Jean Benoist,
Chronique d’un lieu de pensée.
Fonds Saint-Jacques, Martinique.
Matoury, Guyane française : Ibis Rouge Éditeur, 2015, 208 pp.
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Compte-rendu paru dans la revue L'Homme, 2016/1 (N° 217), pp. 159-163.
par Jean-Luc Bonniol
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Jean Benoist, Chronique d’un lieu de pensée. Fonds Saint-Jacques, Matoury, Ibis Rouge éditions, 2015.
C’est à un remarquable voyage dans le temps, aux commencements de la recherche anthropologique aux Antilles en langue française, que nous convie cet ouvrage. En 1966, l’ancienne « habitation » de Fonds Saint Jacques à la Martinique dégageait, dans sa beauté assoupie, un « charme triste »… C’est cette année-là que Jean Benoist, alors professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal, visite pour la première fois le site, accompagné par l’historien de la Martinique Jacques Petitjean Roget. Cette habitation (nom local donné à une unité foncière à vocation agro-industrielle, le plus souvent sucrière) avait derrière elle une longue histoire : elle avait été donnée en 1659 par la femme du gouverneur de l’île aux Pères Dominicains, qui l’avaient conservée jusqu’à la Révolution ; devenue alors bien national, elle avait été louée à des exploitants successifs, jusqu’à ce qu’elle soit morcelée et lotie au début du XXe siècle par le Conseil Général. Le Révérend Père Labat, qui la dirigea de 1694 à 1705, insiste longuement, dans son Nouveau Voyage aux Iles d’Amérique, ouvrage paru en 1722, sur son action de mise en valeur du domaine. Le plan d’ensemble qu’il décrit était encore en place en 1966 ; les bâtiments principaux (la purgerie, la chapelle, la cuisine…) étaient toujours debout, délimitant une enceinte quadrangulaire qui avait été squattée par les gens du voisinage.
Jean Benoist n’était pas alors un nouveau venu à la Martinique. Médecin de formation, il avait résidé sur l’île pendant quatre ans, de 1956 à 1960, exerçant à l’Institut Pasteur, ce qui lui avait permis de pénétrer au cœur de la société locale grâce à son activité de médecin spécialiste de la lèpre, et ce dans tous les secteurs sociaux. Les études d’ethnologie qu’il avait pu mener, parallèlement à sa formation médicale, avaient facilité sa perception des faits culturels locaux, l’amenant à explorer les replis peu visibles d’un objet intellectuel complexe, qu’il avait d’abord exploré à partir de l’une de ses marges, les pêcheurs, mais aussi dans son noyau central, le monde des « habitations », à la faveur d’une carte extrêmement précise des grandes propriétés de l’île qu’il avait élaborée avec l’aide d’un ami géographe. Parallèlement, il avait pu mettre à profit son séjour sur l’île pour obtenir une thèse es sciences, consacrée aux « Martiniquais, anthropologie d’une population métissée [1] »… [160] Non content d’avoir noué des liens avec le milieu intellectuel local, il avait commencé à fréquenter les anthropologues américains, notamment Georges Devereux et John Murra, de passage à la Martinique, ainsi que tous ceux qui avaient déjà commencé à tracer un sillon dans la recherche anthropologique sur la Caraïbe comme Vera Rubin ou Mikael Horowitz. Sa rencontre sur place avec le psycho-sociologue québécois Guy Dubreuil s’était révélée décisive, puisque c’est ce dernier qui l’avait incité à briguer un poste à l’Université de Montréal, obtenu en 1960. Il avait dès lors poursuivi régulièrement des missions aux Antilles : à la Martinique et à la Guadeloupe, ainsi qu’à Saint-Barthélémy, alors petite île oubliée…
Sa découverte de Fonds Saint-Jacques fait naître en lui un projet : en faire une base scientifique de formation à la recherche pour les étudiants québécois et, de manière plus générale, un centre dédié à une meilleure connaissance de la société des îles. Venir du Québec présentait alors un sérieux avantage. Le pays sortait de sa « révolution tranquille » et était en train de s’affirmer sur la scène internationale francophone. Une connivence inédite entre Québécois et Antillais pouvait être nouée, que Jean Benoist lui-même, d’ailleurs, ne pouvait pleinement partager : « bien qu’étiqueté québécois, j’étais suffisamment français dans mon comportement, sans même m’en apercevoir, pour que se crée automatiquement cette distance si difficile à franchir qui tient à l’empreinte d’une histoire qui a modelé le regard des uns sur les autres, et comme assigné à chacun des rôles immuables », comme s’il y avait là une symétrie par rapport au constat que Frantz Fanon avait pu faire à son arrivée en France… Mais cette double appartenance se révéla bénéfique, puisqu’il réussit à convaincre les autorités de l’Université de Montréal de l’intérêt du projet et, en quelques mois, à surmonter tous les obstacles qui tenaient à un jeu à plusieurs partenaires : son université québécoise (qui accepta une mise de fonds importante pour la remise en état des bâtiments), l’administration française et les instances martiniquaises (le Conseil Général acceptant lui aussi de participer à la réhabilitation du site…), ce qui permet de mesurer en la matière ses remarquables qualités d’entrepreneur universitaire, tant en matière de créateur de structures que de coordonnateur de recherches collectives !
En l’espace de quelques mois, le Centre de recherches caraïbes, localisé à la fois à l’Université de Montréal et dans les bâtiments rénovés de Fonds Saint-Jacques, devient opérationnel, sous la responsabilité, sur place et au fil des années, de « résidents » successifs recrutés parmi les étudiants avancés québécois : Jean Benoist organise dès lors de manière raisonnée le travail de ceux qui viennent faire leurs premières armes sur le terrain antillais, assumant le choix de ne jamais dissocier la recherche de la formation à la recherche. Il leur fixe des orientations souples, laissant à chacun un « droit à l’errance maîtrisée » et la liberté de son itinéraire, avec comme unique exigence la qualité du résultat final, les approches méthodologiques et théoriques pouvant différer selon les questions retenues. Ainsi peut-il mettre en place un véritable quadrillage du terrain, les monographies réalisées apparaissant comme autant de coups de sonde au sein d’un schéma général que les synthèses, dont il se charge lui-même, révèlent peu à peu, suivant en cela l’exemple de l’enquête collective qui avait donné lieu, non loin de là, à l’ouvrage dirigé par J. Steward, The People of Puerto Rico [2]. Une politique raisonnée de publications permet alors la diffusion de ces recherches : une série de fascicules « maison », préparés à Montréal mais proposés sur place à une société « avide de se connaître » (grâce à leur dépôt systématique dans les librairies locales), rend ainsi accessibles les travaux ponctuels des étudiants mais aussi des articles de référence, qui sont pour l’occasion réédités ; parallèlement, une collection est [161] créée aux Presses de l’Université de Montréal : cette collection est inaugurée en 1972 par l’ouvrage L’archipel inachevé [3], dans lequel Jean Benoist présente une réflexion d’ensemble sur la société des Antilles françaises, accompagnée d’un certain nombre de travaux de terrain de ses étudiants. Ouvrage salué par Aimé Césaire en personne : « ce livre sur les Antilles s’appelle joliment L’Archipel inachevé (…). C’est bien cela la charte de la littérature antillaise : prendre en charge le passé, débusquer l’avenir, bref aider à achever et à conduire à sa vraie naissance l’Archipel inachevé ». Travail également distingué par Roger Bastide, qui pouvait à cette époque pointer avec regret le peu d’intérêt des ethnologues français pour les Antilles, qui leur semblaient peut-être manquer de l’exotisme et de l’homogénéité des objets « nobles » de la « vieille anthropologie », tout en louant le travail de Jean Benoist et de ses collaborateurs dans le sens d’une micro-anthropologie apte à rendre compte de la complexité de ces sociétés…
Au delà de la chronique, au fil des ans, de ce « lieu de pensée », on trouve dans l’ouvrage un certain nombre de mises au point très éclairantes sur les problèmes de la recherche anthropologique aux Antilles. D’abord sur la puissance heuristique du concept, hérité de l’anthropologie nord-américaine, de société de plantation, qui renvoie à une institution totale ayant modelé les rapports sociaux, révélant les forces qui maintiennent un ordre sous-jacent, ainsi que les tensions qui le contestent. Concept permettant par là de rendre largement compte de la genèse et de l’évolution de ce type de sociétés nées de la force, qui n’ont pu survivre que sous l’impérieuse pression d’une contrainte économique et sociale. A la fin des années 1960, on pouvait encore percevoir le pouvoir structurant de la Plantation dans tous les domaines, illustrant la place fondatrice de l’histoire dans les rapports sociaux, notamment dans les questions relatives à la couleur, en lien avec les dynamiques de la population, marquées par une dialectique métissage/séparation (une marque biologique inscrivant dans les corps la dynamique sociale[4]), et avec les créations culturelles dont rend aujourd’hui compte le concept de créolisation. De là la focalisation des recherches du Centre sur ses effets, mais aussi sur les marges qui semblent lui échapper… Comme le reconnaît lui-même Jean Benoist, « Fonds Saint-Jacques, acteur puis témoin de l’histoire de la plantation, offrait un cadre prenant à ces recherches, par la présence du passé où tout s’enracinait ».
Mais la plantation connaissait en fait ses dernières années de sursis, car sa lente fin était en train d’atteindre sa dernière phase aux Antilles… D’abord pour une raison relevant du cadre légal et politique de la Martinique et de la Guadeloupe, départements français. Statut entraînant de fait un décentrement fondamental, en lien avec l’émergence d’une autre économie, celle-ci érigée sur les transferts de fonds, l’accroissement des services et de la consommation, avec pour corollaire l’inhibition de la production. Ensuite du fait de la fragilité des territoires de petite dimension, face aux producteurs disposant de vastes superficies permettant une exploitation rationalisée. Ainsi assistait-on à la mort d’une société, et à la « naissance chaotique » d’une autre…
L’ouvrage est également riche sur le thème des tensions qui parcourent les recherches en sciences sociales aux Antilles. Leur écho ne se limite pas en effet au milieu de la recherche, mais atteint la société elle-même, contribuant à transformer le regard qu’elle peut porter sur elle-même, et atteignant par là les fondements de l’action publique. Le livre de Michel Leiris, Contact de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, paru en 1955 [5], première recherche anthropologique sur les Antilles, [162] explicitant ce qui relevait jusqu’alors du non-dit, avait déjà eu cet effet de révélation. Mais s’ouvre alors, au fur et à mesure du développement de la réflexion sur elle-même de cette société, une divergence essentielle entre le regard du dehors et le regard du dedans… Celui-ci, lorsqu’il inspire une démarche scientifique, lui affecte une « dimension intentionnelle : quiconque est membre d’une société a un projet pour cette société (que ce soit de changement ou de résistance) », et le chercheur natif n’échappe pas à cette charge affective. Le chercheur venu de l’extérieur en est affranchi, mais sa position n’est toutefois pas neutre, sans qu’il en ait nécessairement conscience : d’où l’accueil ambigu qui est souvent fait à ses travaux… Comme le constate Jean Benoist, on touche là au cœur de la recherche en sciences sociales : « objective, elle risque de se prêter aux interprétations les plus conservatrices. Engagée, elle tient compte du fait qu’une société est l’œuvre et le projet de ceux qui en sont les membres, au risque d’occulter les contraintes et la pesanteur de réalités ».
Cette tension s’ajoute à celle relevant des contradictions radicales que l’on peut repérer dans les représentations du social entre les différents secteurs sociaux, les questions posées et les cadres d’explication retenus laissant la part belle aux idéologies contradictoires et aux choix de conduite qu’elles inspirent. Pour se défaire de cet obstacle, la recherche aux Antilles doit baliser au mieux le terrain idéologique, et faire en sorte que celui-ci soit une des variables à appréhender. Le point de vue du chercheur faisant lui-même partie de cette variable, conditionnée elle-même par son origine, interne ou externe, mais aussi par ses choix politiques… On constatait alors une grande diversité en la matière chez les chercheurs venus de la métropole, depuis les positions conformistes de certains, en phase avec la ligne politique officielle, jusqu’aux postures très critiques envers la situation sociopolitique des Antilles, les Québécois semblant quant à eux adopter des orientations plus nuancées, en harmonie avec la quête antillaise d’identité. Un épisode illustre remarquablement ces oppositions. En septembre 1971 eut lieu à Fonds Saint Jacques une rencontre du FICU (Fonds international de coopération universitaire, organisme mis en place par les universités francophones). Y participait Guy Lasserre, le grand géographe tropicaliste, auteur de la thèse de référence de géographie régionale sur la Guadeloupe ; Isac Chiva, de passage au Centre, s’était joint à la réunion. Celui-ci, dans une discussion rugueuse, critiqua fortement G. Lasserre en insistant sur l’aveuglement des travaux de géographes sur le contexte de contraintes issues de la colonisation, et sur l’importance du rôle de la métropole dans le maintien de fait des inégalités sociales, apportant sa caution au projet de l’architecte guadeloupéen Jack Berthelot, qui appartenait à la mouvance indépendantiste (disparu ensuite dans des circonstances dramatiques…), sur le renouveau « endogène » de l’habitat guadeloupéen. Pour Guy Lasserre au contraire, le concept de « dépendance » brandi par les analystes critiques n’était qu’un vain mot, et seule la « solidarité nationale » pouvait assurer le développement du niveau de vie des populations antillaises…
L’ouvrage mentionne également les recherches spécifiques relevant de l’ethnomusicologie. Jean Benoist évoque en ce domaine la visite d’Alan Lomax en 1967 à Saint-Barthélémy, qui donna lieu à une soirée avec les habitants particulièrement alcoolisée, durant laquelle furent produites plusieurs heures d’enregistrement. L’ethnomusicologue Monique Desroches fut résidente à Fonds Saint-Jacques en 1978-1979, apte à approfondir la connaissance d’un des fondements du monde créole qu’est sa musique. C’est grâce à elle que put être confirmée, à partir d’une analyse musicologique précise, une intuition de Jean Benoist, qui avait remarqué, dans les rituels des descendants d’immigrants indiens à la Martinique, le dialogue singulier entre les tambours et les dieux, une séquence rythmique particulière appelant chaque divinité…
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Jean Benoist quitta définitivement la direction du Centre de recherches caraïbes en novembre 1979, nommé professeur à l’Université d’Aix-Marseille en 1980. L’évolution de ses centres d’intérêt l’emmenait de plus en plus vers les îles de l’océan Indien, notamment vers la thématique de l’héritage indien (axe de recherche qu’il étendit au demeurant à l’ensemble du monde créole) et vers l’anthropologie de la santé, qu’il contribua, grâce à ses nombreux doctorants, dont beaucoup sont devenus depuis des professionnels de la spécialité, à développer en France. La continuité de la structure put être maintenue pendant quelques années, mais elle perdit peu à peu sa visibilité et son soutien au sein de l’Université de Montréal, qui décida finalement de ne pas renouveler sur place le bail de location. Dans le même temps, la jeune Université Antilles-Guyane s’affirmait, s’efforçant de drainer vers elle les recherches menées localement. La bibliothèque du Centre finalement lui échut… Fonds Saint-Jacques est toujours aujourd’hui la propriété du Conseil général de la Martinique, qui assure l’entretien des jardins et des bâtiments ; il est devenu un centre culturel de rencontres. Sans doute a-t-il pu échapper à la ruine grâce au Centre de recherches qui l’a un jour réanimé : dans sa beauté toujours présente, il reste « un lieu où souffle l’esprit », dont on peut espérer qu’il puisse servir de réceptacle à de nouvelles entreprises intellectuelles. On ne peut qu’être reconnaissant à Jean Benoist de nous avoir ainsi livré cette gerbe de souvenirs, souvent intimes, dans lesquels tout spécialiste des Antilles se reconnaîtra, mais aussi où tout anthropologue, quelle que soit l’aire culturelle dont il est spécialiste, trouvera un écho à nombre de ses préoccupations.
[2] J. Steward (éd.), The people of Puerto Rico, Urbana, University or Illinois Press, 1956.
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