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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Matériaux d'une théorie du prolétariat. (1914) Avant-propos, 1914
Une édition électronique réalisée à partir du livre Georges Sorel (1914), Matériaux d'une théorie du prolétariat. Paris-Genève: Slatkine Éditeur, 1981, 452 pp. Collection Ressources . Réimpression de l'édition de 1921.
À la fin de l'Ancien Régime d'innombrables beaux esprits avaient composé des descriptions de l'état naturel des sociétés, dont les éléments étaient empruntés à des sources fort diverses ; ces utopies passaient pour être très supérieures à ce que l'on constatait dans le monde, réel ; mais les lecteurs de ces mirifiques romans ne savaient pas bien quelles conséquences il conviendrait de tirer de cette littérature (Note 46). Il faudra arriver aux temps de la plus grande faiblesse intellectuelle du jacobinisme pour que des politiciens enragés croient pouvoir convertir ces rêves philosophiques en projets de législation (Note 47). En général, il semble que les lettrés du XVIIIe siècle aient cru devoir, par attache-ment aux progrès des lumières, admirer tous ces livres parce qu'ils ébranlaient ce qui restait d'autorité aux traditions médiévales, parce qu'ils parlaient avec enthousiasme d'une moralité supérieure indéfinissable, parce qu'ils donnaient raison en principe aux réformateurs pratiques, occupés à améliorer une administration manifestement trop souvent défectueuse.
Après la Révolution les choses changèrent complètement d'aspect. On avait vu avec stupeur : que des bouleversements inouïs avaient pu se produire sans batailles mémorables, analogues à celles qui ont ensanglanté l'empire romain, l'Allemagne et la France après la Réforme, ou même l'Angleterre des Stuarts ; que la tempête s'était bornée aux médiocres exploits de bandes d'émeutiers plus bruyantes que redoutables, organisées par de petites associations de patriotes, conduites par des gens indignes de laisser un nom dans les annales de leur pays ; qu'en définitive les destinées du plus puissant État moderne peuvent dépendre de misérables coups de main, aussi bien que de véritables guerres civiles. Le peuple, appelé à donner son avis sur de très nombreuses constitutions, qui se rattachent à des principes fort disparates, avait approuvé les yeux fermés tout ce que lui avait présenté le parti dominant. Ainsi la volonté du souverain infaillible s'était trouvée être en fait à la merci de quelques aventuriers, favorisés par des hasards bizarres. - Les troubles, les proscriptions, l'émigration de beaucoup de riches familles n'avaient eu que des inconvénients temporaires ; gouvernée par des parvenus agités, enivrés de leur pouvoir éphémère et toujours prêts à lancer des armées au pillage de l'Europe, la France avait été plus respectée de ses voisins qu'aux années les plus glorieuses de la vieille maison capétienne ; une période ,d'existence joyeuse, luxueuse et luxurieuse, avait succédé aux angoisses de la Terreur avec tant de rapidité que les épicuriens qui avaient bien connu l'Ancien Régime, pouvaient se demander si le cataclysme révolutionnaire n'avait pas été simplement un accident, ayant interrompu pour peu de temps la marche vers le bonheur par suite d'imprudences commises par des gouvernants aveugles (Note 48). - Contrairement aux appréhensions fort légitimes des hommes de prétoire, qui avaient redouté que les bases du droit ne fussent ruinées par les mesures prises en vue de bouleverser l'assiette de la propriété traditionnelle, il surgit de nouvelles doctrines juridiques bien plus favorables à la propriété que ne l'avaient été celles des plus célèbres auteurs antérieurs au bouleversement ; la tourmente avait emporté le monde dans lequel se transmettait l'idée que la propriété est, dans une mesure plus ou moins large, une création du législateur ; les acquéreurs de biens nationaux exigeaient que leur propriété fût protégée sans réserve par l'idéologie (Note 49).
Petites luttes civiles, crises moins graves en réalité qu'en apparence, progrès matériel et juridique (Note 50), tel fut le bilan de la Révolution. Interprétant ces expériences extraordinaires au point de vue d'une philosophie des institutions qui correspondît aux habitudes intellectuelles des manieurs d'abstractions, les rationalistes, laissant de côté tout le mécanisme de l'histoire, dirent que la plèbe française avait combattu pour faire entrer dans la législation les principes de droit naturel que les penseurs les plus considérables de l'Ancien Régime avaient en vain fait connaître aux maîtres de la France royale ; l'homme dont parle la Déclaration des droits est évidemment un être symbolique, obtenu par une diremption (Note 51) et transformé par des théoriciens peu perspicaces en élément générateur de l'ordre moderne ; une généralisation de ces vues utopiques conduisait tout doucement, à admettre que les forces constituées par les intérêts, les passions et les imaginations de la classe la plus nombreuse et la plus, pauvre introduiront violemment, chaque fois que cela sera utile pour le Progrès, dans le corps des règles fondamentales d'une société quelques fragments de systèmes établis en vue d'opposer le beau, le vrai et le juste, tels que les conçoivent les esprits éclairés, aux créations aveugles de l'histoire (Note 52). En conséquence, les personnes qui font profession de donner aux classes dirigeantes des conseils sur les plus sages orientations politiques à adopter, ont enseigné que les vrais grands hommes d'État, prévoyant des défaillances chez leurs successeurs (Note 53), opèrent de profondes réformes, afin d'éviter à leur pays les ennuis des émeutes, des gouvernements provisoires et des perturbations économiques qui en sont la suite. Les utopistes qui parurent durant la première moitié du XIXe siècle, furent inspirés par ces conceptions historiques ; ils pensaient que si la bourgeoisie instruite avait à choisir entre la prévision de troubles révolutionnaires extrêmement vraisemblables et des solutions bien étudiées des problèmes sociaux, elle n'hésiterait pas à faire de grands sacrifices pour concilier l'ordre avec le progrès ; beaucoup de jeunes gens distingués auxquels des études scientifiques avaient inculqué une trop grande confiance dans le rationalisme, se laissèrent séduire par ces créateurs de prétendues sciences.
Il est dans la nature du rationalisme d'éliminer, autant qu'il peut le faire, les puissances psychologiques qu'il rencontre sur son chemin ; il devait donc arriver que l'on fermât souvent les yeux sur les forces plébéiennes, d'ailleurs très faibles, qui avaient bouleversé l'Ancien Régime, pour réduire la Révolution à un triomphe d'une Idée sur les faits historiques ; une gigantesque expérience aurait ainsi montré que les choses reconnues conformes à la raison par les philosophes sont destinées à devenir réelles, au milieu d'accidents qui ne méritent pas de fixer l'attention des rationalistes. Je vais donner deux autres exemples remarquables de cette illusion :
Lorsque la grande production eut commencé à se développer en Angleterre, on reconnut sans peine que la prospérité des manufactures ne dépend point de l'intervention de l'État autant que l'avaient cru tant d'habiles ministres, qui avaient été parfois jusqu'à traiter l'industrie comme une sorte de service public ; des écrivains subtils travaillèrent même à créer une science qui considèrerait les relations de vendeurs-acheteurs, capitalistes-salariés, prêteurs-débiteurs sur un marché où ne pénétrerait pas de gouvernement ; si des moralistes, des juristes, de bons administrateurs leur ont, maintes fois, reproché de placer leurs théories en dehors de la réalité historique, en réduisant l'activité humaine aux mesquines préoccupations de l'homo oeconomicus, ils n'examinèrent pas sérieusement la légitimité de la diremption que suppose la construction de l'économie politique classique. De petits philosophes, dévorés de l'ambition de passer pour de grands hommes, transformèrent ce symbolisme en une utopie qui devait, à leurs dires, répandre le bonheur dans le monde (Note 54). Une vaste littérature a été consacrée à réclamer, au nom du droit naturel, le libre échange, qui marque mieux qu'aucune autre mesure aux yeux des masses la séparation de la production et de l'État ; des réformes douanières ont été effectuées seulement dans les pays où des groupes puissants d'intérêts les ont imposées aux gouvernements ; mais les rationalistes continuent à crier qu'ils tueront quelque jour l'hydre du protectionnisme, par raison démonstrative, comme le feraient des personnages de Molière.
Durant tout le XIXe siècle les hommes qui se vantent d'être les fils de 89, ont reproché au catholicisme de chercher à se créer une situation privilégiée, incompatible avec les affirmations de la conscience moderne ; les publicistes que l'on nommait ultramontains, prétendaient se borner à défendre les liber-tés nécessaires de lÉglise ; en fait ils mêlaient à des systèmes de droit public un symbolisme qui suppose une diremption. Les libéraux -leur répondirent par une théorie de lÉglise libre dans l'État libre, qui donnerait, disaient-ils, satisfaction à toutes les exigences du droit naturel (Note 55). Aux États-Unis l'indépendance des confessions a été établie en vue de rendre plus féconds les enseignements chrétiens grâce à la multiplicité de leurs formes ; mais la démocratie a chez nous supprimé l'ancienne législation concordataire dans l'espoir de nuire à la religion ; cela n'empêche pas beaucoup de catholiques instruits de discuter avec leurs adversaires sur le régime des cultes en employant des arguments rationalistes, comme si les radicaux se souciaient du beau, du vrai et du bien !
Les conceptions que Marx s'était formées sur le socialisme lui avaient été suggérées par le spectacle de l'industrie anglaise. Il avait observé en Angleterre une masse ouvrière que l'on pouvait pratiquement regarder comme déliée de tous les liens de solidarité que reconnaissaient nécessaires les citoyens dans les autres pays ; il a pu en conséquence développer largement sa thèse de la lutte de classe (Note 56) ; rien n'était plus légitime que de procéder enfin à une diremption pour étudier les qualités propres d'un prolétariat militant. Celui-ci ne saurait accomplir la mission que Marx lui attribuait, à moins qu'il n'existe dans son sein une distribution de sentiments assez forts pour amener chacun de ses membres à faire la besogne parcellaire qui, en raison de ses facultés particulières, concourt efficacement à l'uvre commune ; les socialistes n'ont examiné que d'une manière très Insuffisante les conditions qui favorisent ou entravent une telle formation des âmes (Note 57) ; ils se sont presque toujours contentés de sophismes naïfs qui reviennent à peu près à ceux-ci :
Le régime actuel ne saurait durer, parce qu'il ne résiste pas à une critique sérieuse, fondée sur des considérations relatives au beau, au, vrai et au bien ; or on ne découvre point dans la société de forces capables de renverser le capitalisme, en dehors de celles que renferme le monde ouvrier, mis par la grande Industrie en conflit incessant avec les patrons ; la raison exige donc que la masse laborieuse forme une entité capable d'exécuter la condamnation prononcée par la critique. Le changement social ne saurait avoir le caractère absolu réclamé par une raison exigeante, si la classe révolutionnaire ne possède pas des qualités lui donnant une constitution beaucoup plus achevée que ne fut celle d'aucune des classes connues ; les chefs du socialisme jugeant qu'il serait au-dessus de leurs forces de réaliser une réforme morale si profonde, si mystérieuse et si nouvelle (Note 58), se contentent d'organiser des partis politiques prolétariens, chose assez facile ; le reste viendra à son heure, par le jeu naturel des cerveaux, quand les politiciens auront suffisamment expliqué à leurs électeurs les lois du développement historique. La théorie marxiste du prolétariat est devenue, entre les mains des hommes de l'école, une de ces abstractions que le rationalisme regarde comme étant d'autant plus certaines, désirables et propres à gouverner l'esprit qu'elles ont rendu plus de services pour la construction de systèmes ; l'homme vraiment éclairé doit, suivant les rationalistes, régler sa conduite en argumentant sur de telles super-réalités et non en considérant les faits avec bon sens ; c'est pourquoi les social-démocrates nous crient que l'empirisme ne peut rien contre leur doctrine qui leur semble indispensable pour donner une sanction aux sentences. que le rationalisme prononce sur l'histoire. Nous voici en pleine utopie ! (Note 59)
(Note 46) C'est ce qui résulte des conclusions auxquelles parvient André Liohtenberger dans Le socialisme au XVIIIe siècle.
(Note 47) Babeuf soutint, dans son procès de Vendôme, qu'il avait voulu seulement former « une société de démocrates dont le but était de ramener l'esprit public vers les principes républicains et de combattre vigoureusement les manuvres du royalisme au profit du gouvernement établi » (ADVIELLE, Histoire de Gracchus Babeuf, tome I, page 399) ; Il traita de rêves philosophiques ou philanthropiques les projets révolutionnaires qu'on trouvait dans les papiers saisis (page 402, page 410, cf. page 301). Son panégyriste croit qu'il y avait beaucoup de vrai dans les excuses qu'il présentait.
(Note 48) Cette considération était capitale au XVIIIe siècle qui mesurait le degré de civilisation aux aises dont jouissaient les classes dirigeantes. (Note 49) Cf. G. SOREL, Illusions du progrès, 2e édition, pages 114-120. (Note 50) J'entends ici par progrès juridique une tendance à imposer le respect de la propriété à l'État.
(Note 51) Cf. G. SOREL, Réflexions sur la violence, pages 402-407.
(Note 52) Cette conception est en quelque sorte, un démarquage du providentialisme des théologiens. La psychologie des hommes de 1793 paraissait trop mince aux rationalistes pour qu'on puisse y trouver suivant eux des raisons suffisantes des grandes transformations survenues pendant la Révolution.
(Note 53) Les ministres conservateurs ont eu presque toujours des faiblesses extravagantes aux jours de crise ; les ministres portés au pouvoir par les flots plébéiens défendent leurs places avec une tout autre énergie.
(Note 54) Vilfredo Pareto a fait une excellente critique de l'utopie libérale, dont Bastiat fut le représentant le plus tapageur : il a montré que la doctrine de « l'harmonie des intérêts légitimes » est très faible. (Les systèmes socialistes, tome II, pages 45-69.)
(Note 55) Cette théorie a été souvent présentée par des partisans du libre-échange, en sorte qu'elle a contribué à mettre en lumière cette trilogie État-Église-production, qu'il est utile de considérer pour comprendre la société moderne. - Il est à remarquer que Cavour était très pénétré des idées proposées par les économistes défenseurs du libre-échange.
(Note 56) Cf. la conclusion de mon livre Insegnamenti sociali della economia contemporanea, dont le texte français a paru dans le Mouvement socialiste, juillet 1905.
(Note 57) C'est à l'examen de quelques-unes de ces conditions qu'est consacré mon livre Réflexions sur la violence.
(Note 58) Ils évitent de chercher à approfondir les questions psychologiques, idéologiques et juridiques posées par le passage de la masse prolétarienne à la classe achevée. Le rationalisme leur plait fort parce qu'il se contente de solutions superficielles.
(Note 59) Le marxisme ayant pris les allures d'une utopie, n'a pu opposer de résistance bien sérieuse à la renaissance des utopies qui s'est manifestée dans ces dernières années.
Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 15 mai 2003 11:10 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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