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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880):
Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Friedrich Engels (1880), Socialisme utopique et socialisme scientifique. Traduction française, 1950. INTRODUCTION
a. L'Angleterre, berceau du matérialisme
b.
c. Croissance sociale de la bourgeoisie
d. Émancipation de la bourgeoisie
La réforme protestante La révolution anglaise, naissance du matérialisme Matérialisme du XVIIIe siècle et Révolution française
e. La bourgeoisie anglaise contre le matérialisme et la révolution
f. Apparition du prolétariat anglais
g. Servilité de la bourgeoisie anglaise
h. Il faut une religion pour le peuple
i. Malgré tout, le prolétariat anglais s'affranchira
b) L'AGNOSTICISME ANGLAIS, MATÉRIALISME HONTEUX
Mais, depuis, l'Angleterre s'est « civilisée ». L'exposition de 1851 sonna le glas de son exclusivisme insulaire : elle s'est graduellement internationalisée pour la nourriture, les murs et les idées, à un tel point que je me prends à souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent leur chemin sur le continent, comme d'autres coutumes continentales l'ont fait ici. N'importe, la propagation de l'huile à salade, que seule l'aristocratie connaissait avant 1851, a été accompagnée d'une fâcheuse propagation du scepticisme continental en matière religieuse, et il est arrivé que l'agnosticisme, sans être encore tenu pour aussi comme il faut que l'Église d'Angleterre, est placé, en ce qui regarde la respectabilité, sur le même plan que le baptisme et incontestablement au-dessus de l'Armée du salut. Je ne puis m'empêcher de songer que, dans la circonstance, ce sera une consolation pour beaucoup qui déplorent et maudissent sincèrement les progrès de l'irréligion d'apprendre que ces «notions de date récente» ne sont pas d'origine étrangère et manufacturées en Allemagne, ainsi que beaucoup d'objets d'usage quotidien, mais qu'elles sont, sans contradiction possible, tout ce qu'il y a de plus Old England et que les Anglais d'il y a deux cents ans qui les mirent au monde allaient bien plus loin que n'osent encore le faire leurs descendants d'aujourd'hui.
En fait, qu'est-ce que c'est que l'agnosticisme, sinon un matérialisme honteux ? La conception de la nature qu'a l'agnostique est entièrement matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n'admet pas l'intervention d'une action extérieure ; mais il ajoute par précaution: «Nous ne possédons pas le moyen d'affirmer ou d'infirmer l'existence d'un être suprême quelconque au-delà de l'univers connu.» Cela pouvait avoir sa raison d'être à l'époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, lui demandant pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n'avait pas même mentionné le nom du créateur : « Je n'avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd'hui, avec notre conception évolutionniste de l'Univers, il n'y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d'un être suprême, mis à la porte de tout l'univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.
Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les données fournies par les sens : mais il s'empresse d'ajouter : « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? » Et il continue, en nous informant que, quand il parle des objets ou de leurs qualités, il n'entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu'ils ont produites sur ses sens. Voilà certes un genre de conception qu'il semble difficile de combattre avec des arguments, Mais avant l'argumentation était l'action. Im Anfang war die Tat. Et l'action humaine a résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l'eût inventée. The proof of the pudding is in the eating. Du moment que nous employons ces objets à notre propre usage d'après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l'usage de l'objet qu'elles nous ont suggéré est faux ; par conséquent notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l'objet correspond à la représentation que nous en avons, qu'il donne ce que nous attendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l'objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous trouvons que la perception qui a servi de base à notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète ou superficielle, ou bien avait été rattachée d'une façon que ne justifiait pas la réalité aux données d'autres perceptions. Aussi souvent que nous aurons pris le soin d'éduquer et d'utiliser correctement nos sens et de renfermer notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, aussi souvent nous trouverons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu'il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.
Et voici que paraît l'agnostique néo-kantien, et il dit :
« Nous pouvons certes percevoir peut-être correctement les qualités d'un objet, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose elle-même. La chose en soi est au-delà de notre connaissance. » Hegel, de-puis longtemps, a déjà répondu: « Si vous connaissez toutes les qualités d'une chose, vous connaissez la chose elle-même; il ne reste plus que le fait que la dite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, le célèbre inconnaissable, le Ding an sich de Kant. » Il est juste d'ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu'il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d'eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, ana-lysées et, ce qui est plus, reproduites par les progrès gigantesques de la science : ce que nous pouvons produire, nous ne pouvons pas prétendre le considérer comme inconnaissable. Les substances organiques étaient ainsi, pour la chimie de la première moitié du siècle, des objets mystérieux ; aujourd'hui, nous apprenons à les fabriquer les unes après les autres avec leurs éléments chimiques, sans l'aide d'aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n'importe quel corps est connue, il peut être fabriqué avec ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps albuminoïdes ; mais il n'y a pas de raison pour désespérer de parvenir à cette connaissance, après des siècles de recherches s'il le faut, et qu'ainsi armés, nous arriverons à produire de l'albumine artificielle. Quant nous serons arrivés là, nous aurons fabriqué la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n'est que le mode d'existence normal des corps albuminoïdes.
Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le plus fieffé matérialiste qu'il est au fond. Il dira bien: « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement - l'énergie, comme on dit à présent - ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n'avons aucune preuve qu'ils n'aient pas été créés à un moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s'empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S'il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concreto. Il vous dira: « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n'existe pas de créateur et d'ordonnateur de l'univers; pour ce qui nous regarde, la matière et l'énergie ne peuvent être ni créées ni détruites; pour nous, la pensée est une forme de l'énergie, une fonction du cerveau; tout ce que nous savons, c'est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l'appelle agnosticisme.
En tout cas, une chose me paraît claire : même si j'étais un agnostique, il est évident que je ne pourrais appeler la conception de l'histoire esquissée dans ce petit livre « agnosticisme historique ». Les gens pieux se moqueraient de moi, et les agnostiques s'indigneraient et me demanderaient si je veux les tourner en ridicule. J'espère donc que même la « respectabilité » britannique ne sera pas trop scandalisée si je me sers en anglais, ainsi que je le fais en plusieurs autres langues, du mot matérialisme historique pour désigner une conception de l'histoire qui recherche la cause première et le grand moteur de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d'échange, dans la division de la société en classes qui en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles.
On m'accordera d'autant plus facilement cette permission si je montre que le matérialisme historique peut être de quelque avantage même à la respectabilité britannique. J'ai déjà remarqué qu'il y a quelque quarante ou cinquante ans de cela, l'étranger cultivé qui s'établissait en Angleterre était choqué de ce qu'il nommait la bigoterie religieuse et la stupidité de la respectable classe moyenne. Je vais démontrer que la respectable classe moyenne de l'Angleterre de cette époque n'était pas aussi stupide qu'elle paraissait l'être à l'intelligent étranger. On peut expliquer ses inclinations religieuses.
Dernière mise à jour de cette page le dimanche 14 mai 200620:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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