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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Matériaux d'une théorie du prolétariat. (1914)
Avant-propos, 1914


Une édition électronique réalisée à partir du livre Georges Sorel (1914), Matériaux d'une théorie du prolétariat. Paris-Genève: Slatkine Éditeur, 1981, 452 pp. Collection “Ressources” . Réimpression de l'édition de 1921.

Avant-propos
Juillet 1914

I, II, III, IV, V, VI, VII

- IV -
Il y a beaucoup de vérité clans le tableau schématique que William James a donné des conceptions philosophiques les plus répandues, rangées par lui autour des deux pôles du rationalisme et de l'empirisme (Note 32). Rien n'est plus éloigné du second type que le scientisme historique étudié ci-dessus ; l'empiriste traite les événements comme, un naturaliste traite une faune ou un terrain, s'assurant de la configuration exacte de chaque détail, cherchant à définir un ensemble, ne redoutant pas de faire des hypothèses pour combler les lacunes que présentent ses données ; mais il ne consentira jamais à annoncer l'avenir, pas plus qu'un zoologiste ne se demande si l'homme est appelé à acquérir des organes complémentaires. Dans les Illusions du progrès j'ai indiqué qu'après les guerres de l'Indépendance des nations, le droit historique, entraînant à sa suite les idées d'évolution, de tradition, de jurisprudence locale, s'est levé contre le droit naturel, que les intellectualistes du XVIIIe siècle avaient tant célébré, en même temps que les idées de progrès, de régénération ou de création, de raison universelle (Note 33). - L'empiriste qui s'occupe des activités humaines, se tourne vers le passé, dans lequel il rencontre des choses achevées, la matière de la science, l'histoire, le déterminisme ; on a bien le droit évidemment d'adopter une attitude contraire, de méditer sur l'avenir, de considérer, par suite, la vie, l'imagination, les mythes, la liberté ; mais il est absurde d'opérer à la manière des rationalistes qui, hallucinés par leurs préjugés unitaires, mêlent les deux genres, prétendent imposer au second les conditions du premier et s'égarent ainsi dans le scientisme historique. - William James paraît avoir été surtout choqué par la suppression du monde réel qu'effectuent les rationalistes au profit &un monde idéal, bien ordonné, où tout est net. Se rangeant lui-même dans la classe des barbares, il nomme les rationalistes : esprit raffinés, tendres et délicats (Note 34). Il serait bien difficile de définir ces deux classes ; mais on ne peut faire autrement que d'observer que le rationalisme brille d'un vif éclat dans les sociétés de libre-pensée, dans les comités démocratiques et dans les cénacles de lettrés qui cherchent de belles phrases faute d'avoir des idées (Note 35) ; dans le plus grand, nombre des cas, le rationalisme est loin d'être aujourd'hui un signe de virilité intellectuelle. Nous allons maintenant examiner comment le rationalisme contamine nos symboles.


a). - Ceux-ci ont avec les phénomènes que le sens commun constate, des ressemblances assez étendues pour qu'on puisse les comparer utilement à des figures que des sculpteurs auraient taillées dans des rochers avec l'intention de respecter les apparences générales sous lesquelles ces objets naturels se présentaient à des spectateurs imaginatifs ; la cosmogonie du Timée a été établie suivant un principe manifestement dérivé de ce système, puisque le démiurge impose des formes géométriques (et les propriétés qui d'après Platon leur correspondent) à des masses primitives qui avaient déjà des dispositions à acquérir les qualités d'ordre supérieur dont elles sont actuellement douées (Note 36) ; les philosophes grecs crurent que le génie esthétique de leur race leur commandait de faire voir la possibilité de soumettre à l'esprit le gouvernement jusqu'alors incohérent de leurs cités, en s'inspirant des procédés employés par les artistes (et par le démiurge platonicien) pour vaincre la grossièreté de la matière (Note 37). Protégées par le prestige de la tradition classique, les utopies devinrent, après la Renaissance, un grand genre littéraire qui, en simplifiant à l'extrême les questions économiques, politiques et psychologiques, a eu une influence néfaste sur la formation de l'esprit des révolutionnaires (Note 38) ; s'il est vrai de dire, avec Renan, que notre temps est voué aux études historiques (Note 39), leur influence n'a été souveraine que sur une élite fort restreinte, si bien que pour la majorité de nos contemporains les seules institutions dignes d'une société éclairée sont celles qui engendrent des abstractions capables d'entrer dans l'ordonnance d'un beau roman ; de là résulte que les gens de lettres jouissent d'une très grande autorité auprès des apôtres de révolutions.


b). - Lorsque des symboles ont été poussés assez loin sur la voie des antinomies, on oublie facilement sur quelles souches historiques ils ont été cueillis ; ils paraissent dès lors fort analogues à ces notions fondamentales des sciences dont très peu de personnes soupçonnent les origines ; les uns et les autres passent pour des idéalités que produit notre esprit quand il est excité par un contact prolongé avec l'expérience. Comme les. philosophes sont généralement beaucoup plus intéressés par l'appareil adopté dans l'enseignement d'une doctrine que par le fond même de là doctrine enseignée, ils ont cru souvent qu'un système mériterait une confiance absolue s'il était susceptible d'être présenté comme une imitation de l'antique géométrie, dont personne jusqu'au XIXe siècle n'a sérieusement mis en doute la rigoureuse objectivité. Descartes a acquis beaucoup de gloire en exposant une métaphysique déduite de postulats qui lui semblaient tout à fait comparables à ceux d'Euclide ou d'Archimède (Note 40) Les sociétés ne nous offrent point de données que l'on puisse incorporer dans un tel arrangement ; c'est pourquoi les gens d'a XVIIe et du XVIIIe siècles regardaient l'histoire comme une connaissance assez humble ; quant aux symboles, pour peu qu'on pût les ranger plus ou moins facilement dans une progression dialectique analogue à celle des Éléments, on les traitait comme des réalités profondément vénérables. On était ainsi amené à penser que si un jour l'humanité devenait sage, elle s'empresserait de se mettre sous la direction de maîtres de philosophie, afin de pouvoir, en se confiant à leurs conseils, remplacer le monde misérable de l'histoire par un monde qui, s'adaptant parfaitement aux disciplines scolaires, serait regardé comme élevé au niveau de l'esprit (Note 41).


c). - Le prestige dont jouit le rationalisme social, tient, pour une bonne part, à l'habitude que nous avons de traiter quelques-unes des questions les plus graves concernant l'État par des procédés empruntés à la pratique judiciaire. Les juristes, dans les argumentations universitaires, dans leurs conclusions pour les parties, dans les considérants des arrêts, écartent les motifs psychologiques qui ont pu faire agir les individus (Note 42) ; ils cachent les hommes réels sous ce qu'ils nomment des personnes juridiques, types de genres sociaux qui sont Supposés vivre suivant les usages fixés dans la jurisprudence presque comme des automates ; pour l'application des lois, les juges possèdent cependant un certain arbitraire qui leur permet d'adapter les formes rigides de la théorie du droit aux circonstances, de manière à ne pas blesser les sentiments, d'équité auxquels tient le grand public. Ces artifices rationalistes ont été transportés dans la discussion des questions sociales, par suite de causes dont je vais donner une esquisse. Il est probable que, de tout temps, les princes ont dénoncé les méfaits, vrais ou supposés, des peuples contre lesquels ils entreprenaient la guerre, de manière à exciter le zèle de leurs sujets, à obtenir le concours d'amis hésitants, à détourner les neutres de soutenir la partie adverse (Note 43) ; les hommes particulièrement habiles dans l'art de la politique ont dû observer assez vite qu'on a le plus de chances d'aboutir aux résultats désirés quand on semble ne penser qu'à une justice abstraite ; cette affectation de haute sérénité ne les a jamais empêchés d'ailleurs d'employer à l'occasion des sophismes, des mensonges ou des flatteries, à la manière des avocats qui cherchent à solliciter en leur faveur le cœur des magistrats. Comme c'est une loi assez générale de l'histoire que les sociétés imitent dans leur ordre intérieur ce qui a été expérimenté avec succès dans la vie extérieure de l'État (Note 44), les méthodes processives de la diplomatie ont été appliquées aux questions sociales, dans l'espérance que l'opinion des honnêtes gens pourrait exercer une influence prépondérante sur les partis, sur les, pouvoirs publics et sur les maîtres de l'économie nationale. Au cours des procès idéaux que nous soutenons ainsi avec la conviction qu'il en résultera quelque changement avantageux dans les institutions, les symboles prennent tout naturellement la place qui, dans les procès réels, est occupée par les personnes juridiques. (Note 45)

Ainsi les théories abstraites, appuyées sur des considérations appartenant aux genres du beau, du vrai et du juste, deviennent, à certaines époques, l'objet d'un respect superstitieux.


Voir la suite: I, II, III, IV, V, VI, VII.

Notes

(
Note 32) WILLIAM JAMES, Le pragmatisme, ch. 1er.

(
Note 33) Il me paraît utile de reproduire tel quelques lignes d'une interview de Benedetto Croce, publiée dans la Voce du 24 novembre 1910 ; « La mentalité maçonnique se nommait au XVIIIe siècle encyclopédisme et jacobinisme ; l'Italie fit une triste expérience de ses effets à la fin de ce siècle, au temps de l'invasion française et des républiques italo-françaises... On peut dire que tout le mouvement du risorgimento s'est développé comme une réaction contre la direction française, jacobine et maçonnique. L'idée même de l'unité italienne fut lancée comme un mot d'ordre de l'opposition soulevée par l'universelle fraternité des Français, dont la prosaïque réalité s'était manifestée dans les pilleries, les dévastations et les oppressions commises par les généraux et les commissaires de leurs armées. En littérature, en philosophie, en politique, le XIXe siècle fut caractérisé, dans l'Italie comme ailleurs, par l'anti-intellectualisme. l'anti-abstractionnisme, l'anti-francesimo. Il semble impossible qu'au début du XXe siècle, par imitation de la France, on apporte de nouveau chez nous un mal dont nous avons souffert il y a plus d'un siècle et dont, après une crise violente, nous sommes guéris... Si nous devons souffrir d'une nouvelle invasion de l'abstractionnisme français, nous nous libérerons de cette épidémie, comme nous nous sommes libérés du choléra que nous avons revu cette année. » (Cultura e vita morale, page 164 et page 168.)

(
Note 34) WILLIAM JAMES, Op. cit., pages 29-30, pages 37-38.

(
Note 35) Il est conforme à l'esprit du pragmatisme de tenir largement compte du milieu où une doctrine s'épanouit quand on veut s'en faire une idée claire, au lieu de la définir en ternies scolastiques.

(
Note 36) Cf. Timée, 53, b. - Lorsque Tertullien affirme que l'âme est naturellement disposée à recevoir les dogmes chrétiens, il transporte, semble-t-il, dans la psychologie une conception de la physique platonicienne. Les commentateurs de Tertullien n'ont pas assez observé que cette âme naturellement chrétienne est l'âme d'un Romain qui a lu les philosophes grecs ; il y a chez un tel homme une sorte de silhouette du christianisme.

(
Note 37) On a été souvent surpris qu'Aristote ait composé, lui aussi, un plan de cité parfaite (ALFRED et MAURICE CROISET, Histoire de la littérature grecque, tome IV, page 729) ; ce fait montre quelle force irrésistible possédaient les idées esthétiques chez les Grecs ; c'est donc un des phénomènes qu'il convient de mettre bien en lumière.

(
Note 38) Les premières utopies furent de simples compositions littéraires, destinées à charmer les humanistes platoniciens. On a maintes fois observé que Thomas Morus, qui devait mourir martyr, n'avait pu désirer voir entrer dans les mœurs rien d'anticatholique ; il ne voulait pas anticiper sur l'avenir, mais peindre une société naturelle, antéchrétienne et très disposée à recevoir le christianisme. C'est par suite d'une dégénérescence de l'humanisme que ces idylles furent interprétées comme projets de réformes sociales.

(
Note 39) « Toute question de nos jours, dit Renan, dégénère forcément en un débat historique ; toute exposition de principes devient un cours d'histoire. Chacun de nous n'est ce qu'il est que par son système en histoire. » (Essais de morale et de critique, page 83.)

(
Note 40) Une critique qui s'inspire du pragmatisme met facilement en évidence l'extrême différence qui existe entre les deux genres de postulats.

(
Note 41) C'est ce sophisme qui constitue l'âme de ce que Taine nomme l'esprit classique ; cette expression n'est pas très heureuse, car il s'agit d'un esprit scolaire et non de l'esprit des grands auteurs de la littérature classique. L'analyse de Taine n'est pas excellente, parce qu'il était lui-même abreuvé d'illusions scolaires.

(
Note 42) Ces motifs psychologiques forment, au contraire, la matière principale des plaidoyers qui sont prononcés dans les cours d'assises ; on a souvent observé que rarement un avocat réussit également bien au civil et au criminel, les principes de l'argumentation diffèrent trop entre eux.

(
Note 43) Cette littérature est devenue une des armes les plus puissantes de la diplomatie, depuis que l'imprimerie fournit le moyen d'intéresser tout un grand pays aux nouvelles, aussi facilement que s'il s'agissait d'une cité antique dont les habitants allaient tous les jours flâner sur l'agora. Il semble même qu'il soit plus facile de faire l'opinion d'une nation moderne, grâce à la presse, qu'il n'était facile d'obtenir l'adhésion d'une assemblée grecque, haranguée, par d'habiles orateurs. -Dans la déclaration du 4 juillet 1776, les Américains disent : « Lorsque le cours des événements humains met un peuple dans la nécessité de rompre les liens politiques qui l'unissaient à un autre peuple et de prendre parmi les puissances de la terre la place séparée et le rang d'égalité auxquels il a droit en vertu des lois de la nature et de celles du Dieu de la nature, le respect qu'il doit aux opinions du genre humain exige de lui qu'il expose aux yeux du monde et déclare les motifs qui le forcent à cette séparation. » Le 20 décembre 1860, l'État de Caroline du Sud, en se séparant des États-Unis, nous dit qu'il « se doit à lui-même, [qu'il] doit aux autres États de l'Union, [qu'il] doit aux autres nations du monde de déclarer les causes Immédiates qui l'ont conduit à cet acte ». (LABOULAYE, Histoire des États-Unis, tome II, page 321, et tome III, page 46.).

(
Note 44) Cette vérité a été souvent méconnue parce que beaucoup d'écrivains ont cru qu'on ne pouvait donner à l'État une base solide qu'en admettant que la vie juridique s'étend de l'individu à la nation ; c'est ainsi que se sont formées les théories du contrat social. Dain La guerre et la paix, Proudhon a esquissé une théorie qui fait descendre le droit privé de la guerre (livre II, chap. XI). Il me semble qu'une philosophie qui se proposerait d'expliquer le droit et non de le légitimer, devrait lui attribuer deux pôles : la guerre et l'économie ; dans la famille, les deux caractères apparaissent à peu près également forts, en sorte qu'on peut regarder la famille comme le lieu où se fait l'union des deux principes du droit.

(
Note 45) Laboulaye dit que la révolution américaine fut « Un procès ». (Op. cit., tome II, Page 10) ; il y eut aussi chez nous, au XVIIIe siècle une énorme littérature processive ; mais elle est moins près de la vraie littérature judiciaire que celle d'Amérique.

Retour au texte de l'auteur: Georges Sorel Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 15 mai 2003 11:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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