet.»

4000 fois sur le métier...

Le site placera très bientôt en ligne sa 4000e entrée, un livre sur les communautés religieuses (À la recherche d'un monde oublié, un excellent ouvrage) des sociologues québécoises Nicole Laurin-Frenette et Danielle Juteau. Au total, on y retrouve environ 1200 classiques comme tels et 2500 textes contemporains, le reste traitant de l'histoire régionale du Saguenay-Lac-Saint-Jean (le 3000e texte était consacré à l'historien régional Russel Bouchard) ou de la méthodologie des sciences sociales par exemple. M. Tremblay aimerait d'ailleurs bonifier cette section.

Les centaines de milliers de pages sont regroupées en sous-collections: criminologie, Chine ancienne, civilisation de l'Inde, civilisation arabe, mais aussi anthropologie médicale, sociétés créoles, handicaps et inadaptations, sociologie de la famille et sociologie de la santé. La barre des 1000 auteurs en ligne a été franchie plus tôt cette année. La portion classique fait la part belle aux étrangers, évidemment; la portion contemporaine compte beaucoup d'universitaires québécois.

«Les auteurs participent à la construction avec des suggestions ou des versements de textes, explique le bibliothécaire virtuel. Mais c'est plus difficile avec les chercheurs européens. Au Québec, les auteurs réagissent vite et favorablement. En Europe, ils sont plus tatillons quand quelqu'un d'inconnu les contacte pour leur demander une collaboration.»

En général, les textes fournis sont épuisés. Une quinzaine d'éditeurs (Lux et VLB par exemple) ont accordé des autorisations de diffusion et deux nouveaux éditeurs français (Karthala et Ibis Rouge) viennent tout juste de s'ajouter au généreux groupe. Selon le site, une maison québécoise (les éditions Liber) a retiré le droit de diffusion de deux ouvrages accordés par ailleurs par leurs auteurs. Récemment, la maison française Bayard a accepté la diffusion simultanée d'un ouvrage sur papier et en version numérique.

«La diffusion numérique contribue à faire connaître un auteur, un éditeur, une oeuvre, dit M. Tremblay. En général, quand un texte est accessible en version papier, les chercheurs l'achètent. Imprimer sur une imprimante un livre numérisé coûte d'ailleurs plus cher que de l'acheter. Il faut aussi considérer la diffusion mondiale. En Afrique, des étudiants peuvent passer des nuits entières à lire des livres en ligne. Au moins, la connaissance leur est accessible.»

Des nouvelles de la Chine

C'est là que la valeur universelle de cette grande oeuvre pédagogique et culturelle prend toute sa signification. L'achalandage n'a cessé de croître. Le site attirait 1,2 million de visites en 2006 et plus de deux millions en 2008. Six millions de pages ont été consultées en 2006 et dix millions deux ans plus tard. Environ 30% des consultations viennent de la France, 12% des États-Unis, 10% du reste du Canada.

«On touche toute la francophonie internationale, dit fièrement le bibliothécaire. Mais on pénètre aussi dans les universités d'autres langues. Notre site est référencé justement parce qu'il propose des classiques français en français.»

La production reçoit constamment des courriels reconnaissants d'internautes de l'étranger lointain. Le 17 août 2008, Mme Yu Ou, enseignante de français à l'Université provinciale de Yunnan, dans le sud-ouest de la Chine, remerciait M. Tremblay. «J'ai trouvé ainsi la clé d'or à un monde merveilleux de la civilisation humaine en langue française», écrivait l'intellectuelle chinoise, qui se disait aussi «vraiment très, très contente». La Française Najate a aussi passé de la pommade le 26 août en expliquant qu'elle «ne manquerait pas d'envoyer une donation» dès qu'elle aurait terminé ses études.

VOIR PAGE F 2: CHEF-D’OEUVRE

CHEF-D'OEUVRE
SUITE DE LA PAGE F 1

Tout est gratuit et tout se fait pro deo. L'Université du Québec à Chicoutimi abrite le site et lui fournit la puissance nécessaire. «Il y a dix ans, ma proposition a été acceptée en cinq minutes, raconte M. Tremblay. J'avais trois conditions: travailler de la maison; demeurer totalement libre du choix des oeuvres et des auteurs; bénéficier d'un espace illimité sur le serveur.»

Un antidote à la morosité

Les mêmes raisons lui font critiquer sévèrement le projet de Google de numérisation massive de millions de livres universitaires. «Une entreprise privée s'approprie le patrimoine intellectuel universel et c'est inacceptable, dit-il. Les usagers doivent passer par Google pour accéder à ces ouvrages.»

L'enseignant dit travailler 32 heures par semaine au collège et une quarantaine d'autres sur son site. Il n'a reçu que de maigrelettes subventions pour l'achat d'un ordinateur et d'un scanneur. La municipalité paye les assurances de l'organisme. Plusieurs amis et sa femme l'accompagnent dans le travail, chacun creusant un sillon, toujours bénévolement. On aurait le goût de placer dans la balance les sommes importantes qui se dépensent pour tant de niaiseries inutiles et stériles dans les universités ou les collèges du pays, mais on ne le fera pas.

La féconde et noble bibliothèque offre aussi un antidote à la morosité croissante des sciences sociales engoncées dans une hyperspécialisation. «Devant l'émiettement des sciences sociales et l'émiettement de nos objets d'étude, il me semblait important de retourner à l'essentiel de ce que les fondateurs de notre discipline nous ont appris, c'est-à-dire la prise en charge de la totalité, le développement d'une vision d'ensemble», dit M. Tremblay, qui lui-même termine sa dernière année d'enseignement à temps complet, avant une retraite de l'enseignement bien méritée. «Il me semble encore très important de retourner à Durkheim, Tocqueville ou Weber. Il me semble aussi essentiel de retourner aux textes originaux et complets, et pas seulement à des interprétations ou à des morceaux choisis.»

Une dernière information pour susciter encore plus l'admiration? Alors voilà. Une entente avec l'Université de Paris permet aux étudiants aveugles d'avoir accès aux oeuvres en version intégrale. Le traitement de texte facilite la transcription en braille. «C'est très touchant, dit Jean-Marie Tremblay. Une étudiante en anthropologie à Toulouse m'a dit qu'elle pouvait lire Georges Balandier et Marcel Mauss grâce à ce système.»

Bref, même les aveugles en profitent. On le répète: le site Les classiques des sciences sociales est un rare chef-d'oeuvre, un point c'est tout.


Retour à la liste des commentaires Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 novembre 2009 5:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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